à Alain Tanguy
Les objets de la vie quotidienne sont des objets sur lesquels on bute dans le réel. Et je crois que je m’intéresse davantage au regard qu’une femme porte sur le réel, plutôt qu’à cette question du pouvoir. Parce que la vie quotidienne, c’est quelque chose en fait dont on ne parle pas. Il y a là une sorte d’intolérable, l’intolérable de la répétition. En effet, on passe son temps à ne pas voir qu’un jour rentre dans un autre jour, parce que nous croyons que ces jours s’enchaînent et vont quelque part.1 Anne Sauser-Hall
Avec Manet, la nature morte devient, avec le rejet des grands sujets historiques, un genre privilégié qui n’offre plus aucun alibi extérieur à la peinture. L’élargissement de la nature morte n’épargne pas plus le genre du portrait que celui de la peinture d’histoire ou du nu : les critiques de son temps reconnurent qu’il peignait les melons comme des portraits et qu’il peignait ceux-ci comme des natures mortes. Bataille portera à son paroxysme l’insensibilité qui en découle dans son célèbre commentaire sur le peintre : « Apparemment – volontairement de toute manière –, Manet peignit la mort du condamné avec la même indifférence que s’il avait élu pour objet de son travail une fleur, ou un poisson. »2 Le peintre ne prétend plus sortir de son atelier – le seul champ de bataille qu’il occupe – qui conditionne les proportions de sa peinture.
Quelques années avant qu’il peigne deux versions de Tiges de Pivoines avec sécateur en 1864 (où l’on voit quelques pivoines délaissées sur une table au moment de la préparation d’un bouquet), on pouvait lire dans une parution récente sur le langage des fleurs : « La première règle consiste à savoir qu’une fleur présentée droite exprime une pensée, et qu’il suffit de la renverser pour lui faire dire la chose contraire : ainsi, par exemple, un bouton de rose avec ses épines et ses feuilles veut dire : Je crains, mais j’espère ; si l’on rend ce même bouton en le renversant, cela signifie : Il ne faut ni craindre ni espérer. »3 Avec Manet, ce n’est pas seulement les genres nobles de la peinture qui sont réduits au silence, et leur répartition brouillée, mais le sens allégorique attaché aux choses qui est comme frappé d’inanité. Extraites de leur récit, les choses ne font plus emblèmes, les signes ne symbolisent plus rien, les objets deviennent accessoires. Cette mise en faillite du sens constitue la rupture moderne qui est avant tout une coupure du signifiant, qui emporte avec elle une nouvelle définition excentrée du sujet. L’insensibilité ou l’indifférence y déjoue toute théorie esthétique de l’art qui tenterait vainement d’en rassembler l’expérience. Les tableaux de Manet seront ainsi remplis de modèles qui poseront à côté de leur rôle.
Il y a dans le geste de la vidéo d’Anne Sauser-Hall, Tiges de pivoines et sécateur (d’après Manet), 2002 – où l’on voit des mains affairées à couper des pivoines au sécateur – une manière à la fois de dérouter une image trop convenue de l’inachèvement, et à la fois de réitérer une coupure signifiante qui, aussitôt réalisée, ne cesse d’être recouverte. C’est que les significations reviennent toujours trop vite à la charge ; à croire que cette coupure ne laisse pas plus de trace que celle d’un sabot de gazelle sur un rocher. À croire aussi bien que toute image affermit un déni impossible à démentir, parce qu’elle affirme et nie en même temps. La répétition (la boucle), structure spécifique à l’art vidéo, permet de mettre en scène ce qui dans l’image s’avance et se retire, se déplace et s’échappe, s’oublie et insiste au travers de celles qui se reforment toujours, immanquablement. La vidéo tourne autour de l’image comme un piège qui s’est refermé trop vite. La répétition dégrise la fascination, elle épuise le sens – elle est analytique.
Dans la répétition (des gestes de préparation d’un bouquet de fleurs ; de la vidéo elle-même diffusée en boucle ; de la citation du tableau de Manet) se loge un infime détail, un artifice. Qui change tout sans rien toucher. Car le geste de couper des fleurs n’est que simulé, le sécateur effleure à peine les tiges d’où les têtes de pivoines se décollent seules et sans peine, parce qu’il s’avère imperceptiblement qu’elles sont déjà tranchées. L’effet en est redoutable, qui renverse la consécution des causes et des effets. C’est une coupure imaginaire dans une coupure réelle, qui la double en l’irréalisant. Que ce geste contrefait se refasse sans fin augure qu’on ne puisse sortir de la répétition sans en faire un acte. Mais l’acte continue de se dérober à l’acteur. S’il y avait un langage des fleurs, ici comme ailleurs, elles parleraient du langage lui-même. Les fleurs que l’on voit taillées l’une après l’autre, et qui finissent en tas par remplir l’écran, ne sont pas seulement celles qui manquent à tous bouquets, mais celles qui montrent l’absence de tout bouquet.
Damien Guggenheim
Catalogue Anne Sauser-Hall / librairie
References