Cet article a été initialement publié dans Turbulences Vidéo,
n° 7, Printemps 1995 (Spécial “Video Formes 95”).
Artiste plutôt discret vivant loin des modes du milieu de l’art new yorkais, Peter Campus, figure historique et capitale de la création vidéo, reste aujourd’hui trop méconnu. Né en 1937 à New York, il aborde dès l’âge de 14 ans la peinture puis la photographie, medium qu’il n’abandonnera jamais. D’abord formé à l’étude de la Psychologie expérimentale, instruction qui sera pour lui déterminante et qui imprégnera la méthode de sa recherche artistique, il quitte l’Ohio pour New York afin d’y poursuivre des études de cinéma. Tour à tour producteur pour la télévision, monteur free-lance, il décide de devenir réalisateur de film, projet qui se conclut par un unique essai conçu en 1966 et intitulé Dark Light. Ce court-métrage de cinq minutes qui avait pour sujet l’amour, la mort, la mémoire, fait comprendre à Peter Campus combien il lui est difficile de travailler en équipe et que la solution serait de pouvoir créer de manière autonome.
C’est à cette période allant de 1968 à 1970 que Peter Campus aborde le monde de l’art en étant assistant à la réalisation de films pour Joan Jonas ou Charles Ross par exemple. Mais c’est surtout à travers sa profonde amitié avec l’un des sculpteurs les plus discrets du Minimal Art, Robert Grosvenor, que Peter Campus est initié à l’art contemporain. Dès les années 1970, stimulé par les premières réalisations de Bruce Nauman, il est concerné par la vidéo et commence l’exploration de ses potentialités. Parallèlement, il développe des installations utilisant un dispositif vidéo en circuit fermé. La relation de l’œuvre au spectateur, sera un des champs d’études qu’il privilégiera. On recense dix-sept installations utilisant le circuit fermé produites entre 1971 et 1977. Il commence à exposer chez Sonnabend et Castelli et participe à de grandes manifestations internationales telles que la Documenta 6 de Kassel en 1977, ou encore la biennale de Venise en 1978.
À partir de ce moment, Peter Campus délaisse le médium de la vidéo et la participation du spectateur dans l’actualisation de ses installations. Les dernières œuvres vidéo de l’artiste sont constituées de boucles d’images enregistrées d’une durée de douze minutes, et projetées contre le mur à une échelle gigantesque. L’image présente les visages d’une femme et d’hommes en gros plan. Dès lors, Peter Campus continue son exploration des systèmes de projections mais cesse d’utiliser l’image-mouvement en se réappropriant la photographie à l’aide de diapositives. Le sujet de ces photographies reste le visage mais il ne s’agit pas d’une véritable recherche sur le portrait, mais plutôt d’une analyse perceptive sur le faciès. De l’humain, il passe aux paysages dans lesquels on peut encore apercevoir le travail de l’homme, notamment dans l’architecture, pour se concentrer ensuite sur les objets inertes à travers sa série sur les pierres. Mais c’est toujours l’objet de la perception qui le préoccupe.
Peter Campus ne laisse pratiquement aucune place aux débordements émotionnels, tout semble très calculé et méticuleusement agencé. Et si parfois, le spectateur peut être amené à sourire, réalisant le trucage ou la dimension métaphorique de l’œuvre, il reviendra assez rapidement sur sa première impression pour laisser place à un sentiment teinté d’angoisse. Son travail est violent, il pointe de manière froide et univoque les relations psychologiques de l’être humain. Il nous renvoie à nous-mêmes et à nos relations avec le monde, avec l’autre.
Aujourd’hui, Peter Campus explore les potentialités de l’ordinateur. Il n’utilise pas de gros systèmes informatiques mais des logiciels grands publics. Il réalise des photographies altérées. C’est-à-dire qu’il utilise des appareils qui ne nécessitent pas de développement en enregistrant l’image sur un disque laser puis les retouche à l’aide de logiciels, d’une façon presque minimale. Les figures récurrentes de cette nouvelle phase sont empruntées à la nature. Insectes, montagnes, cieux, etc.
Trop vite relégué dans la sphère expérimentale des artistes travaillant sur la spécificité du médium, tout un pan de son œuvre est restée définitivement méconnue. Car au-delà de l’analyse perceptive des modes de projection, l’artiste a édifié une formidable recherche sur le portrait ou plutôt l’autoportrait. Ce travail constitué de 9 bandes, scindées en 37 parties, est réalisé en l’espace de 6 ans de 1971 à 1976. L’étude de ce corpus est tout à fait intéressante car chaque vidéo représente chronologiquement une étape intermédiaire qui va nourrir le travail suivant pour finalement tout concentrer dans la dernière œuvre.
Les deux premiers travaux vidéo de l’artiste sont réalisés la même année, en 1971, à l’aide d’une caméra de surveillance sans viseur. Il s’agit de Dynamic Field Series et Double Vision. Nous pouvons sans peine associer ces deux bandes, similaires à la fois par leur style et dans leur thématique. Elles représentent les fondements archéologiques et l’alphabet de l’œuvre de Peter Campus de même que les premières expérimentations historiques sur le médium.
Diffusé sans générique, Dynamic Field Series, constitué de trois parties, est un travail initial de gestation solitaire, qui met en scène le propre corps de l’artiste au sein du dispositif vidéo dans trois espaces connotés : l’atelier, la Judson Memorial Church de New York et le loft de l’artiste. Espaces d’embarquement, points de départ dans lesquels il cherche un point d’ancrage pour sa caméra, en la faisant tournoyer dans son territoire. Dès le moment où il trouve une position statique pour son outil, il cherche à déterminer différents paramètres optiques. Images des premiers temps d’une expérience fondatrice, ces fragments relégués désormais au statut d’archives, sont à considérer comme le brouillon de l’œuvre à venir.
Nous y voyons apparaître le premier dispositif clé de la relation spéculaire entre le corps du réalisateur, la caméra et le moniteur de contrôle, de même que l’élaboration d’une temporalité basée sur des actions réalisées en direct, sans montage.
Le thème récurrent de Dynamic Field Series appréhende la relation sensorielle du corps de l’artiste dans l’espace de la vidéo. Cette image en noir et blanc, abîmée, parasitée de scratches dus aux mouvements incessants de la course de l’artiste, fait apparaître le sol de l’atelier comme un terrain géographique primitif à conquérir, ou plutôt à explorer, tel le nouveau-né partant à la découverte de son environnement. Il s’agit bien ici de tâter le sol sur lequel va s’élever l’œuvre.
Dès le moment où sa présence physique est ancrée dans le champ du moniteur, Peter Campus propose à travers Double Vision, une méthodologie de termes optiques en six parties, ayant pour but l’analyse des possibilités techniques que lui offre désormais son nouvel outil.
Les premières images de Double Vision restent hachées, floues, tremblotantes, à la recherche d’un équilibre, d’un repère. L’artiste essaie de faire coïncider deux points de vue, provenant de deux caméras distinctes. Pour appuyer son exercice, il cherche à coordonner deux espaces opposés et riches de sens, d’une part un espace public et anonyme, la rue, et un espace intime et personnel, sa chambre. Afin de démultiplier ce jeu synallagmatique, il joue sur les antagonismes plastiques, inhérents à toute image produite par la technique, à savoir l’ombre et la lumière. De la même façon, il travaille sur les contradictions des capacités technologiques et mobiles de la caméra, qui ont donné source au langage cinématographique, comme proximité et éloignement, plan fixe et mouvement, centre et périphérie. Ces oppositions répétées en écho semblent vouloir s’ajuster dans une course sans fins, les unes avec les autres dans une union impossible. Cette idée récurrente d’images doubles à travers lesquelles l’une n’existe pas sans l’autre est canalisée au travers du corps de Peter Campus qui se trouve au centre de l’image. Il est celui qui voit et celui qui est vu, il est modèle et représentation. Il est à la fois celui qui regarde et celui qui est regardé qui n’est autre que lui-même. Ce mouvement bouclé de spirale est rendu possible grâce au moniteur qui fait ici office de miroir ou de prothèse oculaire.
Ces opposés, ces perpétuels aller et retour terminologiques sont la syntaxe de la problématique du double qui sous-tendra de façon permanente l’œuvre de l’artiste et de l’homme, de l’art et de la vie, de la nature et de la technologie. L’un s’oppose à l’autre mais aucun des deux ne peut légitimer son existence sans l’autre.
Ainsi donc, à travers la démarche méthodique et expérimentale de Dynamic Field Series et Double Vision, qui vise à tester les potentialités de l’outil vidéo, se manifeste l’embryon d’une problématique qui sera liée à la fusion de la représentation et de la réalité à travers la mise en scène de son propre corps, l’autoportrait.
Three Transitions, réalisé deux ans plus tard et exécuté en trois parties, opère une césure dans le travail de Peter Campus. C’est l’étape primitive des essais en studio, le début d’une collaboration avec de nouveaux moyens liés à la production de la télévision, WGBH. Ce mode de fabrication influence considérablement le travail de l’artiste. Il ne réalise plus seul mais en équipe, avec un matériel beaucoup plus sophistiqué. C’est l’apparition de la couleur, d’une image beaucoup plus soignée mais surtout destinée à être vue par le public et donc à quitter l’espace intime du studio de l’artiste.
Ce travail beaucoup plus mature met en scène le buste de l’artiste et plus particulièrement l’espace resserré d’un cadrage en gros plan de son visage, amenant ainsi l’œuvre vers les premières problématiques figuratives liées à l’autoportrait. Le thème du corps et de la vidéo n’est pas propre à Campus, mais s’inscrit comme une étape formatrice de l’histoire du médium à ce moment-là. En effet, les grands mouvements artistiques américains des années 1960, précédant de peu l’apparition de la vidéo, avaient évacué totalement toute dimension de la figure humaine, faisant suite à une longue tradition de l’abstraction qui prend ses sources avec Vassili Kandinsky, Kasimir Malévitch ou Piet Mondrian et dont une infinité de variantes irradient l’histoire de l’art dès 1945, à travers, par exemple l’expressionnisme abstrait de Jackson Pollock, l’abstraction chromatique de Marc Rotkho ou encore l’œuvre de Barnett Newman. Ainsi, issu de cette tradition, l’art minimal des années 1960, à l’intérieur des « structures primaires » de Don Judd, Robert Morris ou Tony Smith, s’attachait à travailler sur une œuvre réduite à des modalités élémentaires de matière et de couleurs. L’art conceptuel, en faisant primer l’idée sur la réalité matérielle, comme l’ont prouvé Joseph Kosuth et Lawrence Weiner, rejetait toute idée de figuration. En réaction à ces différents mouvements, on voit dès lors apparaître un regain de la monstration du corps avec l’émergence de nombreuses performances du Body Art au sein de la vidéo. Ces Happenings, issus en grande partie de Fluxus, remettent désormais à l’épreuve la figure dans des mises en scène souvent violemment sexualisées. Ce rapport au corps influe dès lors sur un certain type de travaux dont la dimension intimiste est particulièrement récurrente. La vidéo est désormais considérée comme un objet analogue au miroir. Ce qui est ainsi souligné, c’est l’intimité de la vidéo, sa dimension subjective, sa capacité à fonctionner comme un moyen d’enquête introspective. La vidéo nous donnerait à voir l’image du moi.
Et si l’essence de la vidéo réside dans le fait de constituer un miroir, cette caractéristique nous renvoie à la problématique psychanalytique du narcissisme.
Le moi qui se reflète dans le moniteur est le résultat du travail accompli par la personnalité narcissique dans l’élaboration de sa propre image.
Comme l’analyse Stéphanie Moisdon 1, après une lecture du texte légendaire de Rosalind Krauss 2, « ce mouvement que la vidéo décline de façon récurrente, inhérent à sa propre technologie – le retour ou la boucle, (le feed back) » , à savoir l’image qui est renvoyée directement sur le sujet lui-même se regardant, un circuit fermé, « renvoie à la psychanalyse et à une des définitions que donne Freud du narcissisme primaire : « une balance entre la libido du moi et la libido d’objet : plus l’une absorbe, plus l’autre s’appauvrit. Le moi doit être considéré comme un grand réservoir de libido d’où la libido est envoyée vers les objets, et qui est toujours prêt à absorber de la libido qui reflue à partir des objets 3. Lacan parlera de cette expérience narcissique fondamentale qu’il désigne sous le nom de Stade du miroir, où le moi se définit par une identification à l’image d’autrui, et où le narcissisme ne serait pas tellement la négation d’une relation à l’autre mais son intériorisation ». Ce qui est intéressant avec Campus, c’est le renversement opéré à travers l’image-miroir. L’action ne se résume pas à une simple admiration narcissique, car l’artiste détruit à chaque fois son reflet. La thématique narcissique du double est bien littéralement mise en scène, mais il ne s’agit pas d’une contemplation autoérotique. L’artiste en abolissant systématiquement de manière violente son propre sosie, pose la question de la représentation de l’autoportrait. Peter Campus se fait violence, il se lacère et se poignarde dans le dos, pénètre à l’intérieur de son corps, en ressort et se recoud grossièrement. Cette traversée du miroir, telle une opération chirurgicale, lui laisse la trace d’une énorme cicatrice refermée vulgairement avec du scotch.
En tentant de se dissimuler, en se projetant dans le simulacre du trucage vidéo, il se dévoile en fait à lui-même en se masquant littéralement de son double. Si d’ordinaire une personne a recours à l’usage du travestissement, c’est justement pour faire disparaître son identité, la cacher. À l’inverse, le masque ici fait office de révélateur, il démasque en quelque sorte l’autre qui n’est que lui-même.
Ces destructions organisées de l’artiste par l’acteur ou inversement, à savoir de soi-même à soi-même, poussent à l’extrême, à l’index, la réflexion sur l’autoportrait. Quel peut-être l’autoportrait idéal ? Est-ce possible ? Au-delà de la tentative pratique, d’une technique du double, se pose également la question de la monstration pour Peter Campus. En effet, le regard que l’on est amené à porter sur soi-même dans l’exercice psychique de l’introspection, révèle plutôt des manques et des défaillances. Comment exposer ces zones d’ombre qui surgissent aux tréfonds de l’intimité et les articuler de manière suffisamment claire pour qu’elles puissent être perçues et faire sens pour le public ? N’y a-t-il pas forcément trahison avec soi-même, avec sa propre réalité dans toute tentative de représentation ?
Coincé dans une impasse liée à cette difficulté de la représentation, Peter Campus quitte le temps de Set of Coincidence, sa vidéo suivante, l’espace restreint du gros plan de son propre visage pour investir un lieu plus large et plus abstrait que l’on pourrait qualifier de mental, de territoire psychique. La technologie sert dès lors à une esthétique de la disparition, le corps de l’artiste s’annihilant et se dématérialisant, devenant contenant de la neige vidéo, du non-signal. Sa masse physique part flotter, comme en apesanteur, dans l’océan incorporel du Blue Screen 4. À ce sentiment de leurre technologique, s’ajoute l’apparition formelle de nouveaux éléments à travers des décors carton-pâte réunis sur un véritable plateau de tournage. Cette bande témoigne pareillement du désir d’extranéation d’une image plate vers celle plus profonde de la perspective.
La dématérialisation, le tourbillon abstrait et symbolique dans lequel semble flotter à jamais le corps de l’acteur fait écho aux évènements particuliers liés à la réalité de la vie du réalisateur, à la mort de son père. En utilisant une image démultipliée de lui-même, jeu de poupées russes avec soi-même, il avance lentement, comme absent, en une procession funéraire, à travers l’architecture glacée du tunnel Holland. Ce long tunnel infini, rappelle les expériences Near Dark des personnes qui se sont approchées de la mort ou la métaphore du tunnel freudien, qui conduit le sujet lors de sa cure vers un retour au plus profond de lui-même, vers ses origines. C’est donc bien vers une recherche de lui-même que Campus essaie d’avancer d’une façon plus complexe qu’une simple démonstration technologique en s’ancrant de plain-pied dans la métaphore, faisant œuvre à travers un véritable essai figuratif sur la mort, sur la perte, la mémoire.
La même année, comme pour couper court à cette tentative onirique, Campus réalise R-G-B, qu’il décrit lui-même comme sa déclaration vidéo la plus sèche, exempte d’insinuations, simple exploration par l’acteur du système des couleurs dans lequel il est piégé. Le titre de ce travail divisé en quatre parties fait référence au Red-Green-Blue, soit au rouge, vert, bleu qui sont les trois composantes du signal électronique vidéo. Cette épreuve marque désormais de façon déterminante l’obsolescence de son rapport avec la technologie pure.
R-G-B explore de façon presque mathématique différentes combinaisons de couleur, mais ne semble pas pouvoir échapper, dans une première lecture à un exercice fastidieux. L’utilisation constante du larsen, par exemple, n’a pour effet que de projeter à l’infini la même image de soi-même. Pris dans cette boucle sans fin, l’œuvre s’épuise d’elle-même. Ce qui commençait à poindre dans la dernière partie de Set of Coincidence, n’est pas sans rappeler la fin de R-G-B. Le corps de l’artiste est à nouveau présenté sous la forme d’une simple silhouette remplie par de la couleur plane. Le rôle de l’acteur n’a plus que la fonction d’objet apparaissant dans un défilé d’ombres colorées. Ce corps désormais vidé de son âme est voué à la répétition stérile de lui-même. L’artiste se décrira d’ailleurs « comme un prisonnier s’éloignant de sa cellule » (In Peter Campus, Catalogue video, Electronics Arts Intermix, New York, 1991, p. 59.) et stoppera sa production de bandes pendant deux ans.
L’année 1976 est la plus prolifique, pour la réalisation de bandes vidéo de Campus. Il en produit quatre, qui mettent un terme à son œuvre. Il est communément admis que Four Sided Tape compose une trilogie avec East Ended Tape et Third Tape. L’artiste retrouve le studio de WGBH pour y terminer son œuvre en utilisant des acteurs.
Les morceaux de Four Sided Tape reprennent la thématique Campusienne de la défiguration, de la disparation. Méthodiquement, ces quatre séquences annihilent tout d’abord les jambes, puis le buste, puis la tête et enfin les bras de l’acteur. Ce qui se manifeste désormais comme nouveauté, c’est l’utilisation de la vidéo, comme simple support d’enregistrement de l’image en direct, et non plus comme élément de trucage.
East Ended Tape, agencé en quatre sections, est une collaboration entre Peter Campus et Susan Dowling. À l’intérieur même des fragments, on discerne des séparations articulées par des actes bien distincts et spécifiques. Le spectateur fait face à quatre gros plans, alternant entre le portrait d’une femme et celui d’un homme. C’est une nouvelle étape dans l’évolution de l’œuvre formalisée par la disparation de son propre corps remplacé par celui d’une actrice. Ce travail explore la disparation du sujet initial, sa métamorphose vers l’autre. En tentant de dresser le portrait de Susan Dowling, c’est par un jeu de miroir métaphorique que l’artiste dresse son autoportrait. L’autre n’est qu’allégorie de soi-même, littéralement démontré à travers tout le jeu de gémellité et d’oppositions consubstantielles telles que l’ombre et la lumière, la gauche et la droite, l’homme et la femme. Contraste entre l’immatériel, le tangible que représentent l’ombre et son défilé de symboles, perte, vide etc. et la lumière incarnée physiquement par un objet palpable, la main de la femme. Doubles inséparables mais non immuables. On sait que le processus photographique a besoin de l’ombre pour révéler, justement, alors que la vidéo exige de la lumière pour faire image. On peut penser que pour l’artiste la démarche visant à présenter le côté obscur, ce que l’on a peine à maîtriser, à la clarté de la représentation, reste toujours une tentative difficilement fusionnelle, qui réenclenche à chaque fois un nouveau processus rotatif tel le Yin et le Yang.
Third Tape, enfin, est réalisé en trois parties avec la collaboration de John Erdman. Il s’agit ici de la construction et de la destruction ou plutôt de la modification du visage en un double altéré. Altéré car il n’est que réflexion (miroir) mais aussi altéré car, déformé, boursouflé.
Il est frappant dans ce travail de constater à quel point l’énonciation du sentiment de solitude fait écho aux travaux antérieurs. Depuis le début de son œuvre, Peter Campus, même s’il travaille pour la télévision et en équipe, s’est toujours attaché à se présenter seul. L’aspect minimal de sa recherche nous poussait à croire que c’était probablement dû à une investigation exécutée dans une certaine économie de moyens, mais Third Tape, si proche de la performance, de la saynète, reconduit notre jugement vers des zones plus sinistres.
Cet homme seul face à la caméra, muet, transmet quelque chose de triste de l’ordre de la non-communication, alors qu’il s’adresse à la télévision. Peter Campus transmet une émotion teintée d’ennui et de profonde solitude. Ce qui pourrait être perçu comme un échec, l’impossibilité à communiquer son moi, son portrait, devient une réussite, car elle prend ici formellement corps dans la violence de la laideur, la monstruosité physique du visage de John Erdman, elle fait image. Celui-ci est in extenso lacéré et déformé par la pression du fil sur sa peau.
Enfin, Peter Campus signe son œuvre à jamais, à travers Six Fragments, dans lequel apparaît une voix narrative reprenant et éclairant toute l’œuvre passée de l’artiste.
Cette ultime bande vidéo est réalisée avec la participation de John Erdman, Susan Dowling et Stan Strickland. C’est la première fois que Peter Campus met en scène plusieurs acteurs de façon simultanée. C’est également l’apparition d’une voix off, celle du narrateur, qui relie les six parties du travail.
On y retrouve toutes les caractéristiques de la personnalité de son œuvre. Le sentiment de solitude atteint ici son apogée, à la fois dans le texte et à travers l’attitude des personnages. Bien que la mise en scène fasse interagir plusieurs comédiens dans le même espace, ils semblent ne pas pouvoir communiquer. Chacun d’entre eux scrute droit devant lui, dans le vide. Leur jeu de regards est chorégraphié afin qu’ils ne se croisent jamais, dans une réciprocité entre observé et observateur. Ce groupe entité n’est soudé qu’en tant qu’ordre composé d’unités. Les personnages se surveillent à tour de rôle, s’évitent, se menacent tout en se protégeant. Ces corps statufiés semblent attendre à chaque instant le faux pas de l’autre, miroir d’eux-mêmes, dans une expectative totalement paranoïaque.
Peter Campus a toujours refusé un investissement qui serait de l’ordre de l’affectation en se tenant toujours en suspension de tout émoi pulsionnel tout en traitant des thèmes qui engagent pour le moins le pathos, comme la violence, la mort, la solitude. Deux des personnages se révèlent être l’ultime possibilité de pénétrer dans une sphère plus humanisée. Mais cette démarche vers la communication vire à la faillite, au vide, car l’homme demande à la femme le droit au suicide. Six Fragments, comme le dit Peter Campus « … possède deux fils conducteurs : la narration qui est prise de la transcription d’un rêve et les six images qui forment la base du mythe de la perte et de la désertion » 5. Cet épisode onirique assez complexe raconte l’histoire d’un groupe de personnes, sorte d’armée de libération, qui se serait donc formée pour sauver l’humanité d’une guerre apocalyptique. Mais c’est l’histoire d’une tromperie, d’un leurre, d’une trahison. Ces soldats s’aperçoivent finalement qu’ils n’ont pas été réunis pour sauver quoi que ce soit. Un des guérilleros décide de se sacrifier en s’inoculant une maladie mortelle qui pourra à travers lui contaminer le peuple, ce qui n’exclura pas les membres au pouvoir. Sa tentative échoue, il se retrouve seul en prison, abandonné par ses camarades, dans l’attente de sa mort prochaine.
L’intérêt de cette œuvre réside également dans la distorsion entre les images et le texte. Rien dans ce que l’on voit ne ressemble objectivement à une armée, à une ville, à la guerre. En revanche, ce sont toutes les images que Peter Campus a déjà mises en place tout au long de son œuvre. Portrait d’ombre et de lumière, gros plan de visage, déplacements spatiaux du corps des acteurs, couleur et noir et blanc, variations des échelles de perception etc. En revanche, la simultanéité du texte et de l’image apporte une nouvelle interprétation de l’œuvre passée ou plutôt la confirme. Ce que nous prenions au départ pour de simples exercices expérimentaux du médium, fait écho en réalité à toute la thématique de l’artiste, apparaissant de façon beaucoup plus évidente dans ses dernières vidéos.
Nous pouvons, au vu de son texte, nous demander si son entreprise n’est pas de l’ordre de la faillite justement et si son investissement n ‘est pas soumis à la désertion. Peter Campus ne parle-t-il pas de la vidéo, de la télévision comme d’un mythe, d’une utopie ? A-t-il réussi dans son entreprise à travers la constante recherche de son double à, finalement, se révéler ? N’a-t-il pas ruiné toute tentative de figuration en la recherchant justement ? Peut-être faut-il regarder encore et encore ce travail qui se refuse à toute catégorisation pour y trouver certaines réponses.
Nicolas Trembley
References