Cet article de Zofia Rydet est extrait du magazine
polonais Konteksty, 1997, n°3-4, p. 192-198.
Il s’agit de la retranscription d’un enregistrement réalisé
en août 1988 – transcription et titres par Anna Beata Bohdziewicz.
L’homme et ses objets
L’idée du Répertoire consistait à représenter l’homme à travers les objets qu’il possède. J’avais déjà produit des photographies similaires, mais elles relevaient davantage du reportage. Dans une de mes expositions, j’avais assemblé plusieurs images : un portrait et, autour, un bout de maison, une fenêtre et un objet. Mais ce n’était pas encore tout à fait ce que je cherchais à faire.
J’avais déjà photographié quelques maisons de l’extérieur, mais je voulais entrer à l’intérieur. Je n’étais pas bien équipée ; je n’avais ni flash, ni grand-angle. Une fois l’équipement acheté, j’ai tout de suite su que c’était bon. Au début, je pensais que les gens n’auraient pas une place très importante, qu’ils seraient assis quelque part sur le côté. Mais ils sont devenus l’élément central. L’environnement les définissait ; ils étaient essentiels et devaient donc être assis au milieu. Et ils devaient regarder droit dans l’appareil. S’ils regardaient sur le côté, c’était contraire à mon idée. Les images, disposées côte à côte, avaient un tout autre effet lorsqu’elles reprenaient le même modèle de base. Il importait peu que les objets fussent laids, pauvres ou beaux. C’est parfois trompeur parce que, dans certains cas, on a affaire à des gens qui ne savent pas organiser l’espace, mais plus j’en fais, plus cela me conforte dans l’idée que ce sont les objets dont les gens s’entourent qui les définissent le mieux.
Les premières maisons
Puis, j’ai compris que le but du répertoire était aussi de préserver quelque chose qu’on était en train de perdre. J’ai réalisé que ces cahutes disparaissaient à vive allure, qu’elles étaient en train de changer radicalement. J’ai commencé par les plus pauvres. Peut-être parce que la première maison que j’ai photographiée était terriblement pauvre. Trois personnes âgées vivaient là ; elle était si petite ! Une cuisinière en plein milieu, deux couchettes, et le tout couvert d’images de toutes sortes, que ce soit des papiers de bonbons ou des morceaux d’emballages. L’armoire, la commode, tout était recouvert. Il y avait chez ces gens là une grande soif de beauté : ils en avaient besoin et la recherchaient. C’est ce qui m’a convaincue que les objets en disent souvent plus sur une personne qu’elle n’en dit elle-même.
C’était donc la première maison. La deuxième était située juste à côté. Elle était moins intéressante. Elle était habitée par une femme qui louait ses chambres à des vacanciers, et cela affectait quelque peu ses goûts. Sur un des murs, il y avait une image de la Sainte Vierge avec, d’un côté, une croix et, de l’autre, des portraits de Gierek et de Brejnev qu’elle avait découpés dans des journaux. Ils étaient accrochés au mur par une grosse punaise. Alors, je lui ai demandé : “Helena ! Vous avez la Sainte Vierge et une croix ici, et de ce côté là Gierek, comment est-ce possible ?” Elle m’a répondu : “Allons ! Je préfèrerais la lui mettre où je pense ou le virer de là, mais je l’ai fait exprès. C’est la Sainte Mère que je porte dans mon coeur, mais quand j’ai des invités à déjeuner, ils voient que le chef est là. S’ils me veulent quelque chose, je peux leur montrer : j’ai Gierek, j’ai Brejnev !”
La troisième était la maison d’un potier. J’ai pris beaucoup de photos chez lui, aussi bien dans la maison que dans son atelier. C’était un couple sympathique. Il était vieux et malade, et il est mort l’année suivante.
La première année
1978 a été l’année la plus productive. Jour après jour, que cela ait été par beau ou mauvais temps, Kaśka [Katarzyna Augustyńska, la petite fille de Tadeusz Rydet, le frère de Zofia Rydet] et moi prenions le bus tôt le matin, et nous nous promenions toute la journée à pied, sans manger, sauf quand on nous offrait de la nourriture ou quand nous trouvions une boutique où nous pouvions acheter quelque chose. On a fait une récolte exceptionnelle la première année. Je suis allée à Gliwice où j’ai tout développé. J’ai fait les premiers tirages et j’ai été proprement stupéfaite. La beauté de ces images m’est apparue non tant au moment de la prise de vue qu’au moment du tirage. J’étais ravie. Quand j’entrais dans les maisons, j’étais tendue et je ne trouvais souvent presque rien, mais parfois je détectais quelque chose du premier coup. Alors je me disais “oui, c’est exactement ça !”
Il y a eu une conférence assez importante à l’époque ; Czartoryska, Gardzielewska y ont participé, parmi tant d’autres. Je leur ai montré mes photos. Tout le monde disait que c’était de très bonnes photos, qu’elles étaient très intéressantes. Cela m’a beaucoup aidé ; cela confirmait que ce que je faisais était utile. Alors mon projet s’est élargi. Je voulais avoir toutes sortes de maisons. Je me suis donc mise à photographier les maisons des gens que je connaissais à Gliwice. Mais c’était plutôt gênant parce que, d’abord, il fallait prendre le thé, discuter un peu et puis, ensuite, ils voulaient que je leur donne un de mes tirages. Je suis aussi allée dans une résidence où tout le monde vivait dans le même modèle d’appartement et pourtant, chaque espace changeait d’un résident à l’autre. De la même façon, les chambres d’étudiant étaient radicalement différentes selon qu’on était en ville ou à la campagne.
Les premières expositions
J’ai d’abord présenté le Répertoire à Gorzów, en 1979 [Gorzowskie Konfrontacje Fotograficzne, société photographique de Gorzów, musée régional]. C’était l’époque des premières photographies élémentaires de Jerzy Olek ; Zbigniew Dłubak régnait en maître. Une grande pièce était consacrée à leurs images. Les points noir et blanc d’Olek, et leurs diverses légendes. La pièce en elle-même était une œuvre conceptuelle. Et, dans une des petites salles adjacentes, il y avait mon Répertoire. Et que s’est-il passé ? Et bien les gens, y compris mes collègues photographes, sont vite passés dans les grandes pièces et se sont arrêtés très, très longtemps devant mes images. Ils sont restés là, les observant, puis m’ont posé des questions et m’ont dit : “Elles sont extraordinaires, merveilleuses !” J’avais inclus quelques photographies de l’intelligentsia, et les gens m’ont dit : “Vous auriez dû inclure d’autres photos de ces imbéciles.” “Quels imbéciles ?” Ils parlaient des intellectuels. Parce que les maisons des intellectuels étaient très différentes de celles des autres. Par exemple, il y avait cette photographie d’une maison pratiquement vide, avec une seule étagère et une seule image accrochée au mur, et l’intellectuel était assis là, avec un air idiot. Ils n’ont vraiment pas de chance, parce qu’ils ne peuvent pas décorer leurs maisons comme ils l’entendent. Eux-mêmes ne savent pas quoi mettre au mur. Ils ne mettent parfois rien ou, dans la plupart des cas, ont quelques jolis paysages.
Et alors, à l’époque, à Gorzów, Andrzej Baturo est venu me voir et m’a dit : “Eh bien ! comme vous êtes courageuse ! Si nous organisions une grande exposition de photo-reportage, participeriez-vous ? Oseriez-vous ?” Je lui ai répondu : “Pourquoi n’oserais-je pas ?!” Baturo a fait son exposition [La Première Rétrospective Nationale de Photographie Sociologique de Bielsko-Biala, 1980]. C’était une grande exposition, mais très brève. Je leur ai envoyé beaucoup de photographies, par lots de quatre images : quatre femmes, quatre hommes, quatre enfants, etc. J’ai passé beaucoup de temps à composer chaque ensemble, qui devait avoir sa propre signification et représenter une région particulière de la Pologne. Ils les ont toutes mélangées ; ils ont recouvert un mur entier avec ces photos, collées les unes contre les autres sans aucun espace ; ils ont fait disparaître tous ces gens et tous ces intérieurs dans une seule et même masse. Je ne pouvais pas les regarder ! C’est une grande erreur de les avoir présentées ainsi, car tout dépend de la façon dont on montre ces images. Je leur ai fait savoir combien j’étais furieuse, mais ils m’ont assuré que c’était plus intéressant comme cela. Ce n’est pas mon avis. Ils ne m’ont vraiment pas rendu service.
La série devait avoir un tout autre titre, mais j’ai oublié ce que c’était. Je crois que c’est Urszula Czartoryska qui a trouvé le terme de Répertoire Sociologique. Mais ce n’est pas un travail de chercheur, et je ne voulais pas que cela fasse “universitaire”. J’ai l’ancien titre quelque part dans mes notes, mais c’est trop tard pour le changer ; c’est à ce titre là qu’on associe les images.
La série en expansion
Au début, je ne photographiais qu’un seul mur, qui contenait tout ce qui me semblait être important. Désormais, j’en photographie quatre. En somme, la maison toute entière. Si je devais faire une exposition aujourd’hui, elle serait totalement différente. Je ferais un triptyque, avec la même personne assise ici, puis là et là. Et cela constituerait la maison. Et je voudrais aussi inclure des photographies en grand format qui représentent le village dans son entier, ainsi que le paysage environnant. Et puis, je créerais plusieurs ensembles. Des maisons vues de l’intérieur et de l’extérieur, comme je les ai montrées. Et d’autres images : une cahute, un bout de la maison vue de l’extérieur – peut-être un numéro ou un objet décoratif. Puis une vue de l’intérieur, ici peut-être un portrait. Il faut qu’il y ait plus de diversité, pas seulement des ensembles uniformes. Et il faut varier les formats.
Les portraits sont également essentiels, c’est pour cela que j’en ai faits. Je ne savais pas encore si les portraits devaient être pris en plongée ou d’une quelconque autre manière. Ceux qui étaient en plongée devaient avoir un cadre spécial, comme ceux des icônes religieuses ; ils devaient être comme les portraits des saints dans les églises, allongés et déformés. Je voulais qu’ils soient comme cela. C’est pour cette raison que je photographie les gens vieux et laids. Je voulais presque en faire des saints. De cette façon, leurs visages prenaient une expression complètement différente. J’ai aussi réalisé une série de portraits de femmes, photographiées sur le pas de la porte, dans six poses différentes ; ici, vous voyez un bout du toit, un bout de la maison. Et je les ai aussi organisées sous forme de séries et de séquences, de sorte qu’il s’agit de véritables compositions.
J’ai aussi toutes sortes d’histoires avec les fenêtres ; très jolies. Des fenêtres vues de l’intérieur. Dans les vieilles maisons, il y a toujours une table entre les deux fenêtres. Il y a toujours des fleurs sur les rebords des fenêtres. Et, sur la table, on trouve tout ce dont la personne a besoin – des lunettes, des sortes de figurines, parfois des objets très cocasses : de véritables natures mortes.
Les fenêtres en elles-mêmes sont parfois très jolies. Je photographie aussi les routes, avec les noms des villages qui m’intéressent. J’en ai une trentaine ou une quarantaine, peut-être pas assez pour le moment. Oh, et puis j’ai aussi réalisé la série “Mythe de la Photographie”. C’est plutôt beau. Et j’ai réalisé – je n’ai constaté cela que récemment – que les halls d’entrée ont toujours beaucoup de caractère. Mais maintenant c’est trop tard, je ne sais pas si j’en trouverai encore beaucoup. Tout cela me dépasse, même d’un point de vue formel. Mais je tombe toujours sur quelque chose de nouveau, et je veux en faire une série. Depuis l’an dernier, je m’intéresse beaucoup aux métiers. Je photographie les enseignes ; elles sont très intéressantes. Parfois, je triche même un peu parce que, quand j’ai une bonne vue d’intérieur mais que n’ai pas l’enseigne qui va avec, j’en prends une ailleurs.
J’ai aussi commencé à photographier les bureaux. C’est fascinant comme les gens organisent tous leur petit coin. Et puis j’ai commencé à faire des photographies dans les bus, toujours depuis le siège situé juste derrière celui du conducteur, vers le rétroviseur qui reflète son visage et tout ce qui l’entoure, toute cette décoration.
J’ai toujours de nouvelles idées, et dès que j’en ai une, il faut immédiatement que je prenne les photos ; c’est une addiction, comme la vodka pour les alcooliques. J’ai des milliers de pellicules que je n’ai pas encore tirées. Toute ma vie, j’ai été une collectionneuse. J’ai d’abord collectionné les livres de coloriage, puis les icônes religieuses, puis les cartes et les timbres ; j’ai de très belles collections aujourd’hui. C’est profondément ancré dans ma nature. Il y a aussi un peu de cela dans la photographie.
L’image dans la maison polonaise
Je pourrais faire une histoire de l’image dans la maison polonaise – ce serait intéressant et très instructif. Il y a ces alignées d’images dans les maisons de campagne et de montagne. Je ne sais pas d’où vient cette tradition ; on y retrouve ces photographies étirées que je mentionnais tout à l’heure : la Sainte Mère, quelques anges, dans des cadres épais et très colorés. Il y a aussi des biches et des couchers de soleil. C’est un peu comme cela partout en Pologne – la Vierge, le cœur du Seigneur Jésus : des images imprimées quelques temps avant la guerre et disposées dans de gros cadres. Et puis, il y a toutes sortes de tapisseries. À Podhale, vous trouvez autre chose, c’est Chicago, on avait rien vu de tel avant ! D’immenses tapisseries, de la taille du mur. Probablement fabriquées aux U.S.A. Des couchers de soleil, La Cène, des portraits de la Vierge Marie, des scènes de la mythologie. Il y a aussi celles qui ont été peintes à la main, comme des toiles : des anges, avec le Christ au milieu et quelques inscriptions. Et puis, il y a les toutes petites tapisseries, dans la cuisine en général, avec de très jolies inscriptions. Par exemple : “un bon mari aide toujours sa femme.” Il y a la femme qui fait un gâteau et son mari, assis à côté d’elle, qui joue de la guitare. D’excellentes histoires !
(…) Pourquoi fais-je cela ?
J’ai tant d’images, mais parfois je me demande si tout cela a un sens. Pourquoi fais-je cela ? Personne n’en veut. Elles sont très intéressantes, et pourtant je ne peux les exposer nulle part. Parce qu’il n’y a pas vraiment de lieu pour elles. Mais, tous les étés j’y reviens, comme un chien retourne au chenil.
Zofia Rydet, août 1988
Traduction de l’anglais : Laure Poupard
Les photographies de Zofia Rydet sont présentés ici selon les termes de la licence Creative Commons Attribution-NonCommercial-NoDerivs 3.0 Pologne (CC BY-NC-ND 3.0 PL) Courtesy Fondation Zofia Rydet © Zofia Augustyńska-Martyniak
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