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« Art vidéo : L’esthétique du narcissisme » de Rosalind Krauss


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Cet article de Rosalind Krauss a été publié pour la première fois dans la revue October, Vol. 1. (Printemps 1976), pp. 50-64. Traduction de l’anglais : Aurélien Ivars, 2016.

Dans les années 1960, les critiques affirmaient volontiers qu’une parfaite symétrie permettait à un peintre de « désigner le centre de la toile », et d’invoquer ainsi la structure interne de l’image-objet. Cette réflexion, parmi beaucoup d’autres, constituait l’édifice complexe par lequel la critique des années soixante voulait relier l’art à l’éthique grâce à « l’esthétique de la constatation ». Mais à quoi reviendrait le fait de désigner le centre d’un écran de télévision ?

L’art vidéo, influencé par le pop art, a très souvent parodié le propos critique de l’abstraction. C’est ainsi que Vito Acconci, dans sa vidéo intitulée Centers (1971), incarne littéralement cette notion de « désignation » en se filmant lui-même, le doigt pointé vers le centre d’un moniteur. Une position qu’il garde pendant 20 minutes. L’aspect parodique de son geste, emprunt évident à l’ironie de Marcel Duchamp, cherche clairement à renverser toute une tradition critique et à s’en débarrasser, à invalider une approche fondée sur les propriétés formelles d’une œuvre, ou dans ce cas, d’un genre d’œuvres tel que l’« art vidéo ». Centers s’attaque à une critique qui prend ces qualités formelles au sérieux, qui tente d’analyser la logique spécifique à tel ou tel médium. Et pourtant, par sa mise en scène, Centers possède bien les caractéristiques structurelles typiques de l’art vidéo. On y voit en effet Vito Acconci se servir du moniteur comme d’un miroir. L’artiste, bras tendu, pointe du doigt le centre de l’écran que nous sommes également en train de fixer. Une tautologie apparaît : le regard de l’artiste se prolonge pour finir dans les yeux de son double projeté. Cette image nous renvoyant à nous-mêmes renferme un narcissisme tellement inhérent aux œuvres d’art vidéo que j’aimerais en faire la condition sine qua non de tout ce genre artistique.

Mais le narcissisme peut-il être vraiment considéré comme « le médium de l’art vidéo » ?

Cette hypothèse opère d’abord une séparation entre l’art vidéo et les autres arts visuels, car elle envisage sa matière comme étant de nature psychologique et non plus physique. Qu’un état psychologique soit le thème d’une œuvre d’art n’est pas nouveau, mais habituellement, la psychologie n’est pas considérée comme pouvant être son médium même. Le médium de la peinture, de la sculpture ou de la vidéo est plus souvent lié à des paramètres matériels, objectifs, propres à une forme particulière : une surface couverte de pigments, de la matière agencée dans l’espace, de la lumière projetée à travers une pellicule qui défile. Autrement dit, la notion de médium décrit la matière et son état, grâce auxquels l’artiste transmet ses intentions, indépendamment de lui-même.

Il serait ainsi probablement plus simple d’affirmer que le médium de l’art vidéo, qui dépend de dispositifs physiques pour pouvoir être perçu, se compose d’un écran de télévision (quel que soit la technologie employée, actuelle ou future), et d’en rester là. Mais définir l’art vidéo en termes purement techniques ne semble pas pertinent, et mon expérience en la matière me pousse à envisager une approche psychologique.

Le vocabulaire de tous les jours nous offre un exemple du mot « médium » au sens psychologique du terme. Cette acceptation assez répandue se situe dans le domaine hors-norme de la parapsychologie : il désigne des personnes dotées de pouvoirs psychiques, télépathie, perceptions extrasensorielles et faculté de communiquer avec l’au-delà. Quelle que soit notre croyance en ces phénomènes, on peut comprendre à quoi le terme fait référence. Il évoque ici un intermédiaire qui serait à la fois émetteur et récepteur d’un message provenant d’une source invisible. Ce sens implique que la relation entre le « médium » et le message possède un caractère simultané. Ainsi, quand Freud aborde le phénomène des rêves télépathiques dans ses conférences, il explique à son auditoire que les récits de ces phénomènes insistent sur la simultanéité des rêves et des événements réels (pourtant toujours éloignés du rêveur).

Cette acceptation commune du mot médium nous suggère d’aborder l’art vidéo sous l’angle de ces deux particularités : la simultanéité de la captation et de la projection d’une image, et la psyché humaine comme canal de transmission. Pour la plupart, les œuvres créées lors de la courte période d’existence de l’art vidéo se servent en effet du corps humain comme matière première. Dans le cas des enregistrements, il s’agit le plus souvent du corps de l’artiste. Pour les installations, il s’agit en général du corps du visiteur et de ses réactions. Quelle que soit la personne, la simultanéité est toujours là, car contrairement aux autres arts visuels, l’art vidéo offre la possibilité de capter et de retransmettre l’image au même moment, produisant un retour instantané. Le corps est ainsi pris au centre des parenthèses ouvrante et fermante que sont la caméra et le moniteur, ce dernier reproduisant l’image de l’acteur de la performance avec l’immédiateté d’un miroir.

Les conséquences de ce centrage sur le corps humain sont multiples. Elles sont parfaitement décrites dans Boomerang (1974), réalisé par Richard Serra. Nancy Holt, sujet de la vidéo, y prend la parole avec beaucoup de volonté. Assise dans un studio d’enregistrement, elle porte un casque audio, et l’image est cadrée sur son visage. Lorsqu’elle parle, ses mots sont enregistrés puis renvoyés dans son casque avec un décalage de moins d’une seconde entre le moment où elle s’exprime et le feedback audio qu’elle est obligée d’entendre. Pendant les dix minutes de la vidéo, Nancy Holt décrit la situation, la manière dont cet écho perturbe le cours normal de sa pensée et la confusion causée par la désynchronisation entre l’énonciation et l’écoute. « Parfois, j’hésite à parler, car quand j’entends le début du mot se répéter, j’en oublie la suite… ou mes pensées partent dans une autre direction », dit-elle.

En la voyant parler et écouter son écho, nous assistons à un incroyable phénomène de distraction. Comme l’enregistrement interrompt continuellement la substance de sa parole, elle éprouve beaucoup de difficulté à rester cohérente avec elle-même. Cette situation, comme elle l’explique, « met une distance entre les mots et leur appréhension, leur compréhension », c’est comme « le reflet d’un miroir… Je suis entouré par moi-même et mon esprit m’entoure… Il n’y a aucune issue ».

La prison qu’elle crée tout en la décrivant, à laquelle elle ne peut échapper, c’est le piège d’un présent qui s’effondre sur lui-même, un présent amputé de son propre passé. On peut imaginer ce qu’elle ressent lorsqu’elle joue avec l’écho : « les mots sont comme des choses que je lance en l’air et qui me reviennent comme un boomerang… un boomerang… oomerang… erang… ». À travers cette réverbération embrouillée d’un mot et de ses syllabes, on perçoit une coupure avec l’histoire, il s’agit même ici d’une coupure avec le passé immédiat de la phrase à peine prononcée. Autrement dit, Nancy Holt est déconnectée de son propre « texte ».

Habituellement, lors de leur performance, la plupart des artistes jouent ou interprètent évidemment un texte : une chorégraphie précise, un script, une partition, ou encore des prises de notes comme base d’improvisation. Par ce rapport au texte, la performance s’attache à quelque chose qui la précède. Cette sensation immédiate que quelque chose a préexisté est liée à ce texte. Plus largement, cela renvoie au rapport entre un texte particulier et l’histoire que forment tous les textes du genre en question. Cette histoire, indépendante du geste effectué dans le présent, lui confère tout son sens. Ce que décrit Nancy Holt dans Boomerang, c’est une situation où le reflet du miroir (ici, l’écho) coupe son rapport au texte, avec les mots qu’elle vient d’énoncer, avec la façon dont la langue la connecte à son propre passé et à un univers d’objets. Elle se retrouve dans un espace où, comme elle l’explique, elle est entourée par elle-même.

Cet enfermement du corps ou de l’esprit dans lui-même se retrouve partout dans le corpus des œuvres vidéo.

Centers en est un exemple. Air Time (1973), également de Vito Acconci, en est un autre. L’artiste est assis entre la caméra et un grand miroir auquel il fait face. Pendant 35 minutes, il s’adresse à son reflet, dans un monologue où « je » et « tu » — on comprend qu’il s’agit de lui et d’un amour absent — signalent la relation entre Vito Acconci et sa propre image. Centers comme Air Time dressent un enfermement spatial, mettant en place les conditions d’un reflet de soi-même. L’artiste répond à une image de lui-même, continuellement renouvelée. Cette image, qui supplante la conscience de tout ce qui peut lui précéder, devient le texte immuable de l’artiste. Transpercé par son propre reflet, il est condamné à perpétuer son image. La simultanéité de cette situation exprime, comme l’écho de Boomerang, un effondrement du présent.

Les vidéos de Bruce Nauman témoignent également du double effet de la « performance pour l’écran ». Dans Revolving Upside Down (1968), il se filme avec une caméra posée à l’envers, le sol apparaissant donc en haut de l’image. Pendant soixante longues minutes, il bouge doucement, en tournant sur un pied, avançant du fond de son studio vers l’écran et inversement, répétant ses allers-retours jusqu’à la fin de la bande.

La vidéo de Lynda Benglis intitulée Now présente un aplanissement similaire de la temporalité. On y voit l’artiste de profil devant un grand écran, sur lequel repasse l’image inversée d’elle-même en train d’effectuer les mêmes actions, de sorte qu’on ait l’impression qu’elle est à la fois à gauche et à droite, se faisant face à elle-même. Les mouvements des deux profils, l’un « réel » et l’autre préenregistré, sont synchrones, comme dans un miroir. Ils s’embrassent dans un geste auto-érotique qui est à son tour enregistré et qui devient l’arrière-plan de l’action qui se répète. Dans cette spirale infinie, son visage fusionne avec la double et la triple rediffusion d’elle-même, et on entend sa voix ordonner « Now! » ou demander « Is it now? ». Lynda Benglis se sert clairement du mot « maintenant » pour souligner l’ambiguïté de la référence temporelle : on se rend compte qu’on ignore si le son de sa voix vient d’elle ou d’un des multiples niveaux d’enregistrement. On réalise également qu’avec la rediffusion des enregistrements, tous les « maintenant » sont présents de la même manière.

Savoir de quel « maintenant » il s’agit est somme toute une question assez banale d’un point de vue technologique. Ce qu’il y a de bien plus intéressant dans Now, c’est la façon dont la vidéo met en scène l’effondrement du présent. C’est cette insistance qui renvoie aux vidéos de Bruce Nauman et de Vito Acconci décrites plus haut, ainsi qu’à Boomerang. Dans tous ces exemples, la nature de la performance consiste à mettre le texte entre parenthèses et à le remplacer par le reflet du miroir. Cette substitution a pour conséquence la présentation d’une personne dépossédée de son passé, et sans connexion avec aucun objet qui lui est extérieur. Car le double qui apparaît sur le moniteur ne peut être considéré comme un véritable objet extérieur. C’est plutôt un déplacement du moi qui transforme la subjectivité de l’artiste en une autre, en un miroir, comme la voix de Nancy Holt dans Boomerang.

Revenons donc au début de notre propos pour émettre une remarque. Admettons que le médium de l’art vidéo soit bien l’état psychologique du moi séparé de lui-même et remis face à son reflet synchronisé. En quoi cela creuse-t-il un fossé entre l’art vidéo et les autres arts ? Ne s’agit-il pas plutôt d’une nouvelle technique utilisée par la vidéo pour s’inscrire dans la continuité des intentions modernistes qui animent les autres arts visuels ? L’effet miroir, en particulier, ne serait-il pas qu’une variation de la réflexivité dans laquelle la peinture et la sculpture contemporaine puis le film contemporain se sont successivement eux-mêmes retranchés ? Cette question considère implicitement que reflet de soi-même et réflexivité sont la même chose. Que dans les deux cas, il s’agit d’une conscience qui se dédouble sur elle-même afin de réaliser et d’incarner une séparation entre des formes d’arts et leurs contenus, entre les pensées et leurs objets 1. En simplifiant, la question pourrait être la suivante : divergences technologiques mises à part, quelle est la vraie différence entre Centers de Vito Acconci et American flag de Jasper John ?

La réponse, la voici : cela n’a absolument rien à voir. L’effet miroir est une symétrie extérieure, alors que la réflexivité est une stratégie permettant d’atteindre une asymétrie radicale, de l’intérieur.

Dans American Flag, Jasper Johns se sert de la synonymie entre une image (le drapeau américain) et son fond (qui limite la surface de l’image) pour déséquilibrer la relation entre les termes « image » et « peinture ». En nous forçant à voir le vrai mur sur lequel la toile est accrochée comme arrière-plan de l’objet visuel global, l’artiste désolidarise deux types de rapports entre figure et support. Une première relation interne à l’image, où la figure/support d’une surface plate, délimitée et accrochée à un mur, est isolée comme un état primaire, catégorique, dans lequel on retrouve la technique de la peinture. Et une deuxième relation qui vient définir de l’extérieur cet objet en tant que « peinture », une catégorie définie comme un objet (ou comme un texte) et dont le sujet est cette peinture particulière du drapeau américain. Le drapeau est ainsi à la fois l’objet de l’image et le sujet d’un objet plus général (la « peinture ») vers lequel American Flag offre une réflexivité. La réflexivité est précisément cette fracture en deux entités complètement différentes qui s’explicitent l’une et l’autre tant que leur séparation est maintenue.

L’effet miroir, d’un autre côté, implique la disparition de la séparation. Son mouvement intrinsèque tend vers la fusion. Le moi et son reflet sont évidemment physiquement séparés, mais le pouvoir du reflet permet une appropriation qui efface comme par magie la différence entre le sujet et l’objet. Des miroirs se faisant face agrandissent l’espace qui existe réellement entre eux. Dans Centers, nous voyons Acconci pointer du doigt le centre de l’écran que nous regardons également. L’élément implicite de cette installation, c’est l’écran qu’il regarde lui-même. Impossible pour nous de voir Centers sans apercevoir cette connexion que l’artiste entretient avec son double. Pour nous comme pour Acconci, la vidéo est un procédé qui permet de fusionner deux éléments.

On pourrait affirmer que si la réflexivité de l’art moderne est un dédoublement permettant d’identifier l’objet (et ainsi les conditions objectives de sa perception), l’effet miroir, renvoi absolu à soi-même, transforme l’objet en parenthèses.

Voilà pourquoi il semble incorrect de parler de médium physique pour aborder l’art vidéo. L’objet (les équipements électroniques et leur potentiel) est en effet devenu purement accessoire. À la place, le vrai médium de l’art vidéo est une situation psychologique, dont la condition intrinsèque est de dévier l’attention portée à un objet externe, à un Autre, pour l’investir dans le moi.

Cela ne correspond pas à n’importe quelle situation, mais à celle de quelqu’un chez qui, dans les mots de Freud, « la libido a dû se détacher des objets et se transformer en libido du moi. ». Autrement dit, la condition spécifique du narcissisme.

C’est en faisant ce lien qu’il est possible de reformuler l’opposition entre effet miroir et réflexivité en termes psychanalytiques. Car c’est aussi là, dans le drame du sujet allongé sur le divan, que la reprojection narcissique d’un moi figé se heurte au mode analytique (ou réflexif)2. On trouve une description particulièrement utile de cette lutte chez Jacques Lacan. Dans Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse, il définit d’abord l’espace de l’échange thérapeutique comme un vide extraordinaire créé par le silence du psychanalyste. Le patient y projette le monologue de sa propre récitation, ce que Lacan appelle « le monument de son narcissisme », pour expliquer sa situation. Face à son auditeur silencieux, il va ressentir une profonde frustration. Pour Lacan, bien qu’on imagine que cette frustration est d’abord provoquée par le silence obstiné du psychanalyste, elle possède en réalité une autre origine :

« Ne s’agit-il pas plutôt d’une frustration qui serait inhérente au discours même du sujet ? Le sujet ne s’y engage-t-il pas dans une dépossession toujours plus grande de cet être de lui-même, dont, à force de peintures sincères qui n’en laissent pas moins incohérente l’idée, de rectifications qui n’atteignent pas à dégager son essence, d’étais et de défenses qui n’empêchent pas de vaciller sa statue, d’étreintes narcissiques qui se font souffle à l’animer, il finit par reconnaître que cet être n’a jamais été que son œuvre dans l’imaginaire et que cette œuvre déçoit en lui toute certitude. Car dans ce travail qu’il fait de la reconstruire pour un autre, il retrouve l’aliénation fondamentale qui la lui a fait construire comme une autre, et qui l’a toujours destinée à lui être dérobée par un autre. »3

Ce que le patient vient à découvrir, c’est que son moi est une projection, et que sa frustration s’explique par le fait qu’il est prisonnier de cette projection, avec laquelle il ne peut jamais vraiment coïncider. Cette « statue » qu’il a modelée et en laquelle il croit est la cause de sa « statique », de la permanence du « statut renouvelé de son aliénation ». Le narcissisme se caractérise ainsi par la condition systématique d’une frustration perpétuelle. 4

L’analyse consiste à briser l’emprise de cette fascination pour le miroir, et pour ce faire, le patient est amené à faire la distinction entre sa subjectivité vécue et les projections fantasmées de lui-même en tant qu’objet. Comme Lacan l’écrit : « Pour revenir, quant à nous, à une vue plus dialectique de l’expérience, nous dirons que l’analyse consiste précisément à distinguer la personne étendue sur le divan analytique de celle qui parle. Ce qui fait déjà avec celle qui écoute [le psychanalyste], trois personnes présentes dans la situation analytique, entre lesquelles il est de règle de se poser la question […] : où est le moi du sujet ? »5 Le projet analytique est donc un projet où le patient se désengage de la « statue » de son moi reflété, et redécouvre la vraie temporalité de sa propre histoire grâce à une méthode de réflexivité. Il remplace l’atemporalité de la répétition par la temporalité du changement.

Tout comme la psychanalyse considère que le patient s’engage dans une récupération de l’histoire authentique de son être, le modernisme considère que l’artiste place sa propre expressivité dans la découverte des conditions objectives de son médium et de leur histoire. Ainsi, la condition même pour atteindre sa subjectivité implique que l’artiste reconnaisse les matériaux d’un objet extérieur (ou d’un médium) et leur indépendance historique.

À l’inverse, le circuit fermé de la vidéo semble être l’instrument d’une double répression, à travers laquelle la conscience de la temporalité et de la séparation entre le sujet et l’objet fusionne simultanément. La conséquence de cette submersion, pour le créateur comme pour l’observateur de la plupart des œuvres d’art vidéo, est une sorte de chute en apesanteur dans l’espace du narcissisme.

Bien sûr, la question de savoir pourquoi la vidéo a attiré de plus en plus d’artistes et de collectionneurs appelle un ensemble complexe de réponses, dont l’analyse s’étendrait du problème du narcissisme dans le contexte plus large de notre culture, jusqu’aux mécanismes spécifiques du marché de l’art actuel. Je ne ferais pas cette analyse ici, préférant la réserver à un prochain article. Cependant, j’aimerais établir dès maintenant un lien entre la constitution d’un moi engendré par le feedback vidéo et la situation réelle du monde de l’art dont sont issus les artistes vidéo. Au cours des quinze dernières années, le monde a terriblement été affecté par sa relation avec les médias de masse. Pour la génération ayant grandi ces dix dernières années, la publication, la reproduction et la dissémination de l’œuvre d’un artiste dans les médias sont presque devenues l’unique moyen d’attester son existence artistique. L’exigence d’une rediffusion instantanée dans les médias — en réalité, la création d’œuvres qui n’existent même plus hors de ces rediffusions, comme c’est le cas pour l’art conceptuel et sa sous-catégorie, l’art corporel — est évidemment liée à une esthétique où le moi se crée grâce au dispositif électronique du feedback, du retour de l’image en continu.
Dans le corpus de l’art vidéo, il existe toutefois trois phénomènes qui vont à l’encontre de ce que j’ai affirmé jusque là, ou du moins qui en divergent d’une certaine manière. 1) Les vidéos qui exploitent le médium afin de le critiquer de l’intérieur ; 2) celles qui représentent une attaque physique contre le dispositif vidéo pour se libérer de son emprise psychologique ; et 3) les installations qui se servent du médium comme sous-catégorie de la peinture ou de la sculpture. Boomerang de Richard Serra représente le premier phénomène. Le deuxième peut être illustré par Vertical Roll de Joan Jonas. Le troisième, enfin, se limite à certaines installations de Bruce Nauman et de Peter Campus, dont les deux installations sœurs de ce dernier, intitulées mem et dor.

J’ai déjà décrit comment le narcissisme s’exprimait dans Boomerang. Ce qui différencie cette vidéo de Now de Lynda Benglis, par exemple, c’est sa distance critique par rapport à son propre sujet. Cela s’explique d’abord par le fait que Richard Serra utilise un feedback audio plutôt que vidéo. Notre point de vue ne coïncide pas avec le circuit fermé dans lequel se trouve Nancy Holt, nous sommes à l’extérieur. De plus, la condition narcissique passe par le langage et par la pensée, l’expression et la réflexivité critique ont ainsi lieu simultanément.

Ce qui est significatif, c’est que cette position extérieure offerte par Serra, séparée du sujet de Boomerang, permet un rapport au temps différent de beaucoup d’autres vidéos. La brièveté de cette œuvre, dix minutes, fait elle-même référence au discours, à la durée nécessaire pour formuler et développer un argument, et au temps qu’il faut à son destinataire pour le comprendre. Ce qui est latent dans le début de Boomerang, c’est sa propre conclusion. Une fois atteinte, l’œuvre s’arrête.

Joan Jonas, Vertical Roll, video still, 1972. Courtesy of the artist

Joan Jonas, Vertical Roll, video, 1972. Courtesy of the artist © Joan Jonas.

Vertical Roll est un autre exemple où le temps est contraint par la vidéo, et où il est considéré comme étant une force poussant vers une fin. Dans cette œuvre, la perception du temps se fait grâce à l’instabilité de l’image, due à la désynchronisation des fréquences des signaux de la caméra et du moniteur. Le défilement saccadé, où le bas du cadre est projeté vers le haut de l’écran, semble entraîner une dégradation des 525 lignes qui constituent l’image du téléviseur. Lorsqu’on réalise qu’il s’agit d’un effet volontaire, on peut imaginer qu’une instance psychique s’acharne sur la stabilité électronique de l’écran. On perçoit à travers le balayage constant de l’image une dimension réflexive qui nous renvoie vers la trame du téléviseur, vers le support même de la déformation de l’image.

C’est de là que naît le sujet de Vertical Roll, qui représente le temps comme une dissolution continue dans l’espace. On y voit une séquence d’images et d’actions sous différents angles, à différentes distances et avec différentes orientations de la caméra par rapport au sol. Avec la grammaire habituelle du film et de la vidéo, ces changements auraient été enregistrés soit par le mouvement de la caméra (dont le zoom fait aussi partie), soit par le montage. Joan Jonas a bien utilisé ces techniques pour réaliser Vertical Roll, mais le balayage constant de l’image rend ces mouvements invisibles, cette grammaire est érodée par la dislocation de l’image. Comme je l’ai dit, l’illusion créée est celle d’une dissolution continue dans le temps et dans l’espace. Le moniteur, en tant qu’outil, semble enrouler les expériences sur elles-mêmes, tel un fil de pêche sur un moulinet ou une bande magnétique sur une bobine. Le mouvement de dissolution continue devient alors une métaphore de la réalité physique, non seulement de la trame de l’écran, mais aussi de la bande vidéo, dont les bobines incarnent une quantité de temps déterminée.

J’ai décrit plus haut la situation paradigmatique créée par la vidéo : celle d’un corps entre parenthèses, entre la caméra et le moniteur. Dans Vertical Roll, une des deux parenthèses est rendue plus active que l’autre grâce au mouvement de l’écran, référence à la réalité physique de la bande magnétique. Le moniteur devient une bobine à travers laquelle on peut pressentir l’imminence d’un but, d’une fin de l’action. Cette fin arrive lorsque Joan Jonas, également actrice de la performance enregistrée, prise dans le circuit fermé de la caméra et du moniteur, s’affranchit de cette parenthèse, de ce retour de l’image en continu, pour se tourner directement face à la caméra tandis que les défilements saccadés s’arrêtent.

Si dans Vertical Roll, c’est le mouvement conjoint du défilement de l’écran et de la bande magnétique qui est isolé en tant qu’objet physique, dans mem et dor de Peter Campus, c’est l’immobilisme du pan de mur qui est matérialisé. Dans ces deux œuvres, un rapport triangulaire s’installe entre 1) une caméra, 2) un dispositif de projection de l’image en direct sur un mur (en taille réelle et agrandie), et 3) le mur lui-même. L’expérience du visiteur résulte des positions que son corps occupe entre les vecteurs formés par ces trois éléments. Quand il sort du triangle, il ne voit que l’imposant pan lumineux projeté sur un mur de la pièce obscure. Ce n’est que lorsqu’il rentre dans le champ de la caméra qu’il peut réaliser qu’une image (la sienne) est projetée sur le mur. Mais dans ces deux installations, les conditions qui lui permettent de se voir à l’écran sont très particulières.

Dans dor, une caméra est placée dans un couloir, menant à la pièce où le projecteur est installé. Lorsqu’il est dans la pièce, le visiteur n’est pas dans le champ de la caméra, il n’apparaît donc pas à l’écran. Ce n’est qu’au seuil de la pièce qu’il est dans le champ, à la fois assez éclairé et dans la zone de mise au point de la caméra pour apparaître à l’écran. Comme l’image est projetée sur le mur situé dans le prolongement de l’entrée, le visiteur est obligé d’être en périphérie de sa propre image, dans la continuité du plan de l’illusion. Son corps est donc à la fois la substance de l’image et la prolongation de la substance du mur sur lequel l’image est projetée.

Dans mem, la caméra et le projecteur sont du même côté du mur-écran, installés de sorte que le champ de la caméra ne couvre qu’un mince couloir parallèle au mur éclairé. Le visiteur doit donc pratiquement se coller au mur pour apparaître à l’image. Lorsqu’il s’éloigne assez du mur pour se voir, l’image se déforme et devient floue. Mais s’il s’en rapproche assez pour apparaître net, il est si près de l’écran qu’il ne peut plus vraiment le voir. Dans mem, comme dans dor, le corps du visiteur s’identifie physiquement avec le mur-écran comme lieu de projection de l’image.

Peter Campus, mem, 1974. Photo Bevan Davies © Peter Campus 2017

En un sens, on pourrait dire que ces deux installations se contentent de déplacer, du studio de l’artiste vidéo à une galerie ouverte au public, le dispositif de retransmission de l’image en direct. Ce n’est toutefois pas si simple, car mem et dor instaurent deux types d’invisibilités : l’absence de l’image du visiteur s’il est présent face au mur, et l’absence relative du visiteur face au mur s’il veut que son image soit projetée à l’écran.

Les installations de Peter Campus témoignent de la puissance du narcissisme qui pousse leur visiteur à se déplacer par rapport à l’écran projeté au mur. Il s’avance, il recule, il tourne la tête et se tord le cou : il est forcé de reconnaître lui aussi cette motivation narcissique. Mais ces œuvres impliquent de constater la séparation entre les deux surfaces dont dépend l’image, le corps du visiteur et le mur, et de les faire apparaître de manière absolument différente. C’est dans cette distinction que le mur, la surface picturale, est compris comme un Autre absolu, faisant partie du monde des objets extérieurs au moi. Il faut également préciser que les conditions de projection de l’image de soi sur le mur impliquent de reconnaître toutes les façons dont ce n’est pas possible.

Bien que ce soit une période sur laquelle on a peu écrit, des installations comme mem et dor s’inscrivent évidemment dans l’histoire de l’art de ces quinze dernières années. Cette histoire englobe les activités de certains artistes dont le travail combine des moyens psychologiques et formels pour parvenir à des objectifs très particuliers. Les œuvres de Robert Rauschenberg en sont le parfait exemple. En rassemblant des objets réels et des images trouvées au sein de la matrice statique d’un champ pictural, il tente de convertir ce champ en ce qu’on pourrait appeler un pan de mémoire. Ainsi, le champ pictural statique s’inscrit à la fois dans la psychologie et dans une temporalité épaissie. J’ai expliqué dans un autre article 6 que cette volonté était issue de thématiques liées au fétichisme de la marchandise. Rauschenberg, parmi beaucoup d’autres artistes, a lutté contre une situation où la peinture et la sculpture ont été absorbées par un marché du luxe. Elles ont tellement été récupérées que leur contenu a profondément été conditionné par leur statut de récompense-fétiche afin d’être collectionnées, et ainsi consommées. En réponse à cela, Rauschenberg revendique une relation différente, alternative, entre les œuvres d’art et ceux qui les regardent. Pour se faire, il se sert de la valeur du temps : du temps qu’il faut pour lire un texte ou une peinture, pour répéter l’acte de différentiation cognitive que cela entraîne, pour saisir son objectif. C’est-à-dire qu’il souhaite opposer la valeur temporelle de la conscience à l’immobilisme de la marchandise fétiche.

Peter Campus, dor, 1975. Installation à la Bykert Gallery, New York, 1975. Photo Bevan Davies, courtesy Paula Cooper Gallery © Peter Campus 2017

Peter Campus, dor, 1975. Installation à la Bykert Gallery, New York, 1975. Photo Bevan
Davies, courtesy Paula Cooper Gallery © Peter Campus 2017


Bien que répondant aux mêmes considérations, la temporalité qui s’inscrit dans ses sculptures minimalistes des années 1960 aborde surtout des questions de perception. L’observateur était ainsi impliqué dans un décodage temporel de différents paramètres comme l’échelle, la position ou la forme, par essence plus abstraits que, par exemple, le contenu de la mémoire. De la mémoire pure, en opposition à la psychologie appliquée, pourrait-on dire. Mais dans les œuvres de certains sculpteurs plus jeunes, comme Joel Shapiro, les questions du minimalisme sont intégrées dans un espace qui, comme le champ pictural de Rauschenberg, se définit lui-même comme étant mnémotechnique.

La distance physique avec un objet sculptural est ainsi comprise comme étant indissociable du retrait du temps.

C’est à ce corpus d’œuvres que je voudrais ajouter celles de Peter Campus. Il fait de l’enfermement narcissique inhérent au médium vidéo l’élément d’une stratégie psychologique qui lui permet d’étudier les conditions générales du pictorialisme par rapport à ses observateurs. Autrement dit, c’est une description critique du narcissisme en tant que mise entre parenthèses de soi-même par rapport au monde et à ses conditions, tout en réaffirmant la nature factice de l’objet face à l’attraction narcissique de la projection.

 

Rosalind Krauss, New York, 1976
Traduction : Aurélien Ivars, 2016

References[+]