— Entretien
Pierre Léon et Paulino Viota : « Yo fui cineasta » [FR/ES]


Publié le


Versión española

Contactos, Cuerpo a cuerpo et les courts-métrages de Paulino Viota José Luis, Tiempo de busca et Fin de un invierno seront projetés au Jeu de Paume les 5 et 6 avril 2014, dans le cadre d’un week-end spécial dédié à l’œuvre de Paulino Viota et Gonzalo García Pelayo.
Toute la programmation sur : www.jeudepaume.org


[stream flv=x:/lemagazine.jeudepaume.org/wp-content/uploads/video/Entretien/Viota/Ferias/LasferiasBD.flv img=x:/lemagazine.jeudepaume.org/wp-content/uploads/video/Entretien/Viota/Ferias/ferias169.jpg hd=x:/lemagazine.jeudepaume.org/wp-content/uploads/video/Entretien/Viota/Ferias/LasferiasHD.flv mp4=x:/lemagazine.jeudepaume.org/wp-content/uploads/video/Entretien/Viota/Ferias/Lasferiasiphone.mp4 embed=false share=false width=450 height=253 dock=true controlbar=over bandwidth=high autostart=false /]
Paulino Viota, Las ferias, 1966, couleur, 8mm, 26′

Pierre Léon : Votre premier film, Las ferias (1966), vous l’avez tourné tout seul, vous et votre caméra super 8, dont votre père vous avait fait cadeau. Vous aviez 18 ans. Aujourd’hui, on dirait que ce portrait de Santander, la ville de votre enfance, pendant ces fêtes foraines, est un documentaire. Pourtant, dès les premiers plans — avec ces couleurs très particulières, ces gammes entières de bleu ou de rouge — votre volonté de composition, je dirais même votre appétit vorace des combinaisons formelles, repousse d’emblée l’idée d’un genre déterminé. Délibéré ou non, c’est un fait. Que pensiez-vous à 18 ans, en filmant ainsi votre ville ?

Paulino Viota : Plus qu’à la composition plastique, je crois que je pensais à la composition dans le sens temporel, au développement narratif du film. Le contraste entre les fêtes foraines et la plage m’intéressait. Sortir des fêtes foraines et montrer la plage, pour revenir ensuite aux fêtes avec ce contraste déjà présent. D’où la chanson de Marie Laforêt à la fin, pour avoir les deux choses en même temps. Pour commencer, je voyais les fêtes foraines avec un clair-obscur implicite. Je veux dire par là qu’il s’agit d’une fête, mais d’une fête bon marché, assez misérable. C’est une fête organisée par des personnes pauvres, vagabondes, avec une vie qui pour moi qui suis très casanier, me semblait très dure ; une fête pour les classes populaires ou au mieux pour la classe moyenne la plus modeste de la ville. On ne peut même pas imaginer que les riches puissent aller à des fêtes foraines. Une fête surtout pour les enfants, qui sont sûrement ceux qui ressentent le moins ce contexte de pénurie et de tristesse. Alors, pour faire ressortir ce caractère des fêtes foraines, je les ai mises en opposition avec la plage, qui était pour moi un plaisir pur, partagé tant des ouvriers que des classes moyennes, mais sans aucune connotation de travail et de pauvreté. Peut-être que les mêmes personnes allaient le matin à la plage puis aux fêtes foraines l’après-midi, mais je percevais la différence entre ces deux situations. Concernant l’importance de la plage, il faut tenir compte du fait que Santander est une ville touristique et estivale par définition, tout comme Saint-Sébastien ou Biarritz.

Par rapport à votre question, à cet « appétit vorace des combinaisons formelles » que je suis ravi que vous ayez vu dans Las ferias, la seule chose qui me vient à l’esprit est que mes premières vocations, durant l’enfance et l’adolescence, furent le dessin et la peinture. Je dessinais sans cesse, à la craie, au crayon, à la plume, et en couleurs, des aquarelles, et je regardais toutes les reproductions de peinture que je pouvais. Plus tard, mon goût pour le cinéma a pris le dessus. Mais j’avais cette base de dessinateur et d’aquarelliste. Sans aucun doute j’ai choisi ces fêtes foraines qui avaient lieu quinze jours par an pour leur force expressive, non seulement pour ce clair-obscur dramatique mentionné auparavant, mais aussi parce qu’il était indissolublement lié à un chromatisme intense et insolite dans la grisaille de cette ville de province. Le découpage qu’implique n’importe quel cadrage permet de l’apprécier au maximum. Visuellement, les fêtes foraines apportaient une réponse à tous les problèmes.

P.L. : Dans les trois courts métrages qui suivent Las ferias, que certains appellent « la trilogie de Santander » (José Luis, 1967, Tiempo de busca, 1967, Fin de un invierno, 1968), la fiction prend le dessus, mais on sent que les acteurs ont la liberté (et peut-être le devoir) de mettre en doute à chaque moment la réalité même de cette fiction. Comment voyez-vous ça aujourd’hui ?

P.V. : Je ne sais pas non plus comment répondre directement à cette deuxième question. Je crois que cette sensation que vous avez de ce que les acteurs « ont la liberté, et peut-être le devoir, de mettre en doute à chaque moment la réalité de cette fiction » pourrait trouver son origine dans le processus de réalisation de ces films. J’entends par là que dans les trois films, l’acteur principal est également l’auteur du scénario. En plus, les deux personnes concernées ont été fondamentales dans ma vie. Javier Vega (José Luis) est mon cousin, un peu plus âgé que moi, et que je connais donc depuis ma naissance. Il a continué à collaborer avec moi jusqu’à ce qu’il parte en Amérique pour son travail. Guadalupe G. Güemes (Tina dans Tiempo de busca, Fin de un invierno, et aussi dans Contactos) a commencé par travailler avec moi dans les films, puis nous nous sommes mis en couple et nous le sommes encore aujourd’hui. Cette idée selon laquelle le protagoniste devait aussi être l’auteur de l’histoire, a surgi naturellement je crois, car après la solitude que j’avais pu ressentir lors du tournage de Las ferias, j’avais très envie de collaborer avec d’autres personnes. Moi, qui suis d’une timidité maladive, j’ai trouvé dans le cinéma la solution idéale pour côtoyer d’autres personnes, sortir de moi-même, sachant que les histoires des autres m’ont toujours plus intéressé que les miennes. J’ai développé cela dans Cuerpo a cuerpo, où non seulement les protagonistes, mais aussi l’ensemble des acteurs sont les créateurs de leurs personnages. Dans ce sens, c’est un retour aux premiers films, ce que j’ai souligné en y incluant, comme des flashbacks, des extraits de Fin de un invierno. Cela m’amène à l’idée de portrait : je crois que tous ces films peuvent être vus comme des « portraits ». Des portraits au sens cinématographique, avec une dimension temporelle. Je vois depuis l’extérieur les histoires des autres, je ne leur impose pas les miennes. Mon devoir est d’essayer de les comprendre. Je leur demande de me raconter leurs histoires et c’est comme si je leur disais : « Non, ne me les raconte pas, représente-les-moi ». C’est alors ce qu’ils le font, je le récupère cinématographiquement et le film est prêt. De là jaillit sûrement cette belle idée que vous avez que les acteurs peuvent s’extirper de la fiction. Certainement parce qu’ils viennent d’y entrer… Quelques années plus tard, j’ai trouvé une idée qui me semble très proche de Renoir, rien de moins : son « faire semblant ». Une interprétation qui a un pied dehors, et l’autre dans la réalité. Mais je me trompe peut-être et ce n’est pas ce que vous vouliez dire. Même dans Contactos, il y a beaucoup de choses apportées par Guadalupe (bien qu’elle ne figure pas comme scénariste) : elle avait été serveuse et composa tout ce qui était relatif à ce métier ; d’ailleurs, il y a une scène où, assise à une table du restaurant, parlant avec quelqu’un que nous ne voyons pas, les choses qu’elle raconte lui étaient réellement arrivées.

P.L. : On sent, particulièrement dans Fin de un invierno, plus radical, notamment dans son rapport avec l’espace, très tendu, une fraternité avec les premiers films espagnols d’Adolfo Arrietta, et peut-être même de Jean Eustache, que vous ne connaissiez pas à l’époque, me semble-t-il. Ce rapport est-il purement historique, dans le sens où plusieurs cinéastes peuvent, par des chemins individuels, parvenir presque en même temps aux mêmes découvertes, ou aviez-vous déjà des contacts (sans mauvais jeu de mots !) avec quelques-uns d’entre eux ?

P.V. : La fraternité avec Arrietta et même avec Eustache serait, je crois, comme vous dites, « purement historique ». Encore à ce jour, je connais très mal le cinéma d’Arrietta, qui est très difficile à regarder. En ce qui concerne Eustache, je le trouve admirable. Ce qui peut surprendre est qu’il puisse exister une relation entre un cinéaste presque adolescent dans la province espagnole et des cinéastes français (parce qu’Arrietta est un cinéaste français, comme le prouve le deuxième « t » qu’il a ajouté à son nom), malgré les grandes différences culturelles et politiques du moment. Mais je crois que l’air du temps est très prégnant et qu’en plus, ce n’est pas quelque chose de purement spirituel, cela a aussi à voir avec la technique. Nous utilisions très probablement les mêmes modèles de caméra, ou d’émulsions, les laboratoires travaillaient de la même façon, etc…

P.L. : Bien sûr, Arrietta est probablement un cinéaste plus français qu’espagnol, le plus parisien des cinéastes underground des années 70, en tout cas. J’avais en tête principalement ses deux premiers films, El Crimen de la pirindola, et Imitacíon del ángel. C’est, comme vous dites justement, davantage une fraternité technique qu’esthétique. Mais la technique mène inévitablement à l’esthétique, et à la constitution d’un rapport poétique au monde, surtout quand ce monde (l’Espagne des années 60) est le théâtre d’une représentation politique à la fois figée et redoutable. Comme un poisson-pierre. Aviez-vous, à un âge où l’on est en pleine formation, conscience des difficultés à trouver une place de cinéaste sans se faire avaler par le poisson ? Vous auriez pu dessiner, peindre…

P.V. : Je n’ai pas pu voir les deux films espagnols d’Arrietta. Pour compléter ma réponse précédente, je voudrais préciser que quand je disais que la fraternité était technique, j’amalgamais implicitement celle-ci avec le style de l’époque, avec l’esthétique. Celle d’À bout de souffle, par exemple, est impossible sans la Caméflex et le tournage en muet. Et bien que cette époque soit révolue, cela fonctionne toujours comme ça. Je ne crois pas avoir bien compris votre question sur si j’avais conscience des difficultés de trouver une place comme cinéaste sans être avalé par le poisson-pierre (un animal dont j’ignorais l’existence ; je me suis maintenant renseigné). Je crois que non, que je n’avais pas conscience de la réalité du cinéma espagnol. J’ai commencé à faire du cinéma par pure passion. Et ce que j’essayais de faire avec les premiers films, je m’en souviens parfaitement, c’était d’apprendre à les faire, d’apprendre le métier. C’était une ingénuité car, pour faire du cinéma professionnel en Espagne à cette époque-là (et peut-être encore maintenant), plus que des compétences techniques, il fallait des arrangements politiques compliqués et des « relations publiques », pour lesquelles je ne suis pas du tout doué, moi et ma timidité de fils unique. J’ai la sensation de n’avoir jamais fait de cinéma que dans ce que je considérais comme une phase d’apprentissage. J’ai commencé à 17 ans, avec une caméra 8mm qui ne marchait pas bien et qui ne m’a pas permis d’achever mes essais. L’année suivante, j’ai fait les Super 8 que vous connaissez. J’ai fini (faute de ne pas pouvoir obtenir plus d’argent) lorsque j’avais 34 ans, quand d’autres commencent leur carrière. Maintenant, 31 ans plus tard, je crois que je connais mieux le cinéma, mais je n’ai pu l’utiliser que dans mes cours. Je me suis sûrement trompé de vocation, j’aurais dû continuer avec les aquarelles et, en tout état de cause, passer à l’huile.

P.L. : Je reviens un moment à votre idée de « portrait » et accessoirement à Renoir. « Faire semblant », c’est tout à fait ça : une manière qu’ont les acteurs d’animer continuellement l’aller-retour entre eux et les personnages. Si l’on pense à Partie de campagne, par exemple, même si on ignore la grande complicité « familiale » de l’équipe (et même si l’on tient compte des difficultés du tournage), on est quand même frappé par la permanence de ce double jeu des acteurs, qui donnent au spectateur le privilège de pouvoir presque circuler dans le même espace et le même temps qu’eux. Je trouve ce sentiment très fort dans vos premiers courts métrages, en particulier dans José Luis. Les personnages y apparaissent les uns après les autres : d’abord le fils, ensuite la mère, et beaucoup plus tard le père et le petit frère. Quand le film commence, nous n’avons d’autre conscience que celle de l’existence de José Luis. Il est dans son espace et cet espace lui est réservé. C’est peut-être difficile pour vous de juger de cela, mais j’ai l’impression que le découpage (et la lumière, évidemment) construit cette histoire précisément comme une galerie de portraits.

P.V. : C’est pour moi un honneur inimaginable que vous compariez, d’autant plus dans le sens de la dualité acteur-personnage, mes premiers films avec Partie de campagne. Je trouve très judicieuse votre remarque : dans José Luis les personnages sont présentés successivement. Vous dites que quand le film commence, nous n’avons conscience que de l’existence de José Luis. « Il est dans son espace et cet espace lui est réservé ». Cela peut venir d’un élément très délibéré dans la mise-en-scène : un plan en travelling de José Luis qui marche très vite le long d’une rue solitaire, avant le générique ; ensuite, après un gros plan de lui endormi, un plan long des premières actions qu’il réalise ce jour-là, suivi par la caméra dans ses allés et venues à travers le couloir du petit appartement. C’est un plan-séquence (même si aujourd’hui il est interrompu plusieurs fois par les défauts de la pellicule, et c’est déjà un miracle qu’elle ait été conservée 47 ans et qu’il ait été possible de la sauver), un plan qui dure 4 minutes (un huitième du film complet), totalement dédié à ce garçon qui nous est présenté dans ses premières actions de la journée. Cependant, il est possible de voir dans ce plan des indices de la présence d’un enfant dans la maison : dans la chambre il y a deux lits et sur l’un d’eux il y a une BD, et José Luis range un pistolet en plastique. Une autre chose très caractéristique de cette époque-là : ce dimanche l’eau ne coule pas du robinet. Alors je vous confirme cette idée de « galerie de personnages », non peu fier de votre appréciation. Dans le long travelling (que j’aime beaucoup) dans lequel José Luis et ses trois amis discutent de la revue qu’il a achetée (« Cahiers pour le dialogue », qui auparavant était la principale publication des opposants au franquisme), je crois qu’il s’agit de faire le portrait de ces amis et le rapport que José Luis entretient avec eux. Il en est de même l’après-midi avec les filles.


[stream flv=x:/lemagazine.jeudepaume.org/wp-content/uploads/video/Entretien/Viota/Contactos/contactosBD.flv img=x:/lemagazine.jeudepaume.org/wp-content/uploads/video/Entretien/Viota/Contactos/contactos169.jpg hd=x:/lemagazine.jeudepaume.org/wp-content/uploads/video/Entretien/Viota/Contactos/contactosHD.flv mp4=x:/lemagazine.jeudepaume.org/wp-content/uploads/video/Entretien/Viota/Contactos/contactosiphone.mp4 embed=false share=false width=450 height=253 dock=true controlbar=over bandwidth=high autostart=false /]
Paulino Viota, Contactos, 1970, N&B, 16 mm, 70’

P.L. : Vous parliez du contraste entre le temps des ferias et le temps de la plage. J’ai l’impression que ce contraste, à l’œuvre dans beaucoup de vos films, passe essentiellement par un rapport conflictuel entre les espaces. Comme si vous laissiez ces espaces respirer suffisamment pour que le temps lui aussi reprenne son souffle. Chez Rivette, à l’inverse, les personnages prennent tout le temps nécessaire pour parcourir les espaces à découvrir, à débusquer (comme dans Out 1 et les autres films des années 70). Alors que dans Contactos, c’est la caméra qui se charge de compter les secondes et les minutes, elle ne lâche pas prise jusqu’à ce que le temps d’un lieu soit complètement épuisé. Je pense à ce plan, filmé par-deçà la fenêtre de la chambre de Tina, lorsqu’elle parle avec Javier après avoir fait l’amour. On ne les voit pas jusqu’à ce qu’ils viennent devant nous en finissant de se rhabiller. La caméra est-elle devenue un personnage à part entière ?

P.V. : Votre commentaire sur « laisser les espaces respirer suffisamment pour que le temps lui aussi reprenne son souffle » m’a rappelé la phrase très connue dans Parsifal, qui dit que dans le bois de Montsalvat « le temps devient espace ». Dans Contactos, c’est peut-être le contraire : “presser” le temps, avec une contemplation très approfondie des espaces, jusqu’à en obtenir le “jus”. Je pense aussi maintenant à la première séquence dans le port de The Salvation Hunters, que je ne connaissais pas encore à cette époque. IL s’agit d’une longue scène de drague. Dans Contactos, l’espace et le temps sont les protagonistes et l’idée était de faire avec eux le contraire du cinéma narratif habituel, prédominant à l’époque. Tout dans Contactos est basé sur l’idée de faire le contraire. Dans un grand film narratif, la force de l’histoire est montrée avec des faits et des mouvements qui nous font oublier le temps et l’espace. Bon, je connais aussi très mal le cinéma de Rivette… Je n’ai pas vu Out 1 ni presque aucun de ses films des années 70. Mais je comprends ce que vous dites de ses personnages comme véhicules pour mettre en évidence les espaces. En effet je crois que vous avez raison : dans Contactos les personnages habitent dans ce qui ressemble à des compartiments étanches et ce sont les mouvements latéraux de la caméra qui, au lieu d’unir ces habitacles séparés, montrent cette disjonction. Disjonction parfois aussi entre voix et corps, entre champ et hors-champ, comme dans la scène que vous indiquez entre Tina et Javier. La caméra, étant en partie indépendante des mouvements des personnages, devient certainement un personnage ; le contraire du cinéma narratif contre lequel nous réagissions, où elle doit devenir invisible.

P.L. : Une question annexe, technique. Comment avez-vous fait pour Contactos ? La caméra est assez stable dans les plans fixes, puis elle bouge, soudain (quittant la fenêtre pour glisser le long du mur) : aviez-vous un fauteuil roulant ou c’est votre opérateur qui était très fort ?

P.V. : Contactos n’a que 5 emplacements de caméra. Un immobile (celui du restaurant) et les quatre autres avec des mouvements latéraux, ou immobiles, selon les cas. Effectivement nous avions un fauteuil roulant, mais il ne pouvait être utilisé que dans deux de ces emplacements (l’extérieur et la maison de l’amant, où la caméra bougeait le long d’un balcon qui reliait la salle avec la chambre à coucher). Pour les deux cadrages restants, les deux de la pension, dont les angles de vue étaient perpendiculaires, la caméra bougeait, dans le premier, à travers le salon et après, en reculant, sortait dans la cour (c’était un appartement en rez-de-chaussée) et, latéralement, arrivait à la chambre de Javier ; dans le deuxième, par l’autre cour, elle passait du salon à la chambre de Tina puis à une autre chambre, non habitée, près de la porte d’entrée. Tout ceci toujours à travers les fenêtres, sauf dans le cas du salon, qui avait une porte vers chaque cour. Une curieuse trouvaille, cet appartement (où habitait réellement Guadalupe, sa chambre étant celle de Tina). Il a conditionné et inventé en grande partie la mise en scène du film. Mais pour ces mouvements nous ne pouvions pas utiliser le fauteuil roulant, car le sol des cours était très irrégulier, tortueux, accidenté. Donc il fallait faire les mouvements de caméra à la main. Ensuite, dans les moments où la caméra devait rester immobile, nous avions mis un trépied sur lequel, sans lâcher la Bolex avec le châssis de sa main, s’appuyait l’opérateur. Ainsi il tenait, héroïquement, les longues minutes que duraient ces positions fixes. Il n’était pas spécialement costaud (je comprends votre « très fort » non seulement dans le sens de « doué » mais aussi physiquement). Il s’agissait de Ramón Saldías, le chef-opérateur (en fait nous n’avions que lui pour tout faire, il faisait la mise au point en même temps) ; c’était cet homme de petite taille qui, dans un plan d’extérieur, vers la 12ème minute, arrive dans le fond et discute avec les protagonistes. Je n’aimais pas du tout ces mouvements par à-coups, ils auraient dû être comme ceux de l’appartement de l’amant, mais je ne pouvais pas choisir, nous manquions d’argent pour tout, les rails, les dollies ou les planches. C’était soit le faire comme cela, soit il n’y avait pas de film.

P.L. : On sent très bien cette tension formelle, dictée par l’espace lui-même de la pension. C’est précisément ce qui donne à ces séquences leur tonalité et leur rythme. Comme la topographie du café, qui avec sa porte battante et les allers-retours des serveurs, entraîne un certain type de mise en scène. En faisant en quelque sorte confiance aux lieux, vous cherchez à en extraire le maximum d’expressivité. Ça me fait penser à Hitchcock, qui disait à peu près que quand il allait en Hollande, il filmait ce qu’il y trouvait, c’est-à-dire des moulins. Vous aussi, en quelque sorte, non ? Bien que vos personnages n’aient rien de Don Quichotte, puisqu’on parle de moulins.

P.V. : Comme c’est toujours le cas avec vos commentaires, vos affirmations me paraissent très belles. Oui, la mise en scène de Contactos est déterminée, pourrait-on dire, par les espaces. Mais je crois qu’en même temps, ces espaces sont prédéterminés par les choix faits au cours de la réalisation du film. Nous n’avons choisi que cinq cadrages, comme je vous le disais, afin de définir au maximum et de mettre davantage en évidence les composants essentiels des vies des personnages. À savoir, deux cadrages pour la pension : un premier pour la vie privée des personnages (Tina et Javier), qui relie leurs chambres selon cet angle de 90°, et un second pour le restaurant, c’est-à-dire pour le travail. Il y a un autre cadrage à l’extérieur, pour le coin, qui se rapporte, plus ou moins implicitement, à l’activité clandestine de Javier (que l’on peut voir à un moment donné mesurer le temps nécessaire pour faire le tour du pâté de maison) ; et un denier cadrage pour l’appartement dit “de l’amant” ; amant dont il semble que Tina rétribuait les services. La vie privée et le travail (pension et restaurant) sont des espaces partagés par Tina et Javier (il semble que c’est elle qui était serveuse ici au départ et lui a permis de trouver ce travail) ; le coin est un espace à Javier (et il sera significatif que Tina y apparaisse parfois), et l’appartement de l’amant est un espace à Tina (l’amant trouvera à la fin une Tina peu enthousiaste dans le restaurant, car il s’agit d’un espace commun à elle et Javier).

P.L. : Ce que vous disiez à propos du temps (de ce « jus du temps ») m’a fait penser à votre film Duración. On y voit une horloge, dépouillée de ses aiguilles, excepté celle des secondes, faisant tic-tac en gros plan pendant une dizaine de minutes. C’est d’une grande ironie! D’autant que, de nos jours, quand on voit le film en vidéo, donc à une vitesse de 25 images par seconde, on est perdu dans ce temps étrange. En 1975, vous avez tourné Jaula de todos, un court métrage d’après Diderot, dont le titre irait parfaitement à Duración.

P.V. : À ce que vous dîtes, je comprends que la version que vous avez vue de Duración est celle de l’aiguille des secondes d’une horloge accompagnée d’un tic-tac pendant dix minutes. Le « film », pour l’appeler ainsi, n’a été projeté qu’une seule fois, et pas de la façon dont vous l’avez vu. C’était à l’Ateneo de Bilbao, l’après-midi du 2 février 1970. J’étais prudemment resté à Madrid et c’était le téméraire Santos Zunzunegui qui s’était occupé de la projection. L’idée était de projeter la seule minute du film, en bande sans fin, sans limite de temps, « jusqu’à ce que le dernier spectateur abandonne la salle ». Santos a témoigné de ce qui s’était passé, ainsi qu’un article très détaillé paru dans la presse. Dès que le public (environ cent cinquante personnes dans une petite salle bondée) s’est aperçu de quoi il s’agissait, les protestations et les injures ont fusé, comme il était prévisible, mais, plus surprenant, les spectateurs ne partaient pas, ils voulaient rester jusqu’à ce que cela finisse. Cette pulsion d’épuiser les choses, de ne pas les abandonner sans savoir comment elles finissent, c’est quelque chose sur quoi je ne comptais pas, et qui maintenant me fait penser à l’Ange exterminateur. Finalement, après une heure et vingt minutes (!), alors qu’il restait encore une centaine de personnes, un peintre (repéré par Santos), visiblement plus entreprenant que les autres, a eu l’idée de voler les fusibles, ce qui mit fin à la séance dans le noir.

Duración est donc un précédent radical du traitement du temps, que l’on retrouve dans une version plus modérée dans Contactos. Effectivement, le temps est la « jaula de todos » [la cage pour tous] la plus universelle qui existe. J’ai remplacé le titre du récit de Diderot (Ceci n’est pas un conte) par celui d’un « crisi » (chapitre) d’une œuvre à succès du XVIIème siècle espagnol, El criticón, de Baltasar Gracián. La « jaula de todos » est, chez Gracián, une cage dans laquelle sont enfermés tous les hommes, les uns parce qu’ils manquent de jugement et les autres parce qu’ils en ont trop ; tous sont fous d’une manière ou d’une l’autre. Dans mon court métrage il s’agit, bien sûr, de l’illusion amoureuse. Pour Jaula de todos, qui est peut-être un peu à part dans ma filmographie, je crois avoir voulu réaliser une étude des rapports entre voix off et image, entre voix littéraire et cinéma.

P.L. : Après Contactos, il vous faudra attendre huit ans avant de tourner Con uñas y dientes (Avec bec et ongles). Le style de ce film est très différent. Vous semblez adopter délibérément une forme très codée (un film d’action, grossièrement dit) pour raconter l’histoire d’une grève. On sent un grand plaisir dans le découpage (comme dans certains films de Fassbinder), de la composition et des cadrages. Le contraste est d’autant plus vif avec la violence impitoyable — viol, assassinat — qui parcourt cette ballade des désillusions.

P.V. : Je crois que vous avez encore visé dans le mille avec ce commentaire, avec ce « grand plaisir dans le découpage, de la composition et des cadrages ». Cette délectation vient du fait que Con uñas y dientes est le premier film que j’ai fait avec les conditions de l’industrie du cinéma, même si c’était avec un petit budget. Ce fut la seule fois, car Cuerpo a cuerpo, bien qu’également réalisé dans ces conditions, l’a été avec des moyens très précaires. J’insiste sur ce que j’ai déjà mentionné : à part Duración et Contactos, qui obéissent à un intérêt pour l’avant-garde, les autres films étaient pour moi des travaux d’apprentissage. Je cherchais avec eux à dominer le métier. Je voyais Con uñas y dientes comme une carte de présentation face aux professionnels. La référence à Fassbinder me flatte aussi beaucoup, c’est un cinéaste que je ne connaissais pas auparavant, mais que j’ai beaucoup admiré plus tard, précisément pour ce que vous indiquez, pour une forme toujours impeccable, cohérente et inventive. Personne n’avait remarqué avant vous, à ce que je sache, ce contraste, dans Con uñas y dientes, entre la forme « précieuse » et la violence du contenu. Moi-même je n’y avais jamais pensé ! Donc, que cette idée apparaisse, 37 ans après le tournage, est un grand bonheur pour moi. Je crois que vous avez trouvé, dans ce contraste, la raison ultime, la logique qui est au cœur de Con uñas y dientes, et à laquelle nous étions tous restés insensibles, même moi. Là où je cherchais vraiment un contraste délibéré, c’était dans le contenu. Il y avait deux thèmes qui jouaient l’un avec l’autre, le travail et l’amour, pourrait-on dire. Et ensuite, dans le deuxième, il y avait une opposition supplémentaire, entre la sexualité désirée et le viol. À ce propos, je me souviens que l’actrice, Alicia Sánchez, qui avait courageusement accepté d’incarner le personnage d’Aurora, m’avait confié avant de tourner que la scène du viol l’inquiétait, beaucoup plus que les scènes de sexe avec son partenaire, car celui-ci, Santiago Ramos, était un grand ami avec lequel elle avait beaucoup travaillé au théâtre. (C’était la raison pour laquelle j’avais choisi cet acteur : faciliter sa relation avec Alicia grâce à leurs précédentes collaborations). Puis une fois le tournage fini, Alicia m’avait alors dit que les scènes d’amour lui avaient paru plus gênantes, pour leur côté intime, impudique, que la longue scène de viol, dont la violence gestuelle permettait aux acteurs d’oublier de penser. J’étais intéressé dans Con uñas y dientes par l’ambivalence de ce tyran qu’est la sexualité (comme dit Buñuel dans Mon dernier soupir).

Je voudrais ajouter que, pour une pleine compréhension de Con uñas y dientes, il faut tenir compte des circonstances historiques. J’avais la prétention, presque tel un recordman, d’être le premier à montrer la lutte des classes dans le cinéma espagnol de façon explicite. Cela avait été impossible pendant la longue période franquiste et ne s’était pas fait non plus avant car le cinéma espagnol n’en était encore qu’à ses débuts. Le film n’a pas été tourné huit ans après Contactos mais sept ans après, pendant l’été 1977, juste après les premières élections démocratiques (15 juin), à une époque de grande effervescence politique.

P.L. : Je voudrais qu’on aborde une question qui me semble essentielle. J’ai envie de prendre très au sérieux votre déclaration de 1979 : « yo fui un cineasta » [« Je fus un cinéaste »]. Pouvez-vous en préciser le contexte ?

P.V. : Cette déclaration est due au fait qu’à ce moment-là, après l’échec commercial et de la critique de Con uñas y dientes (qui n’a été soutenu que par une seule revue, Contracampo, qui est de grande qualité me semble-t-il, mais n’a aucune influence dans le monde cinématographique), j’ai senti que je ne pourrais plus continuer dans le cinéma. Celui-ci m’avait totalement absorbé depuis mon adolescence et maintenant c’était fini. Ma vie d’après le cinéma commençait et je me demandais comment elle serait. Je ne m’étais pas trompé, mais j’étais en avance car deux ans plus tard, sur l’initiative d’un groupe de personnes de Santander, on m’a proposé de tourner un sketch dans un film collectif. Ensuite, comme toujours avec l’aide de mes parents (présents dans tous mes films, sauf dans Jaula de todos), j’ai pu rallonger ce sketch pour en faire Cuerpo a cuerpo. Mais cette seconde fois j’ai fait mes adieux au cinéma pour de vrai (je m’étais déjà entrainé la fois précédente). J’ai encore essayé de faire un film de plus. J’ai écrit un scénario qui se déroule pendant la Guerre Civile, dans une prison pour femmes où une condamnée à mort faisait semblant d’être enceinte pour se sauver. Cela aurait été un film coûteux, qui aurait eu besoin d’une aide publique, mais ceux du Ministère (à l’époque, socialiste) n’y étaient pas favorables. De toute façon, même si à ce moment-là je ne le soupçonnais pas, j’ai fini par rester dans le cinéma, pour ainsi dire. Je n’avais jamais voulu écrire sur ce thème ni donner des cours, parce qu’il me semblait que, n’ayant pas les films sous les yeux, mon goût pour l’analyse concrète et minutieuse ne pouvait pas être présentée aux autres. L’apparition du format VHS, qui nous offrait les films à portée de main, m’a fait voir les choses différemment (Truffaut disait : « avant le cinéma était une messe, maintenant c’est un livre de prières »). Avec cet instrument, le cinéaste raté est peu à peu devenu un professeur plutôt reconnu.


[stream flv=x:/lemagazine.jeudepaume.org/wp-content/uploads/video/Entretien/Viota/Cuerpo/cuerpoBD.flv img=x:/lemagazine.jeudepaume.org/wp-content/uploads/video/Entretien/Viota/Cuerpo/cuerpo169.jpg hd=x:/lemagazine.jeudepaume.org/wp-content/uploads/video/Entretien/Viota/Cuerpo/cuerpoHD.flv mp4=x:/lemagazine.jeudepaume.org/wp-content/uploads/video/Entretien/Viota/Cuerpo/cuerpoiphone.mp4 embed=false share=false width=450 height=253 dock=true controlbar=over bandwidth=high autostart=false /]
Paulino Viota, Cuerpo a cuerpo, 1984, couleur, 82′

P.L. : Dans votre film Cuerpo a cuerpo, tourné en 1982, le récit qui était le maître dans Con uñas y dientes, cède la place au pur exercice de dramaturgie : ce sont les acteurs qui prennent en main le destin du film. Pour moi, la partie madrilène en est la plus haute expression, c’est là que le film atteint son sommet. Le scénario a été improvisé avec les comédiens, n’est-ce pas ?

P.V. : Je crois que vous avez très bien vu, de nouveau, les clés de Con uñas y dientes et Cuerpo a cuerpo, l’un récit et l’autre exercice de dramaturgie. J’aimerais vous expliquer la question des improvisations, car il ne s’agit pas tout à fait de cela, et dans Cuerpo a cuerpo la méthode de travail est la raison d’être du film. C’est un film duquel on pourrait dire qu’il consiste en la façon dont il est fait. Je ne voudrais pas être prolixe, mais j’aimerais décrire le processus.

Vous vous êtes rendu compte de la différence entre la partie de Santander et celle de Madrid. Cela est dû au fait que la partie de Santander correspond à ce sketch qu’on m’a proposé de faire. En voyant que j’avais trouvé des acteurs que j’appréciais, j’ai décidé de continuer jusqu’au long-métrage, en tournant de nouvelles scènes pour la partie de Santander (qui à l’origine était de seulement 15 ou 20 minutes) et en rajoutant la partie de Madrid.
Je pensais (une fois encore !), à ma formation comme cinéaste. Si dans Con uñas y dientes il s’agissait du découpage, de la composition et du cadrage, maintenant le rôle principal était donné aux acteurs, qui pour moi (comme pour beaucoup d’autres) sont la clé d’un film, le sommet du travail de la mise en scène.

L’idée de base est venue directement de Renoir. Il avait écrit qu’il ne représentait jamais en face des acteurs les gestes et mouvements que ceux-ci devaient exécuter, parce qu’il ne voulait pas « un tas de petits Renoirs pullulant à l’écran ». C’est l’idée, formidable, de ne pas mélanger les couleurs, chaque personnage ayant une façon d’être « libéré », personnelle et intransmissible. Afin d’éviter que les acteurs aient à dire mes mots – si j’écrivais le scénario –, je leur ai proposé qu’ils créent eux-mêmes leurs personnages. Pour cela, plutôt que de leur faire écrire les dialogues, ce qui risquait de ne pas bien fonctionner, vu qu’ils n’étaient pas scénaristes, l’idée a été de créer des personnages lors des répétitions, à la manière des improvisations faites au théâtre, où les acteurs inventent parfois des scènes qui ne sont pas dans l’œuvre (et qui après ne seront pas non plus dans la représentation) pour rentrer plus profondément dans les personnages, pour mieux les connaître.

Alors pendant neuf mois, même s’il y avait beaucoup d’interruptions car les acteurs n’étaient pas toujours disponibles, nous inventions des situations, qu’ils affrontaient encore et encore avec des improvisations répétées et en même temps modifiées, pour enrichir chaque scène avec des variantes et des détails.
Depuis le début, j’ai décidé que nous nous concentrerions sur les conflits amoureux, parce qu’ils représentent l’expérience la plus commune, la plus universelle pour n’importe quelle personne (de nouveau la “cage pour tous”). Avec n’importe quel autre sujet, histoire, économie ou autre, j’aurais pu trouvé que les acteurs n’avaient pas assez d’expérience.

On enregistrait les improvisations en audio. Lorsque j’ai considéré qu’il y avait suffisamment de matériel, d’autres personnes et moi-même avons transcrit les dialogues sur environ 500 pages. Plus tard, j’ai fait une sélection, en gardant 50 pages qui ont constitué les dialogues, le seul scénario du film.

Je crois que ce procédé a eu deux avantages : les acteurs ont appris leurs dialogues avec plus de commodité, parce qu’il s’agissait de leurs propres mots, leurs propres constructions verbales et, grâce à cela, nous avons pu maintenir une sensation de fraîcheur, même si lors du tournage, qui a dû être très précis et rapide à cause du manque d’argent, aucune improvisation n’a été permise. Si cela avait été le cas, le rythme que nous avions laborieusement créé avec les improvisations précédentes et avec mon « montage » des dialogues aurait été cassé. De plus, comme nous n’avions qu’une seule caméra, il fallait une exactitude totale dans ce rythme et dans les mots pour pouvoir faire les raccords. Ils ont donc appris leurs propres mots comme le Notre Père et nous avons fait des répétitions finales en jouant tout le film d’une traite, comme une fonction théâtrale, et en l’enregistrant en vidéo pour nous faire une idée des expressions et mouvements.

Pour mener à bout cette idée de l’acteur comme créateur du personnage, ce furent eux qui, durant le montage, ont choisi les prises valides. Ils ont porté, en tant que collaborateurs inoubliables et regrettés, la responsabilité de tout le travail.

Tout ce processus, sketch inclus, avec des interruptions multipliées par le manque d’argent, a duré presque deux ans. Peut-être l’ai-je prolongé, comme Pénélope, craignant qu’il ne me reste plus de cinéma après. Cela explique qu’Eugenio (Fabio Léon) apparaisse à Madrid avec les cheveux sensiblement plus longs qu’à Santander ; ce n’est pas que nous ayons tourné en ordre inverse, et lui avons ensuite coupé les cheveux, comme cela se fait normalement.

Je m’étais tellement amusé que j’avais cru avoir trouvé ma « méthode » et là, cela s’est terminé.

P.L. : Le film est à la fois un prolongement et un aboutissement. La chanson qui donnait son titre à Con uñas y dientes, se termine par ces paroles : « Avec bec et ongles, corps à corps. » Elle annonce donc Cuerpo a cuerpo. Par ailleurs, votre court métrage Fin de un invierno sert en quelque sorte de matrice, et ses plans viennent hanter tout le film. Comme le quintette en fa mineur de Brahms. Est-ce une erreur de considérer Cuerpo a cuerpo comme une synthèse possible de votre œuvre ?

P.V. : Je ne crois pas que vous vous mépreniez beaucoup concernant mes films. Maintenant que j’ai été obligé de les revoir pour le coffret, l’idée m’est venue qu’autant les premiers que Cuerpo a cuerpo sont comme des portraits, et dans ce dernier non seulement des protagonistes, mais aussi de tous les personnages, dont les relations croisées constituent la « trame » du film. Effectivement, les flashbacks, empruntés à Fin de un invierno, font réapparaître (bien que sous un autre nom) la Tina des premiers films. Nous connaissons maintenant sa maturité et nous la confrontons aux attitudes de la génération plus jeune, celles d’Ana et Pilar. Un critique y a vu, à un moment donné, la différence entre la façon d’être des personnes qui ont grandi pendant le franquisme et celle de ceux qui ne l’ont connu que durant leur enfance. Cuerpo a cuerpo fait encore partie du monde des premiers films, que la nouvelle génération considère comme révolu.

P.L. : Avez-vous eu la possibilité de tourner ou y avez-vous renoncé ? Est-ce toujours le cas ?

P.V. : Je crois que par mes réponses, par mon goût pour Renoir (qui disait que la chose la plus semblable au tournage d’un film était le hold-up d’une banque, car dans les deux cas, il fallait avoir des « acolytes ») ou pour John Ford, on peut comprendre que pour moi le cinéma était aussi, comme je l’ai dit, une façon de créer des relations avec d’autres personnes. C’est pour cela que Guadalupe et moi sommes allés à Madrid, mais 20 ans plus tard, sans travail, les choses se sont tellement compliquées que nous avons dû retourner à Santander. Ici, dans cette ville de province, on peut difficilement trouver des complices pour quelque chose d’aussi absorbant que la réalisation d’un film. Même si j’ai tourné Las ferias en solitaire, après cela je ne me suis plus senti capable de recommencer l’expérience. Ce qui me plait (comme vous l’aurez déjà remarqué) c’est le côté donnant-donnant de l’échange. Le cinéma est un commerce. Les cours, en plus, m’aidaient à gagner ma vie, même si c’était d’une façon très modeste et laborieuse (car je devais beaucoup voyager), et le cinéma des grands est plus intéressant que le sien propre.

P.L. : Vous vous êtes consacré à l’enseignement et à la critique, autant écrite que parlée, puisque vous donnez régulièrement des conférences. Depuis quelque temps, vous commentez les films de Gonzalo Garcia Pelayo, avec un zèle presque militant. C’est rare qu’un cinéaste fasse ça. Ça devrait être normal, mais c’est comme ça. Renoncer à faire des films pour enseigner et les montrer, c’est déjà arrivé (je pense à Koulechov, qu’on a prié de ne plus tourner), mais on croit toujours que c’est une douleur. Qu’est-ce que c’est pour vous ? Pourrait-on dire qu’enseigner, c’est finalement faire des films par d’autres moyens ?

P.V. : Bien-sûr, vous avez raison. Godard disait qu’il était déjà cinéaste quand il faisait des critiques et qu’il a continué à être critique à travers ses films. J’ai fait le chemin inverse. D’ailleurs, par rapport au fait de parcourir un chemin dans un sens ou dans l’autre, pour moi faire un film ou l’analyser revient exactement à ça : faire le même chemin mais en aller-retour. Quand tu fais un film, normalement tu pars d’une idée générale que tu affines, à laquelle tu ajoutes de la matière dans les différentes phases du travail, jusqu’à ce que tu obtiennes le film. L’analyste part de la masse du film et procède en délimitant ses composants ; il distingue les plans, puis les scènes, puis les groupes de scènes qui constituent les unités majeures, etc. Il perçoit les connexions dans les éléments apparemment dispersés, cherche les correspondances principales et essaie d’arriver à l’idée motrice qui a généré le film.

Vous dites que normalement on pense qu’il est douloureux de renoncer à faire des films pour parler de ceux des autres. Pour moi, cela a été très douloureux et j’ai passé beaucoup d’années à rêver (parfois littéralement) à la possibilité de recommencer. Je comparais même mon âge avec celui d’autres cinéastes. On ne trouve pas la place que l’on aimerait occuper mais celle que l’on vous permet d’occuper. Faire du cinéma, du moins en Espagne, et « de mon temps », a été une activité beaucoup plus douloureuse que plaisante, à cause de l’insensibilité d’un public et d’une critique impassibles.

Février 2014
Pierre Léon est né à Moscou, en 1959. Il est cinéaste (Li per li, l’Adolescent, Octobre, L’Idiot, etc.), critique, acteur, chanteur à ses heures.

Liens

« VIV[R]E LA VIE ! Symphonie underground » / Cycle de cinéma