— La parole à…
Jacques Aumont : « La Main du diable » de Maurice Tourneur


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Si La Main du Diable est typique des films de la période de l’Occupation, c’est d’abord par son caractère hybride. Film fantastique, racontant un pacte avec le Malin, c’est aussi une comédie, et même par moments une espèce de Guignol, et c’est encore, pour partie, un drame réaliste. Mélange des genres bien fait pour distraire un public accablé par les soucis – selon l’idée qu’on se fait en général du cinéma des années de guerre, cinéma d’évasion, de fantaisie, de légèreté voulue, évitant toute allusion directe à la situation douloureuse des Français, et encore plus, aux horreurs de la guerre.

En cela, le film est représentatif de la production dans son ensemble, et au premier chef, des trente films produits, en trois ans, par la Continental d’Alfred Greven. On sait que celui-ci, qui avait pour consigne de ne pas laisser se développer en France une industrie cinématographique importante, était cependant soucieux de la qualité de ses productions, et a recherché les meilleurs scénaristes et metteurs en scène du cinéma français, y compris quelques Juifs, pourvu qu’ils ne le crient pas sur les toits – tel Jean-Paul Dreyfus, qui continue ici sa carrière sous le nom de sa mère, Le Chanois, après avoir travaillé avant-guerre avec Renoir, Ophuls, et déjà Tourneur (pour Koenigsmark en 1935).

Maurice Tourneur, au nom prédestiné, était parti aux Etats-Unis en 1913 pour la société Eclair, et s’y était fixé, y devenant réalisateur de films jusqu’en 1929, date à laquelle, après quelques déboires professionnels, il vient continuer en France une carrière nourrie. Il sera le plus prolifique des réalisateurs de la Continental, avec cinq films, touchant à plusieurs genres et utilisant plusieurs des vedettes de l’époque, de Harry Baur et Edwige Feuillère à Albert Préjean (en Maigret) et aux acteurs de la troupe de Pagnol. Bref, il incarne l’esprit paradoxal de la firme allemande, qui produisit des films parfaitement français (un Zola, un Maupassant, quatre Simenon…). La Main du Diable, qui est une fantaisie et non un drame réaliste, n’est pas, loin de là, son film le plus sombre, même si le portrait de la société française que donne la scène d’ouverture, avec les pensionnaires de l’auberge, n’est pas beaucoup plus glorieux que celui du fameux Corbeau, dont on sait les ennuis disproportionnés qu’il devait valoir à Clouzot, et surtout à Pierre Fresnay.

La Main du diable de Maurice Tourneur, 1943

Comme dans nombre d’autres films de la période – surtout Les Visiteurs du soir avec son cœur qui continue de battre malgré tout –, on s’est souvent complu à voir dans cette histoire d’une victoire sur le Diable une métaphore voilée de l’espoir de victoire finale. L’interprétation étant ce qu’elle est (une invention indéfinie, toujours possible, jamais garantie), cette lecture de La Main du Diable n’est pas interdite, même si elle ressortit sans doute davantage au wishful thinking qu’à une intention nette du scénariste ou du réalisateur.

Faut-il vraiment voir à cette histoire une résonance et une signification exclusivement d’époque ? sans doute pas. D’abord, ce thème fantastique de la rencontre, indirecte puis face à face, avec le Malin, est bien trop ancien, pour ne pas dire éternel. On lit généralement que le scénario de Le Chanois est inspiré d’une nouvelle de Nerval, La Main enchantée (1832), et cela est en effet possible ; mais il faut noter que Nerval lui-même avait dit que son histoire lui venait de Hoffmann, le grand conteur allemand, et surtout, que cette nouvelle ne contient qu’un des ingrédients du scénario de La Main du Diable : la main agie par une puissance magique (en l’occurrence, chez Nerval, uniquement maléfique, puisqu’elle cause la mort de son propriétaire). Or il existe au moins une autre caractéristique importante de cette main : le fait, longuement souligné, qu’on ne puisse la vendre qu’à perte. C’est là, visiblement, un souvenir d’une autre tradition, celle qu’illustra Le Génie dans la bouteille de Robert Stevenson (The Bottle Imp, 1891), conte lui-même inspiré par une histoire des frères Grimm, Der Geist im Glas (1819). Quant au personnage du Diable, au rebours de toutes les représentations traditionnelles, avec cornes, pieds fourchus et air démo-niaque (que l’on trouvait encore dans le Faust de Murnau), il est ici ironiquement incarné par un petit homme en noir (Palau) qui le transforme en une espèce de croque-mort mâtiné de clerc de notaire – et cette fois, c’est à Peter Schlemihl que l’on peut penser. On le voit, ce scénario mange à tous les râteliers, mais en fin de compte, tous germaniques. Pouvait-il vraiment en être autrement, avec la charge romantique que véhicule ce thème de la rencontre en chair et en os avec le Diable ?

La Main du diable de Maurice Tourneur, 1943

Le démoniaque est aussi visuel, et c’est certainement une part essentielle du charme continué de ce film. Il est surtout apparent dans les scènes où est mis en jeu le thème de la main maudite, et alors, il prend des apparences quasi caligaresques, avec ombres géantes, recoins noirs, décors sinistres, mais tirés vers le burlesque et échouant, non seulement à faire peur (ce n’était sans doute pas le but), mais à tirer vraiment vers le diabolique : c’est du Guignol. On a parfois rattaché ce film – et quelques autres films français de 1935 à 1945 – au courant dit « expressionniste » du cinéma allemand des années vingt, et de fait, une noirceur certaine envahit bien des scènes (à commencer par celle d’ouverture, qui joue de manière amusante avec le noir). Le décorateur, Andréï Andréiev, était russe, mais avait débuté en Allemagne comme directeur artistique sur l’un des derniers grands films rattachables à l’expressionnisme, le Raskolnikow de Robert Wiene. Faut-il lui attribuer le crédit de l’atmosphère sombre du film ? peut-être, car de son côté, le chef opérateur, Armand Thirard, qui accompagna jusqu’en 1969 tout le cinéma français « de qualité », na ja-mais eu un style personnel bien marqué.

La Main du diable de Maurice Tourneur, 1943

Au delà du divertissement, réussi selon sa visée propre, reste, aujourd’hui, à revoir ce film, le portrait sans tendresse particulière d’un pays où les hommes ne sont géniaux qu’avec l’aide du Diable, et où sans lui ils sont veules, médiocres, sou-vent méchants. Le petit microcosme de l’auberge, comme le petit monde des amateurs d’art, sont des vues en réduction assez effrayantes de la société française. Le cercle des possesseurs successifs de la main a beau faire preuve d’ingéniosité et de générosité (au cours de l’épisode le plus franchement expressionniste du film), l’impression laissée est amère : lorsque se referme la parenthèse du long flash-back, c’est un groupe de Français moyens très moyens qui commente la fin d’une histoire de pauvres gens séduits par la gloire facile. Il fallait vraiment vouloir espérer pour lire, dans cette fable plutôt pessimiste, une allégorie de la victoire.

La Main du diable de Maurice Tourneur, 1943

Jacques Aumont, mars 201

Jacques Aumont est professeur émérite à l’université Sorbonne Nouvelle
Paris 3, directeur d’études à l’EHESS et professeur à l’École nationale supérieure des beaux-arts. Il est l’auteur d’une vingtaine d’essais portant principalement sur le cinéma en tant qu’art visuel, dont récemment L’Attrait de la lumière (2010), Le Montreur d’ombre (2012) et Que reste-t-il du cinéma ? (2012).

 

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