— Entretien
Andrei Ujica fait l’Autobiographie de Nicolae Ceausescu


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Dans le cadre de la 4ème séance du séminaire « Figurations cinématographiques et régimes d’historicité », organisée par Stéphanie Louis et Alina Popescu sous la direction de Christian Delage, le Jeu de Paume a accueilli la masterclass « Archives et mémoires visuelles : films de montage et pratiques historiennes du cinéma », en présence d’Andrei Ujică. À cette occasion, le magazine a rencontré le réalisateur pour discuter de son dernier film L’Autobiographie de Nicolae Ceausescu (2010).

Andrei Ujică imagine une autobiographie du Conducător roumain qu’il reconstruit à partir du montage d’archives visuelles diverses – allant de la propagande officielle dans les médias roumains à la vidéo sauvage et les home-movies de la vie de Ceausescu. Le film se structure autour d’un long flashback de trois heures, comme s’il se déroulait dans la tête de Ceausescu pendant le procès qui ouvre le film, celui qui le déclarera coupable et le mènera aussitôt à la mort. Ainsi, le condamné voit défiler devant ses yeux les souvenirs accumulés pendant plus de 20 ans d’exercice du pouvoir (1965-1989). Ces mémoires que le réalisateur a choisi d’évoquer ne configurent ainsi qu’une des autobiographies possibles du dictateur, entre le documentaire historique et la fiction.

Entretien réalisé par Stéphanie Louis, Alina Popescu et le magazine

Tous vos films sont des films de montage, quel est votre rapport créatif aux archives visuelles ?

Andrei Ujică : Comment résumer cela ? Quand j’ai fait mon premier film avec Harun Farocki, Vidéogrammes d’une révolution (1992), je suis parti de l’observation suivante : toutes les révolutions qui se sont succédées à l’automne 1989, et surtout la dernière, en Roumanie, étaient intimement liées à la vidéo et à la télévision. C’était la première fois que j’étais confronté à l’image en mouvement en tant que document historique, à des fragments de vie enregistrés.

Après Vidéogrammes, j’ai continué à réfléchir sur les archives visuelles, qui m’ont de plus en plus fasciné. C’est alors que j’ai compris une idée très simple : à partir de la Seconde Guerre mondiale, quand John Ford et ses quatre cents opérateurs ont filmé le débarquement en Normandie, une nouvelle étape a commencé pour l’archive visuelle. À compter de cet événement précis, nous disposions de suffisamment de documents filmés pour reconstituer, si nous le souhaitions, le film de l’Histoire. Notre rapport aux documents historiques a changé puisque nous avions pour la première fois à notre disposition un corpus visuel narratif. Et je souligne « pour la première fois » car ni la photographie, ni avant celle-ci le dessin de guerre, n’étaient narratifs. En ce qui concerne les témoignages oculaires, qui étaient autrefois à la base de l’historiographie classique, ils ont beau être narratifs, ils se trouvent prisonniers d’un coefficient de subjectivité que l’on ne peut contrôler. Certes, les archives visuelles narratives contemporaines contiennent aussi une subjectivité, mais celle-ci est contrôlable.

Vous employez souvent le terme cinéma syntactique pour parler de votre travail, pourriez-vous nous en dire un peu plus ? A-t-il pour but de montrer comment se construisent visuellement les événements historiques ?

A. Ujică : J’utilise le terme syntactique pour clarifier la grammaire du cinéma que je fais. Dans un film de montage, la morphologie existe préalablement au travail de l’artiste, les images sont gardées dans les archives. Puis, la seule démarche qui reste possible à partir d‘une morphologie préexistante passe nécessairement par des moyens syntactiques. Le film radical de montage peut utiliser l’édition à différents niveaux, sens et objectifs.

La littérature a toujours primé sur le cinéma en ce qui concerne les problématiques théoriques du langage ; le cinéma est arrivé quand le roman entrait dans l’époque où John Dos Pasos construisait ses narrations littéraires à partir de fragments de réalité, en mélangeant des citations de journaux, des articles de presse ou d’autres documents.

Dans L’Autobiographie de Nicolas Ceausescu vous avez assumé le parti pris de ne pas introduire de commentaires. Cela peut facilement confondre le spectateur. Pourquoi ce choix ?

A. Ujică : Il existe plusieurs raisons. D’abord, parce qu’à notre époque l’information est devenue très accessible. Grâce à Internet on peut trouver n’importe quelle information factuelle en quelques secondes. Si l’on tape sur Google « Ceausescu – reine Elisabeth – Londres », on trouvera ensuite : « 1978, début juin, etc. ». Je souhaitais réagir contre cette commodité du spectateur, habitué à avaler les informations complètement inutiles que la télé nous fournit tous les jours.

Deuxièmement, je voulais insister sur le fait qu’il ne s’agit pas d’un documentaire au sens classique du terme (donc cette notion de documentaire n’est pas propre au cinéma). Le documentaire est un genre qui a été « confisqué » par la télévision et ses reportages. Aujourd’hui, lorsque l’on parle de documentaire on pense directement à la télévision, où l’on voit le plus souvent des reportages issus d’un journalisme de qualité très moyenne. C’est pour cela que l’on adopte de plus en plus le terme « cinéma non fictionnel ». Personnellement, je suis convaincu qu’il s’agit aujourd’hui de la branche la plus créative du cinéma, le domaine où l’on trouve les principales et plus intéressantes innovations. Ces deux dernières années on trouve des productions tout à fait remarquables : Exit Through the Gift Shop de Bansky (2010), The Arbor de Clio Barnard (2010)… S’il est possible de parler d’une mode stylistique pour la décennie actuelle, il relève du cinéma non fictionnel, qui joue un rôle de plus en plus important.

Il semble pourtant que dans votre travail de montage, dans la façon dont vous construisez le récit, la fiction joue un rôle important. On ne peut pas tout à fait assimiler votre démarche à celle de l’historien…

A. Ujică : Une des raisons pour laquelle je me suis décidé à faire un cinéma narratif et esthétique, réalisé à partir de documents historiques, est que je me suis toujours demandé d’où provient la voix qui parle dans un documentaire classique du type reportage. Est-ce celle d’un réalisateur devenu historien amateur ? Ou bien celle de l’historien qui cherche à devenir cinéaste ? Je n’ai jamais rencontré quelqu’un ayant cette double qualification. Des historiens qui sont aussi des cinéastes ou des cinéastes qui sont aussi des historiens… Je défends l’idée qu’il est possible de faire du grand journalisme classique documentaire tant que l’auteur reste dans la modestie et dans l’acceptation de son métier. C’est une grande chose que d’être journaliste ! Il ne faut pas mimer l’historien, le cinéaste ou l’artiste.

Moi, je ne suis ni journaliste ni historien. J’ai fait un détour par la théorie littéraire et cinématographique, mais mon parcours – par ailleurs très classique – est celui de quelqu’un qui a commencé dans la littérature et qui, plus tard, s’est décidé pour le cinéma. La plupart des cinéastes ont suivi ce même chemin. Prenons un exemple : avec le même corpus de documents écrits du XIXe siècle, un historien peut rédiger un traité d’histoire et un romancier un roman historique. Si l’historien et le romancier sont bons dans leurs métiers, ils feront respectivement un bon traité d’histoire et un bon roman.

Je travaille avec des documents dans une perspective narrative. Ma démarche est celle d’un cinéaste qui s’efforce de construire une narration cinématographique à partir d’archives. Il existe une seule différence entre mon travail et celui du romancier historique : celui-ci a la possibilité d’introduire des fragments de fiction afin d’interpréter les documents, de parler des éléments psychologiques et de faire des liens internes dans la narration. Moi, je me suis imposé dès le début de n’utiliser que des documents. Je reconstitue la narration historique des événements sans la possibilité d’y intervenir grâce à la fiction, c’est-à-dire en y ajoutant quelques éléments provenant de l’extérieur. Mon travail d’interprétation de ces documents, pour construire une narration historique, n’est pas celui de l’historien mais plutôt du romancier.

 

Peut-on considérer que le son dans L’Autobiographie fait office de commentaire ? Quelles autres interventions effectuez-vous dans la matière filmique ?

A. Ujică : Certes, le son a parfois la fonction de commentaire non verbal accompagnant les images, mais cela reste un procédé classique du film de fiction ! La colonne sonore est toujours un commentaire des images, un dialogue qui s’établit avec elles. Le son est la troisième dimension du cinéma.

Un autre symptôme du caractère fictionnel de ce film…

A. Ujică : C’est difficile d’utiliser le mot fictionnel au sens propre ici, car le mot fiction est toujours lié à l’idée d’inventer quelque chose de nouveau, de créer une émotion esthétique et une impression de vérité. Bien que mon intention consiste à créer une émotion esthétique et une impression de vérité, je reste toujours très ancré dans la réalité, je n’utilise que des fragments de réalité. C’est difficile à définir, à vrai dire je n’ai pas encore trouvé la terminologie qui pourrait expliquer une telle démarche. J’ose seulement affirmer que mon film n’est pas un documentaire au sens classique du terme. L’Autobiographie de Nicolae Ceausescu est un film fait exclusivement à partir d’archives visuelles. Il construit le récit d’une époque et cherche une qualité esthétique et émotionnelle très marquée, comme c’est le cas dans la fiction. On est en pleine ambiguïté : d’une part je n’ai rien inventé, de l’autre, le récit ne reproduit pas une vérité scientifique de cet événement. S’il existait une vérité, elle serait plus complexe que la simple vérité esthétique, comme dans les bons romans historiques. Bien que mon film nous aide à mieux comprendre le sens d’un phénomène historique, il ne nous fournit pas d’informations suffisantes sur le plan factuel pour comprendre la totalité des faits. Il manque toute une partie, celle qui ne relève pas du point de vue de Ceausescu, de l’appareil de propagande. On ne voit ni les victimes, ni la misère…

Votre travail portant sur le rapport à l’histoire, nous avons envie de vous demander, pour conclure, quel est votre regard sur le printemps arabe.

A. Ujică : En tant que « vieux démocrate », je suis vraiment ravi que ce processus soit en marche et que toute une série de pays soient en train de se libérer. Il est clair pour nous tous que le rôle des médias et des réseaux sociaux dans cet événement est essentiel. Il s’agit d’une autre dimension, au delà du plan visuel, cinématographique ou vidéo, car nous sommes confrontés ici à une ubiquité et à une instantanéité de l’information qui est aussi liée à une participation directe et émotionnelle de l’émetteur et du destinataire. Nous faisons face à une sorte d’interactivité directe, la neutralité de la caméra est totalement absente.

Mes trois films qui forment la trilogie de la fin d’une époque, constituent en même temps le résumé d’un stade de l’histoire lié aux archives visuelles classiques. Maintenant, on commence à avoir à notre disposition d’autres archives, c’est un autre rapport à l’information et aux événements historiques. Je suis certain que ces nouveaux médias liés aux réseaux sociaux vont beaucoup accélérer les processus de formation d’une conscience globale. Nous avons aussi observé, en ce qui concerne les catastrophes naturelles, comme la distance disparait : il y a un séisme à Fukushima et le reste de la planète participe à l’événement comme s’il avait eu lieu à côté. L’accélération de ce processus de formation d’une conscience globale va profondément changer toute la carte géopolitique jusqu’à la fin de ce siècle. C’est la fin de la modernité classique et son idée de l’État-nation.

Bande annonce officielle :


Né en 1951 à Timişoara, Roumanie, Andrei Ujică vit et travaille actuellement à Berlin et Karlsruhe. De formation littéraire, il a réalisé entre 1992 et 2010 une trilogie abordant la fin du communisme sous l’angle des relations entre médias et pouvoir politique : Vidéogrammes d’une révolution (co-réalisé en 1992 avec Harun Farocki), Out of the Present (1995) et L’Autobiographie de Nicolae Ceausescu (2010). À la demande de la Fondation Cartier pour l’art contemporain, il a crée le court métrage 2 Pasolini (2000) et l’installation Unknow Quantity, avec Paul Virilio et Svetlana Alexievitch, (2005).

Liens

Site d’Andrei Ujica
Site officiel de « L’Autobiographie de Nicolae Ceausescu »
‘Visualisations du bouleversement’ par Hilde Van Gelder