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« DEGEABA » Bucharest 20 Years Later, d’Émilien Urbano (4/6)


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Le point de vue de Wilfrid Estève

Si en août 2010 Ceauşescu s’était présenté aux élections, il aurait été élu président avec 41% d’opinions favorables. Le résultat de ce sondage, réalisé par l’Institut Roumain pour l’Evaluation et la Stratégie, 21 ans après la mort du dictateur laisse perplexe et donne à réfléchir.

Nicolae Ceauşescu, apprenti cordonnier communiste transformé en Père Ubu, fut, après 24 ans de règne, exécuté à la suite d’un simulacre de procès. Sous sa conduite, la Roumanie va d’abord connaître une période de forte croissance, n’hésitant pas à afficher son indépendance à l’égard de Moscou. À partir de 1971, la folie des grandeurs du « Guide Roumain » va conduire le pays dans de sombres heures : culte de la personnalité et des ancêtres de la nation, népotisme du régime, toute-puissance de l’appareil policier… Alors que la population souffre de famine, Nicolae, témoin de sa propre édification se baptise « Génie des Carpates ».

Le 25 décembre 1989 l’histoire se terminera en une farce macabre, durant laquelle le despote est brusquement mis à nu. Pris en chasse par des insurgés, puis enterré en cachette pendant la nuit, son cadavre finira sous une croix portant un faux nom. Quatre journées d’insurrection suffiront à mettre fin à la tyrannie.

Pour la première fois de l’histoire, le monde entier vivra en simultané une parodie de révolution. Le bouleversement sera télévisuel, permettant de suivre jusqu’aux dernières heures la chute du régime, puis du couple présidentiel. L’information en direct a parfois un prix, et tout comme les journalistes sur le terrain et les Roumains, les téléspectateurs se feront manipuler par le faux charnier de Timisoara, les faux combats de rue, les faux tirs de la securitate. Grâce à la télévision, la bataille de l’imaginaire fut rapidement gagnée, permettant au nouveau pouvoir de s’installer. La cerise sur le gâteau va venir de cette dernière mise en scène, une représentation tragi-comique jouée à guichet fermé, qui livrera en pâture des journaux de 20h le procès expéditif et l’exécution sommaire du couple Ceauşescu. Vive la liberté criera le peuple !

Aujourd’hui, le corps du dictateur a été retrouvé et inhumé. Il repose à Bucarest dans un lieu de pèlerinage : une tombe surplombée par des croix en marbre érigées par les nostalgiques, sur laquelle est inscrit : «  Nicolae Ceauşescu, président de la République socialiste de Roumanie, 1918-1989 ». Le traumatisme collectif est toujours aussi palpable et une dictature en a chassé une autre. Celle du capitalisme s’est bien installée.

Fin décembre 2009, Émilien Urbano décide de partir pour Bucarest sur un coup de tête. Ce jeune photographe à l’élégance anglo-parigote, est un oiseau de nuit. Dans les sixties, il aurait été un « mod », ces jeunes urbains qui se caractérisent par un mode de vie festif et hédoniste. Émilien a un rapport particulier avec la Roumanie, qu’il découvre à 8 ans à l’occasion des vacances d’été avec son beau-père. Nous sommes en 1994, tout est en pleine reconstruction, il se retrouve dans une belle famille qui est encore rationnée et qui vit avec l’eau chaude un jour par semaine et durant trois heures. Dehors le fantôme de Ceauşescu est partout, les anciens de la securitate sont maintenant propriétaires de commerces et mélangés à leurs victimes. La ville est «visuellement très oppressante avec une architecture uniforme », dans ses rues dépouillées, le décalage de mode vestimentaire est flagrant. Trois mots vont résumer cette découverte : « béton, froid, chaotique ». Émilien Urbano est d’autant plus impressionné, que sa famille est originaire des Pouilles et jusqu’alors, les étés se passaient dans le sud de l’Italie. Bucarest le « marque au fer rouge » mais néanmoins, il en garde un bon souvenir « j’ai ressenti surtout une grande souffrance ».

À la veille des 20 ans de la chute de Ceauşescu, Émilien suit l’actualité des journaux roumains et retient la Une de l’un d’eux, sur le putsch : « Coup d’état ou manipulation médiatique ? ». Il décide alors de revenir sur les endroits de la révolution et certains lieux de combat pour comprendre « ces hommes et cette histoire ». A son arrivée, « il faisait moins 20 degrés, les trains étaient bloqués et je n’ai pas pu sortir de Bucarest », la recherche des racines du mal débutera difficilement. Émilien va se forcer à regarder et à photographier dans des conditions extrêmes. Le fatalisme et la mélancolie de l’ancien régime transpirent, « Le travail de mémoire est inexistant et douloureux car on ne connaît pas la situation exacte du coup d’état. Les services secrets roumains ont marqué les esprits. Une paranoïa est restée car les familles étaient infiltrées. En lisant les dossiers, les personnes se sont aperçues qu’elles ont été balancées par des proches ». Durant cinq jours, il va errer et photographier cette ville, issue des délires mégalomanes et totalitaire de Ceauşescu, et rebondir au gré des rencontres. Le comité central, la maison du peuple, l’aéroport, l’organe de presse de l’état… Entre égarement et distanciation, enquête et voyeurisme, sa promenade va documenter les zones de combat ou neutres.

De Bucarest, Émilien retiendra surtout une phrase peinte sur les murs « 89-09: Degeaba », qui se traduit par « 89-09 : rien ». Le régime « semi démocratique en évolution » a accouché d’une crise identitaire du peuple roumain, l’absence de projet national et le manque de direction fait que beaucoup se sont mis à chercher des repères dans le passé. On regarde sa vie au quotidien en exprimant une forme de nostalgie irresponsable. Le « c’était mieux avant » revient souvent dans les conversations. En 2009, Émilien rencontre des jeunes « qui veulent le changement mais pas en parler », des quarantenaires « dont le désir est de vivre comme à l’ouest. Ils veulent le pouvoir d’achat et la consommation » et des soixantenaires emprunts de nostalgie, « nous avions tous un travail et de la viande dans le frigo ».

Et si en 1989 les Roumains ne savaient pas à qui se fier, en 2012, leur Histoire existe-t-elle vraiment ?

 

Une lecture de Samantha Rouault

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Création sonore : Alice Guerlot Kourouklis. Alice Guerlot Kourouklis est compositeur, créatrice sonore et membre du studio Hans Lucas. Textes et voix : Samantha Rouault et Émilien Urbano. Samantha Rouault est critique d’art. Elle a publié plusieurs articles pour la revue Sorbonne Art.

 

L’intention de l’artiste

En ces derniers jours de décembre 2009, je cherche en ces lieux témoins de la Révolution de 1989, les traces, les commémorations de la chute du dictateur Nicolae Ceauseșcu, 20 ans plus tôt.

Travail de mémoire certes douloureux, mais qui me semble nécessaire à tout être, à tout peuple blessé et humilié.

De cela il n’y a rien ou si peu.

Le 25 décembre 1989, à la suite d’un procès expéditif de 55 minutes rendu par un tribunal auto-proclamé, réuni en secret dans une école de Târgovişte à 50 km de Bucarest, Nicolae Ceaușescu et Elena Petrescu, déclarés coupables de génocide, étaient condamnés à mort et aussitôt fusillés dans la base militaire de Târgoviște.

De tous les pays de l’Est ayant renversé le régime communiste après la chute du mur de Berlin au cours de l’automne et de l’hiver 1989-1990, la Roumanie a été le seul où cette métamorphose s’est faite dans le sang : 1 104 morts (dont 564 à Bucarest, 93 à Timişoara, 90 à Sibiu, 66 à Braşov, 26 à Cluj-Napoca) et 3 321 blessés (dont 1 761 à Bucarest).

 

Liens

Site officiel d’Émilien Urbano

«  Visualisations du bouleversement », une réflexion sur le statut des images produites au cours de l’effondrement du bloc communiste.

Irina Botea : «  Un instant de citoyenneté » au Jeu de Paume