— Bibliothèque idéale
Marcel Broodthaers,
Le chant du corbeau


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“LE CORBEAU ET LE RENARD. LE CORBEAU SONNE. LE PEINTRE EST ABSENT. LE RENARD SONNE. L’ARCHITECTE EST ABSENT. MÊME JEU. LE CORBEAU ET LE RENARD SONT ABSENTS. JE ME SOUVIENS D’EUX, MAIS À PEINE. J’AI OUBLIÉ LES PATTES ET LES MAINS, LES JEUX ET LES COSTUMES, LES VOIX ET LES CRIS, LA FOURBERIE ET LA VANITÉ. LE PEINTRE ÉTAIT TOUT COULEURS. L’ARCHITECTE ÉTAIT EN PIERRE. LE CORBEAU ET LE RENARD ÉTAIENT DE CARACTÈRES IMPRIMÉS. LE SYSTÈME D. IL Y AVAIT DU CHIEN JUSQUE DANS LA FOULE. IL PLEUVAIT SUR L’AGORA. L’AGORA ÉTAIT BONDÉE. IL Y AVAIT UN CHIEN VERT, UN CHIEN ROUGE, UN CHIEN BLANC, UN CHIEN NOIR ET BLEU, DE CARACTÈRE IMPRIMÉ. JE ME SOUVIENS D’EUX, MAIS À PEINE. LE RENARD SONNE. LE CORBEAU SONNE.”
(Marcel Broodthaers, Le corbeau et le renard, 1967-1972)


Marcel Broodthaers, Catalogue d’exposition, Galerie nationale du Jeu de Paume, 1992



Le corbeau et le renard sont absents. Je me souviens d’eux, mais à peine. Reviennent en tête, entêtantes, des bribes décousues de phrases, sans queue ni tête. Les propositions artistiques de Marcel Broodthaers nous situent d’emblée dans l’oubli des fables et de leurs leçons. Mais cet oubli est un pas difficile à gagner. On ne franchit pas, rappelle-t-il, la barre signifiant/signifié sans faire les maîtres d’école. Au tableau noir, c’est à peine s’il parvient à oublier les leçons apprises ; penché sur son cahier, c’est à peine s’il se souvient des travaux d’écritures. Mais le recourt aux images, indispensables à l’apprentissage du langage, qui accompagnent chaque mot pour représenter ce qu’il désigne, a immobilisé le poète comme devant les grilles indéracinables d’un zoo. Les mots ne veulent rien dire ? Les choses ne répondent pas à leur nom ? Les légendes sont arbitraires et les classements interchangeables ? Il n’y aurait le choix, en somme, qu’entre le délire et l’hallucination. Le corbeau sonne. Le renard sonne. Comme on entend la sonnerie d’un téléphone (c’est moi !) ou celle qui signale la fin des cours : les élèves en rangées se lèvent, repoussent leur chaise et se dispersent. Ils ont définitivement appris à compter jusqu’à trois.

J’ai oublié les pattes et les mains, les jeux et les costumes, les voix et les cris, la fourberie et la vanité. Les fables ont longtemps été tenues pour une morale d’esclave (Ésope en était un), parce qu’elles s’avancent masquées, empruntent des voies détournées, usent de formulations allusives, jouent sur des équivoques, des insinuations et des dissimulations. Elles déploient un art d’écrire sous la persécution, aussi raffiné à charmer les enfants, que subtil à contourner les censures du pouvoir. Chaque fable parle d’elle-même, de ses conditions d’énonciation. Elles sont expertes en limites. Chaque fable est aussi, quelle que soit l’histoire qu’elle raconte, une fable sur la fable. Elles énoncent ce qu’il en coûte de parler et ce qu’il en coûte de se taire. Le droit de tout dire ne périme pas pour autant ses caractères. D’autres menaces, nouvelles, pèsent sur la parole. L’exigence de clarté, ou de transparence, en est une, et celle, pas moins redoutable, de tout dire en est une autre. Elles ont toutes deux leurs serviteurs zélés. Marcel Broodthaers, on le constatera aisément, ne cède ni à l’une ni à l’autre de ces exigences nouvelles.



Marcel Broodthaers, Couverture du catalogue d’exposition, Galerie nationale du Jeu de Paume, 1992



Pour commencer, il faut consentir, serait-ce même par étourderie, à la perte de maîtrise. Il y avait du chien jusque dans la foule. Le renard parle, le corbeau se tait. Le chien en spectateur attend. Le corbeau s’est fait plumer, il a lâché le morceau. Le renard fait de la publicité. Il mange à sa faim. Le chant du corbeau provoque la pluie. Marcel Broodthaers ne parle pas, ne se tait pas, il écrit. Il pleuvait sur l’agora. Sous la pluie, les lettres s’effacent à mesure qu’il les trace. Comme le chien qu’observe Stephen Dedalus (dans Ulysse de James Joyce), qui efface avec ses pattes arrière ses empreintes de pas dans le sable, tandis que les vagues produisent des onomatopées. Ce chien, on s’en souvient, est, tel Argos, le premier à reconnaître son maître, mais nullement son congénère mort qu’il renifle sur la plage. C’est peut-être le même chien, qui revient des centaines de pages plus loin, dont Leopold Bloom craint qu’il prenne sa jambe pour un réverbère.

Damien Guggenheim




Marcel Broodthaers, Catalogue d’exposition, Galerie nationale du Jeu de Paume, 1992
Jean-Claude Milner, La Puissance du détail, Éditions Grasset, 2004
Patrick Dandrey, La fabrique des Fables, Klincksieck, 2010
James Joyce, Ulysse, éditions Gallimard, Folio-Classique, traduction de Jacques Aubert, 2013
Jean de La Fontaine, Fables, éditions Gallimard, Folio-Classique, 2015
Ésope, Fables, éditions Gallimard, Folio-Classique, traduction de Julien Bardot, 2019







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