La carrière de Denis Roche a pu en déstabiliser plus d’un, à l’époque où il parait suspect qu’un photographe soit aussi poète, éditeur, essayiste, traducteur, écrivain. Quelle cohérence trouver à ce travail disparate, à l’heure où les penseurs esthétiques réclament à cor et à cri « l’unité » de l’œuvre ? Paru cette année, soit quatre ans après sa disparition, Temps profond, essais de littérature arrêtée, 1977-1984, lève un peu le mystère de cette œuvre abondante et hétéroclite.
Constitué des feuillets de journal que Denis Roche a tenu au début des années quatre-vingt, l’ouvrage vient de paraitre au Seuil, et révèle une part cachée de l’artiste. On y découvre la description du quotidien de l’homme, dans tout le prosaïsme d’une vie courante qu’il s’échine à n’habiller d’aucun lyrisme. C’est le monde, observé par un être qui, étant à la fois poète et penseur, vit dans une éternelle oscillation entre sensibilité et raison. Ainsi cette description, qui est presque une photographie en langage, d’une image qui l’a marqué et dont il pense faire un jour un cliché :
« Je vois le pied de ma lampe en albâtre qui est très éclairé par l’ampoule au-dessus se refléter dans les verrières d’en face, plaqué quasiment sur l’ombre noire de la façade de l’immeuble de brique trouée çà et là par le trou brillant de trois ou quatre fenêtres » (p. 129)
Denis Roche semble n’exposer que des faits ou des images, sans position, sans parti-pris, presque sans jugement ou position. Pourtant, il y a là une voix, identifiée, que l’on perçoit, et qui appartient à la même personne que le regard qui fera les photos que l’on connaît. Ce qui nous la fait justement percevoir, c’est la temporalité du journal, son déroulement lent. Le temps est effectivement profond chez Denis Roche, et le diarisme dévoile le processus à l’œuvre, non pas méticuleusement et linéairement comme chez Gide ou Pontormo, mais en embrassant toute la complexité de la vie, sa non-linéarité, son chaos. La vie, le sexe, les voyages, la famille, l’amour, le travail, tout cela est imbriqué dans un ensemble compact, que l’on aurait tort de lire en butinant tant sa temporalité est hypnotisante.
Et pour lier tout cela, un seul mortier : l’écriture, belle, avec des fulgurances de lucidité et de magnificence, mais qui ne cache jamais la banale succession des jours. La question – tristement d’actualité – de savoir si l’on peut séparer l’auteur de l’œuvre paraîtrait probablement incongrue à Denis Roche. Ce journal, qui se lit comme un long poème temporel, rend à l’œuvre sa cohérence, en démontrant justement que toute son énergie était dirigée vers la recherche d’éclats de beauté et de vérité, dont les photos, les poèmes, les livres et les voyages ne sont que les mediums.
« Voir c’est la permission de ne pas penser la chose », écrit-il, mais il nous prouve que lire, c’est l’autorisation de penser le regard. Et l’œuvre apparaît, dans toute la cohérence de sa complexité.
Camille Moreau
Denis Roche, Temps profond. Essais de littérature arrêtée. 1977-1984. Seuil, coll. « Fiction & Cie », 388 p, 2019