Dans ce que l’on aurait tort d’appeler des installations, les objets que présente George Brecht sont ordinaires, domestiques ; ils n’offrent rien de spectaculaire. Mais ce n’est pourtant pas une indifférence esthétique articulée au hasard d’une rencontre qui a présidé à leur choix. Ou plus exactement : le hasard, l’indifférence et la rencontre sont distribués dans un autre ordre. C’est à repérer les coordonnées de cette redistribution des cartes et de ces nouvelles règles du jeu que l’essai de Frédéric Valabrègue est consacré. En indiquant d’abord que l’arrangement des objets selon George Brecht est à entendre au sens musical ; rappelant au passage l’importance qu’a eu l’enseignement de John Cage. Et de citer un bouddhiste zen : « Un koan demande : « Quel est le son d’une main qui applaudirait sans l’autre ? ». On l’entend et on n’entend rien. » (p.44) Il ne s’agit donc pas de voir chez lui une chaise, par exemple, comme pour la toute première fois dans sa splendeur phénoménale, ni de déchiffrer ses assemblages tels des rébus, mais de les suivre au fil de leur écho sonore. Comme un phonème en-deçà du message, les objets sont des signes ; ils bruissent d’un langage dissonant à leur usage.
« Beaucoup de poètes se sont arrêtés sur la fuite du temps. Brecht n’a pas vu la fuite ni qu’il fallait se dépêcher de cueillir les roses. Il a vu le temps rassemblé dans l’event. » (p.70)
La musicalité signifie pour George Brecht que les objets sont pris dans une temporalité que la quotidienneté n’épuise pas. Ne serait-ce que d’être exposés, ou plus simplement déposés devant nous, en attente. Un event rassemble ce qui arrive dans un précipité qui forme un bloc d’occurrences fixes, où événement et non-événement se confondent. Le spectateur est libre d’en déplier la partition en y apportant sa propre durée. Il en va ainsi de son premier event inaugural que l’on peut définir comme un happening dans l’infra-mince, et qu’il inventa alors qu’il attendait dans sa voiture, en ayant laissé le moteur tourner et les clignotants allumés. C’est dans cette disposition circonstancielle que s’offrent ses arrangements. D’en produire un event lui permet de soustraire ce que l’expérience vécue recèle encore de trop singulier, tout en se refusant à le développer dans une œuvre achevée. Et ceci afin de maintenir sa contingence au plus près de l’insignifiance, sans que la redondance produite par sa reprise, dans une mise en scène ou dans une exposition, ne vienne l’amplifier d’un sens supplémentaire. Spectateur pour ainsi dire fortuit, George Brecht se garde bien de devenir acteur.
On peut dire que ce qui distingue l’event selon George Brecht de la performance est qu’il s’accomplit comme un witz, se compose comme un haïku et se raconte comme une anecdote. Et c’est d’ailleurs dans une anecdote, que rapporte Frédéric Valabrègue, que l’on trouve le mieux résumé (en l’anticipant de quelques décennies) ce qu’est le renversement et l’élargissement de l’art qu’a opéré le geste fluxus, jusqu’à obtenir une forme d’indifférence paradoxale entre l’art et la vie : « Prenant l’ascenseur d’un hôtel aux Etats-Unis dans les années quarante, Darius Milhaud constate qu’on y diffuse de la musique. Le groom l’invitant à l’étage à sortir de l’ascenseur, le compositeur voulut y rester pour, dit-il, attendre la fin du morceau. » (p.37)
Damien Guggenheim, juillet 2018
Frédéric Valabrègue, George Brecht, histoire d’un effacement, Les Presses du réel, coll. Al Dante, 2018
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