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Des histoires d’expérience : “Land art travelling” de Gilles A. Tiberghien


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Le land art est une expérience du corps, ce que les photos des œuvres tendent à nous faire oublier. Lire Land Art Travelling de Gilles A. Tiberghien, paru aux éditions Fage en début d’année, c’est justement s’en souvenir. Car si les livres sur le land art abondent, celui-ci adopte une forme en adéquation lucide avec son objet. « Le discours sur les œuvres peut prendre toutes sortes de formes dont l’avantage est de pouvoir être partagées par tous, quel qu’en soit le ton » écrit Gilles Tiberghien (p. 17), non sans quelque malice, car la forme de discours que prend son essai est, pour le propos, particulièrement pertinente. Il s’agit de divers fragments de journaux intimes, écrits lors de voyages effectués pour aller voir les œuvres de quelques artistes, parfois en présence de ceux-ci (Michael Heizer, Walter de Maria, James Turell pour n’en citer que quelques-uns). Si Barthes dans Le bruissement de la langue s’inquiétait de la légitimité de publier des journaux intimes, nul doute qu’ici, l’utilisation de ce genre particulier est véritablement judicieuse.

Car le genre spécifique du journal permet de réintroduire le corps du spectateur dans le discours sur les œuvres. Cette forme, hautement émotionnelle, permet de se souvenir que les conditions de l’expérience esthétique sont toujours un facteur déterminant la réception de l’œuvre. Les déceptions, l’égarement, la fatigue font également partie de l’expérience esthétique, la conditionnent ou l’influencent. L’omniprésence du paysage dans ces pages nous rappelle aussi combien les œuvres du land art sont aux antipodes de l’espace aseptisé de la galerie, du « white cube » théorisé par Brian O’Doherty, et sont dépendantes du site qu’elles habitent. Seul un voyage jusqu’à elles peut permettre de les appréhender et d’en rendre compte. Par la lecture des souvenirs de l’auteur, nous faisons nous aussi ce voyage. Nous nous surprenons à ressentir la chaleur, le froid ou le vent présent sur le site, à réintroduire à la réception de l’œuvre d’autres sens que la vue, oubliant pour une fois la photographie pour privilégier une appréciation plus sensorielle de l’œuvre. Gilles Tiberghien, dont le livre est par ailleurs largement illustré, notamment de photographies des œuvres, mais aussi de croquis ou de cartes, ne s’en remet pourtant pas à l’image pour asseoir son propos : outre le journal déjà très détaillé en lui-même, le texte est entrecoupé de commentaires, compléments, digressions, addenda qui introduisent des réflexions plus poussées sur chacune des œuvres décrites.

Mais décrire l’expérience depuis un point de vue particulier, c’est s’éloigner de la perspective universelle, et plus on décrit l’œuvre sous un éclairage émotionnel, plus on met de distance entre son essence et le lecteur, car aucun arrangement de mots ne pourra jamais circonscrire universellement une expérience particulière. À propos de Spiral Jetty de Robert Smithson (le livre par ailleurs pourrait être lu entièrement comme un roman racontant la quête de cette œuvre particulière, explorant les diverses péripéties qui mène le personnage principal à faire enfin l’expérience effective de cette œuvre lors d’un dénouement hautement cinématographique), l’auteur conclut par cette déclaration lapidaire : « Pour en faire vraiment l’expérience il fallait être sur place ». Comme une gifle qui nous rappelle que tout ce que nous venons de lire, bien que restituant une expérience par la magie du langage et de l’identification inévitable du lecteur au diariste, ne pourra jamais nous donner qu’une vague idée de l’expérience réelle. Mais, par le processus même qui crée cette frustration, le propos devient une incitation douce mais ferme à aller faire par soi-même l’expérience de ces œuvres. Land Art Travelling porte bien son titre : le livre est à la fois un voyage et un panorama, mais également un encouragement à faire l’expérience d’une forme de déplacement esthétique.



Camille Moreau



Gilles A. Tiberghien, Land Art Travelling, Ed. Fage, 2018
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