— Rencontre
Vers une écologie des images


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Interrompue par la pandémie due au coronavirus, l’exposition
Le Supermarché des images aura montré la surproduction d’images — plusieurs milliards chaque jour sur les réseaux sociaux — qui débordent la visibilité. Ce sont des questions nouvelles que pose un tel surplus iconique : il faut stocker les images, les formater, organiser leurs échanges et leurs flux, elles qui requièrent des infrastructures routières (les câbles internet) ainsi que des formes inédites de travail (les modérateurs de contenu, les ouvriers du clic). Bref, ce que Le Supermarché des images aura exposé, c’est une économie propre aux images : leur iconomie.

Et après ?

Le démontage, la remise en circulation des images exposées est le moment pour interroger la portée écologique de la réflexion iconomique ainsi engagée.

Il est patent que l’univers supposément immatériel où circulent les images formatées en .jpeg ou .mp4 a un impact environnemental alarmant. Les data centers doivent être refroidis, les câbles bouleversent les écosystèmes qu’ils traversent, le recyclage des écrans est toxique, l’extraction des métaux nécessaires aux piles et aux puces détourne ou contamine les réserves d’eau…

Mais au-delà des retombées polluantes de l’iconomie contemporaine, il s’agit aussi de penser l’écologie des images entre elles.

Cette idée n’est certes pas sans précédents. En 1977, dans Sur la photographie, Susan Sontag appelait de ses vœux « une écologie appliquée […] aux images ». Et Ernst Gombrich a choisi ce titre — L’Écologie des images — pour un recueil paru en 1983 et consacré au « milieu social des images ». Au-delà de ces occurrences restreintes de l’expression, toutefois, elle doit être déployée en direction d’une iconomie générale dont nous — notre regard humain — ne sommes qu’un rouage parmi d’autres.

L’immense majorité des images, comme l’a récemment remarqué Trevor Paglen, est désormais produite par des machines et pour des machines. Mais si les développements de la machine vision préfigurent une visibilité qui n’a plus l’humain pour centre, d’autres écosystèmes d’images — notamment animaux — restent à cartographier ou à inventer. L’image non anthropocentrée est là depuis toujours, mais elle reste plus que jamais à venir.

Peter Szendy



La table ronde




Une discussion animée par Peter Szendy et Marta Ponsa, avec Emmanuel Alloa, Ursula Biemann, Keller Easterling, Aude Launay, Margarida Mendes, Evan Roth et Clémence Seurat.





Les contributions individuelles



Introduction du colloque par Marta Ponsa :
Écologie des images et images de l’écologie.

Marta Ponsa présente les intervenant·e·s et les thématiques du colloque : les images des formes de vie naturelles dans leurs milieux ; la visibilité de l’exploitation des ressources et des enjeux qui en dérivent ; ou encore les besoins énergétiques et techniques créés par la mise en circulation d’une quantité inouïe de données.




Peter Szendy : Hétérochronies de l’image (vers une iconomie du non-humain)

Dans « Voiries du visible, iconomies de l’ombre », l’essai qui ouvre le catalogue de l’exposition Le Supermarché des images, Peter Szendy propose de penser l’image — « toute image » — comme « un différentiel de vitesses immobilisé ». C’est-à-dire comme un équilibre, comme un rapport « provisoirement stabilisé ou suspendu » entre des vitesses divergentes. Quelques jours après la fermeture de l’exposition, Peter Szendy revient sur les enjeux d’une telle pensée de l’image, pour aller au-delà des limites qui étaient celles de sa première formulation. Il esquisse quelques pas en direction de ce qu’il appelle une « iconomie du non-humain », guidé par Gilbert Simondon, Roger Caillois et quelques pages de Vladimir Nabokov.





Ursula Biemann : Devenir University

Les projets vidéo d’Ursula Biemann abordent les relations homme-terre. Le personnage principal de ses récits les plus récents est la figure du scientifique indigène qui résulte d’une histoire partagée entre colonialisme et science moderne. Ses dernières recherches sur le terrain l’ont amenée dans le sud de la Colombie où elle est actuellement impliquée dans la co-création d’une université autochtone en faveur de l’hybridation interculturelle des savoirs. Ce projet visionnaire « Devenir Université » passe également par la création d’une plateforme audiovisuelle en ligne.





Keller Easterling : Medium Design

Les images ne sont malheureusement souvent appréhendées que comme des artefacts offrant des informations visuelles. Et la culture est prompte à donner un nom à ce qui est représenté. Ses spécialistes peuvent nommer le régime esthétique déployé par l’image. Mais selon Keller Easterling, il est plus difficile de transposer l’image du registre nominatif au registre infinitif pour détecter, en premier lieu, ce qu’elle fait.





Margarida Mendes : Tools for Ocean Literacy

Enquêtant sur la façon dont les outils pour la connaissance des océans sont développés aujourd’hui, la contribution de Margarida Mendes traverse la culture océanographique et la théorie écologique, interrogeant la façon dont nous considérons l’océan comme un milieu dynamique et inter-scalaire qui remet en question la politique environnementale et les régimes de représentation. Développant l’idée que le son peut être un instrument pour analyser des écosystèmes aquatiques, la chercheuse explicitera le procédé par lequel les technologies de cartographie enregistrent et interprètent l’espace océanique, et se demandera comment les modes d’analyse spectrale et de télédétection conduisent à différentes constructions écosystémiques. Mais ces technologies de prospection océanique mettent désormais en lumière de manière controversée des écosystèmes abyssaux sous-explorés, menacés par l’imminence des industries minières des grands fonds propulsées par l’ère de l’économie bleue. Ainsi peut-on développer des formes tactiques de contre-connaissance visuelle ?





Clémence Seurat : Les fonds des océans : un nouvel eldorado

La quantité surabondante de contenus produits et partagés chaque jour sur les réseaux parcourt le monde matériel, bien loin de ce que la métaphore du cloud computing laisse à penser. L’infrastructure des technologies numériques puise sa matière dans les sols, tapisse le fond des mers de ses câbles et consomme une énergie grandissante — elle accélère la transformation de la planète en un stock de ressources à grande échelle. Après deux siècles à creuser la terre ferme pour en extraire des énergies fossiles et des minerais précieux, une nouvelle course voit le jour dans les océans : les fonds marins sont devenus en deux décennies un eldorado industriel afin de répondre à l’épuisement annoncé des matières premières. Alors que ces milieux ont été peu explorés et que leurs écosystèmes sont encore très mal connus, ils sont le territoire convoité de forages sous-marins (deep sea mining), suscitant une controverse dont les dimensions sont à la fois scientifiques, écologiques et géopolitiques. Pour rendre compte des nombreuses zones d’incertitude soulevées par le deep sea mining, nous suivrons des artistes qui rendent sensible l’empreinte écologique de nos usages numériques et en racontent les histoires imbriquées. Nous emprunterons les chemins pris par cette controverse qui pose la question de notre rapport au monde dans une période de bouleversements écologiques sans précédents.





Evan Roth : Since You Were Quarantined

Since You Were Born, l’installation présentée dans le hall du Jeu de Paume lors de l’exposition Le Supermarché des Images, prend comme point de départ la naissance de la deuxième fille d’Evan Roth (29 juin 2016) pour un projet in situ, proposant l’impression de toutes les images stockées dans la mémoire cache de son ordinateur, sans aucune sorte de sélection ou de hiérarchie. Photos de famille, logos, captures d’écran et bannières publicitaires s’accumulent et saturent l’espace visuel du spectateur. Since You Were Quarantined s’inscrit dans la continuité de Since You Were Born, en utilisant le logiciel de capture d’écran de l’ordinateur de l’artiste pour remanier toutes les images qui y ont été stockées depuis le début de la pandémie de coronavirus.





Emanuele Coccia : Images et machines psychomimétiques

Emanuele Coccia s’intéressera à la notion d’écologie des images proposée par Peter Szendy. La multiplication des images est en fait une écologie qui fait monde à l’intérieur du monde. Les mutations technologiques actuelles génèrent de nouvelles formes artistiques et littéraires dans lesquelles la vie privée devient un objet de construction esthétique. Les œuvres deviennent « augmentées » et collectives, et réalité et fiction indiscernables.





Les intervenant.e.s :

Historienne de l’art, Marta Ponsa est responsable des projets artistiques et de l’action culturelle au sein du Jeu de Paume, où elle organise des programmations de cinéma, des conférences et des performances. Elle dirige également les deux plateformes de création en ligne du Jeu de Paume, le magazine et l’espace virtuel. Commissaire d’expositions, elle a réalisé des projets sur la photographie européenne des années 1920-1950, sur la vidéo documentaire et expérimentale ainsi que sur les arts visuels et numériques. Elle intervient régulièrement dans des institutions dédiées à l’image et à la création contemporaine (Fondation « la Caixa », Photo España, Rencontres d’Arles, Parallelplatform, Oberhausen film festival, CPH : DOX Copenhague, Université Pompeu Fabra, École de photographie de Vevey). Elle est commissaire associée de l’exposition Le Supermarché des images.

Peter Szendy est professeur en humanités à l’université de Brown et conseiller pour les programmes de la Philharmonie de Paris. Parmi ses publications récentes : « Voiries du visible, iconomies de l’ombre » (dans Le Supermarché des images, Gallimard, 2020) ; Coudées. Quatre variations sur Anri Sala (Mousse, 2019) ; Le Supermarché du visible. Essai d’iconomie (Éditions de Minuit, 2017) ; À coups de points. La ponctuation comme expérience (Éditions de Minuit, 2013) ; Kant chez les extraterrestres. Philosofictions cosmopolitiques (Éditions de Minuit, 2011). Il est le commissaire général de l’exposition Le Supermarché des images au Jeu de Paume (février-juin 2020).

Emmanuel Alloa est professeur en esthétique et philosophie de l’art à l’Université de Fribourg. Il a travaillé comme chercheur au Pôle national suisse de Critique de l’image (Eikones) et a enseigné l’esthétique au département d’Arts plastiques de Paris 8. Il dirige la collection « Perceptions » et co-dirige la collection « Médias/Théories » aux Presses du réel. Ses recherches portent notamment sur la pensée contemporaine, l’esthétique et la théorie du visuel, la phénoménologie française et allemande, la philosophie sociale, la théorie des médias et l’histoire des techniques. Lauréat du prix Latsis 2016 et du Prix Scientifique Aby Warburg 2019, il a été commissaire adjoint de l’exposition « Le Supermarché des images » (Jeu de Paume, 2020).


Fondant sa pratique sur la recherche, Ursula Biemann [www.geobodies.org] réalise des essais vidéo et des textes qui traitent de l’interconnexion entre la politique et l’environnement dans des contextes locaux, plus globaux et planétaires. Basée à Zurich, ses recherches intègrent des projets sur le terrain dans des endroits reculés, allant du Groenland à l’Amazonie, où elle étudie le changement climatique et les écologies du pétrole, de la glace, des forêts et de l’eau. Ses installations vidéo sont exposées dans le monde entier dans des musées et des biennales internationales d’art. Le MAMAC à Nice ouvrira une rétrospective de ses travaux écologiques en août 2020. Biemann a reçu un doctorat Honoris Causa en sciences humaines de l’Université suédoise Umea et le Grand Prix suisse d’art Meret Oppenheim.

Keller Easterling est architecte, écrivaine et professeure à Yale. Son livre le plus récent, Extrastatecraft: The Power of Infrastructure Space (Verso, 2014), examine l’infrastructure mondiale comme un outil politique. Un essai récemment publié intitulé Medium Design (Strelka Press, 2018) donne un aperçu d’un prochain livre du même titre. Medium Design inverse l’accent mis sur l’objet et la figure pour susciter une réflexion innovante sur les problèmes spatiaux et non spatiaux. Parmi ses autres publications : Enduring Innocence: Global Architecture and its Political Masquerades (MIT, 2005), qui analyse des formules spatiales familières dans le cadre de situations politiques difficiles ou hyperboliques à travers le monde, et Subtraction (Sternberg, 2014), qui interroge la suppression de bâtiments et la possibilité de faire faire marche arrière à la machine du développement.

Les recherches de Margarida Mendes explorent le chevauchement entre la cybernétique, l’écologie et le film expérimental, étudiant les transformations dynamiques de l’environnement et leur impact sur les structures sociétales et la production culturelle. Elle s’intéresse au développement de modes alternatifs de connaissance et de résilience politique à travers ses pratiques collaboratives, de programmatrice et d’activiste. Elle a fait partie de l’équipe curatoriale de la 11e biennale de Gwangju (2016) et de la 4e biennale du design d’Istanbul Design (2018). En 2019, Margarida Mendes inaugure la série d’expositions Plant Revolution! qui interroge les rencontres inter-espèces tout en explorant différents récits de médiation technologique ; et en 2016, elle a organisé Matter Fictions, accompagné d’une publication réalisée avec Sternberg Press. Elle est par ailleurs consultante pour des ONG environnementales travaillant sur la politique marine et l’exploitation minière des grands fonds marins et a dirigé plusieurs plateformes éducatives, telles que escuelita, une école informelle au Centro de Arte Dos de Mayo à Madrid, ainsi que la plateforme de recherche The World In Which We Occur (2014-18). Elle est actuellement doctorante au Center for Research Architecture, Goldsmiths University avec le projet « Deep Sea Imaginings ».

Programmatrice et éditrice, Clémence Seurat explore le champ de l’écologie politique. Avec Jérôme Delormas et Fanette Mellier, elle a cofondé 369, une maison d’édition plurielle qui connecte les savoirs, les arts, les technologies, le design et la recherche. À l’issue de son expérience au sein du programme d’expérimentation Speap dirigé par Bruno Latour, elle a cofondé (avec Tristan Bera, Nuno da Luz, Elida Høeg et Ana Vaz) COYOTE, un collectif qui produit des formes conceptuelles et expérimentales élargies à l’intersection de l’écologie, des arts et de la politique. Après huit années passées à la Gaîté Lyrique au sein de l’équipe artistique, elle a rejoint FORCCAST, le programme de cartographie des controverses du médialab de Sciences Po.

La pratique de l’artiste nord-américain basé à Berlin Evan Roth donne à voir et archive des aspects généralement invisibles de technologies de communication en rapide évolution. Par le biais de médiums très divers allant de la sculpture aux sites web, il aborde les répercussions de ces changements technologiques et numériques dans les sphères privées et culturelles et met en évidence le rôle et le pouvoir de chacun dans le paysage médiatique. Son travail a récemment été montré au Jeu de Paume à Paris, à la Smithsonian National Portrait Gallery de Washington et au Museum of Contemporary Art de Chicago. Roth est cofondateur du Graffiti Research Lab et du Free Art & Technology Lab (F.A.T. Lab) et ses œuvres font partie de la collection permanente du Museum of Modern Art de New York.

Philosophe, Emanuele Coccia est maître de conférences à l’École des hautes études en sciences sociales. Venu de la philosophie médiévale, il est l’auteur d’ouvrages qui proposent une réflexion originale et novatrice sur la vie : La Vie sensible (Payot & Rivages, 2010) et La Vie des plantes (prix des Rencontres philosophiques de Monaco, Payot & Rivages, 2016). Son dernier livre, Métamorphoses (Payot & Rivages, 2020), poursuit cette méditation sur le souffle commun qui anime tous les vivants.





Visuel en page d’accueil © Keller Easterling, Extrastatecraft: The Power of Infrastructure Space (publication, 2014)



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