Malgré son thème familier – la silhouette des buildings de New York – et sa composition classique en deux plans distincts, cette photographie de Peter Hujar est déroutante. Queens landscape, dit la légende : c’est néanmoins Manhattan qui défile à l’horizon. Comme si le titre invitait à rompre avec les clichés habituels de ce panorama urbain, et à ne l’envisager que comme le simple fond d’un paysage tout entier concentré dans le terrain abandonné et chaotique du premier plan. Il y a là une question posée au regard : comment voir ensemble les deux parties de l’image, que tout paraît opposer ?
L’Incendie à Hoboken de Cartier-Bresson (1946), dont l’image de Hujar présente, intentionnellement ou non, un rappel thématique et formel, constitue un utile terme de comparaison. Dans sa moitié supérieure, la photographie de Cartier-Bresson laisse deviner, dans un lointain un peu flou, la silhouette des immeubles de New-York, tandis qu’au premier plan, les ruines laissées par un incendie sur les rives de l’Hudson offre le spectacle désolant de traverses de bois effondrées et entremêlées. Par un effet de perspective, elles semblent éloigner la ville, que le regard, entravé par ce désordre visuel, tente d’atteindre malgré tout.
L’image de Peter Hujar, elle, est étrangère à toute perspective et à toute volonté de dépassement : sa partie inférieure n’est pas tendue vers sa zone supérieure. Toutes deux, au contraire, très nettes, s’étalent à plat en mondes visuellement parallèles, que la mince frontière de l’East River distingue sans les séparer tout à fait. Le premier plan occupe les deux tiers de l’image, et conduit le regard à se perdre dans le magma de ce qui semble être une décharge à ciel ouvert, conquise sur un ancien site d’activités portuaires. Les lignes droites et nettes de Manhattan y perdent leur rigueur. Le squelette d’une poutrelle métallique trace un segment horizontal sans relief saillant. Écho dérisoire à la verticalité et à l’alignement des gratte-ciels, une végétation sauvage se dresse au milieu des décombres, aussi mal assurée que les poteaux et les montants des grilles dans la zone gauche de l’image. Une bâtisse désaffectée rappelle que le lieu, malgré sa précarité, n’a pas perdu toute référence à la dimension de l’habitable.
Faut-il voir dans le partage de l’image deux lieux étrangers l’un à l’autre, que ne relierait que leur exclusion mutuelle : ou bien les formes nettes de la cité de verre et d’acier, ou bien l’informe et l’abandon qui poussent à ses marges ? Il est sans doute plus fécond de tenter de penser leur coexistence dépolarisée, peut-être leur unité. Aucun lieu ne nie l’autre. Car de même que les morts cohabitent avec les vivants dans d’autres photographies de Peter Hujar, de même la face cachée ou méconnue de la ville est ici mise en avant : non comme son autre ou son envers, mais comme son visage « underground », sa défiguration qui pourtant la constitue et la figure aussi.
Étienne Helmer
Étienne Helmer enseigne la philosophie à l’Université de Porto Rico (États-Unis). Ses travaux portent principalement sur la pensée économique, politique et sociale des mondes grecs, ainsi que sur la philosophie de la photographie. Son dernier ouvrage vient de paraître : Ici et là. Une philosophie des lieux (Verdier, 2019).
« Peter Hujar. Speed of Life »
Peter Hujar / librairie