J’ai rencontré Peter Hujar à trois ou quatre reprises au cours de la dernière année de sa vie, en 1987. Je ne savais pas qu’il était malade, mais on lui avait diagnostiqué le sida et il est mort dix mois plus tard. Je ne sais plus comment j’ai découvert son remarquable travail, peut-être parce qu’on m’en a parlé, car il exposait peu. Il est vrai que, dans les galeries et les expositions de photographies, on voyait rarement ses photos d’hommes se masturbant ou de gros plans de pénis en érection. Je montais alors une exposition intitulée « Sexual Difference : Both Sides of the Camera », pour laquelle j’avais choisi quelques photos de lui, dont deux sont actuellement exposées dans « Speed of Life » au Jeu de Paume1.
Je ne pensais pas alors – et je ne pense toujours pas – que l’on puisse déduire directement d’une image le sexe ou le genre d’un photographe (ou tout autre attribut racial, ethnique ou individuel), mais, pour autant, les portraits laissés par Hujar de travestis, drag queens, artistes du monde spectacle, prostitués, amants et amis actifs sur la scène de downtown New York à partir de la fin des années 1960 n’en témoignent pas moins de sa position de membre de cette communauté. La plupart de ces personnes sont aujourd’hui mortes, dont beaucoup du sida. Parmi les amis et les amants qu’il a photographiés, il y a eu des artistes plasticiens comme Paul Thek et David Wojnarowicz, des célébrités (Andy Warhol, Susan Sontag, William Burrows, Merce Cunningham), des excentriques qui « faisaient scandale » (Divine, Ethyl Eichelberger, John Heys et John Waters) et des anonymes. Cependant, après avoir abandonné le monde de la photographie commerciale et de la mode au début des années 1970, ses sujets se sont étendus aux animaux, aux paysages urbains, aux zones rurales et aux quais et entrepôts désaffectés du front de mer de Manhattan, qui, avant le sida, étaient pour les gays un haut lieu de rencontres et d’aventures sexuelles.
Un « style » se définit par la prise en compte à la fois d’une forme et d’un contenu, mais le style est difficile à démontrer dans le cas d’un médium comme la photographie. C’est aussi un terme inadéquat pour expliquer les qualités affectives de ces images belles et étranges. Hujar a réalisé un certain nombre d’autoportraits, souvent bouleversants, mais il ne semble pas qu’il se soit photographié en compagnie de ses modèles. La plupart d’entre eux – mais pas tous –, il les a photographiés dans son loft spartiate de la seconde Avenue, où il avait aussi sa chambre noire. Les souvenirs de ceux qui l’ont connu, ses entretiens et les témoignages de ses proches mentionnent souvent son extrême exigence. Professionnellement, comme Fran Lebowitz l’a rappelé lors de ses funérailles, « Peter Hujar s’est payé la tête de tous les grands marchands de photographies du monde occidental »2. D’autres se souviennent qu’il a frappé un marchand d’art au visage ou menacé d’envoyer un tabouret de bar à la tête d’un autre. De même, en tant qu’ami et amant, il était sujet à des éruptions de colère, mais lors des brèves visites que je lui ai rendues, il a toujours été courtois et serviable. Connaissant mal son travail avant notre première rencontre, il me montra des dizaines de ses tirages, et je fus frappée non pas par leur perfection formelle – qui sautait aux yeux – mais par leur austérité, leur évocation d’une intériorité et, surtout, leur gravité, aussi manifeste dans ses images d’animaux que dans ses sujets humains. Évidemment, il est très difficile de décrire l’affect photographique dans les limites du langage écrit ou parlé, car les perceptions de l’affect sont fondamentalement subjectives. Mais je me suis demandé – comme d’autres avant moi – pourquoi Hujar était si peu connu.
Les comparaisons faciles avec son jeune contemporain Robert Mapplethorpe, sur la base de sujets semblables (les nus masculins ou les organes génitaux) ou de l’excellente qualité de leurs tirages, sont tout à fait spécieuses (Hujar tirait ses photos, pas Mapplethorpe). La carrière de Mapplethorpe a été nourrie et promue par le riche et influent Sam Wagstaff. Hujar n’a pas bénéficié d’un tel soutien, et durant la dernière année de sa vie, il était littéralement sans le sou. Le fétichisme racial et sexuel qui caractérise une grande partie de l’œuvre de Mapplethorpe, et son glamour étudié sont totalement absents chez Hujar, qui qualifiait avec mépris son confrère de « baron de Meyer des années 1980 »3. De fait, le parcours artistique d’Hujar se caractérise par un rejet déterminé des conventions de la publicité, et surtout de la photographie de mode. C’est pourquoi, peut-être, il était si fasciné par le travestissement, par les mascarades qui bousculent les notions de beauté et de séduction générées par les médias. Et concernant les éléments « classiques » qui se manifestent dans les photos d’Hujar – notamment leur équilibre, leur composition et leur sobriété –, il s’agit, comme le fait remarquer Stephen Koch à juste titre, d’un « classicisme qui a vu l’enfer »4. Je doute qu’il veuille dire par là que lower Manhattan était un enfer à cause de la pauvreté, de la misère, de la drogue et de la délinquance, ou même de ses sous-cultures sexuelles. Il veut plutôt dire que l’œuvre d’Hujar est, dans son approche, marquée par des démons personnels (à commencer par une enfance douloureuse), un rejet du carriérisme et une incapacité à se faire reconnaître comme l’artiste qu’il était. De ce point de vue, même ses sujets les plus carnavalesques ou sexuellement les plus explicites sont empreints d’une mélancolie qui en fait de véritables momento mori, qualité que Susan Sontag, la première à écrire longuement sur son travail, a immédiatement reconnue dans ses images5.
Prenons, par exemple, sa photographie de Divine (Harris Glenn Milstead), personnage qui, jusqu’à sa mort en 1988, apparaît dans de nombreux films déjantés de John Waters à partir des années 1960. Acteur, chanteur et drag queen, Divine était un paradigme de la sensibilité camp et une icône de la culture gay. Photographié en tenue de tous les jours sur le canapé d’Hujar, il a le regard introspectif et introverti qui caractérise de nombreux modèles du photographe, qui posaient souvent allongés sur le dos ou affalés. (Il existe un autre portrait de Divine souriant, et la préférence d’Hujar pour le premier tirage est symptomatique de ce qu’il cherchait dans ses portraits). Loin de sa personnalité publique et artistique pleine de fantaisie, Divine est représenté (ou se représente lui-même – sur les photos d’Hujar, c’est toujours ambigu) comme une sorte de Tirésias, le voyant aveugle qui vécut sept ans en femme.
Au moment de sa mort, Hujar ne possédait que deux appareils photos. Il se servait toujours d’un reflex bi-objectif, dans lequel on voit dans l’objectif inférieur l’image inversée de ce que l’on a devant soi. Les images obtenues sont de format carré, et, pour les photos prises dans son loft notamment, Hujar utilisait un trépied, autre frein à la spontanéité, qui implique un refus constant – peut-être de principe – de « l’instantané »6. Cette pratique signifie aussi que ses appareils photos étaient déterminés des deux côtés de l’objectif. Les modèles ne voyaient pas qu’Hujar les regardait, même si cela n’apparaît pas dans les tirages, où le sujet semble s’adresser au spectateur, et donc au photographe. Le reflex bi-objectif ne permet pas des prises de vues rapides (bien qu’il soit assez rapide pour saisir la balle de Chloé Finch en plein rebond).
Rejetant l’esthétique de l’instantanéité (la snapshot aesthetic appréciée des conservateurs de la photographie dans les années 1970 et 1980), Hujar est, dans sa pratique du portrait, plus proche du Felix Nadar des années 1850 que de la plupart de ses contemporains. Mais, dans certains portraits, on décèle la trace d’une autre influence (sans qu’il y ait ressemblance à proprement parler) avec des portraits d’Avedon des années 1960 7. Les portraits réalisés par Avedon hors de tout travail de commande représentaient quelque chose pour lui : des liens d’amitié (par exemple, James Baldwin, Robert Frank) ou familiaux (par exemple, la série sur son père Jacob), des symboles (qu’il critiquait souvent) de l’État et du pouvoir politique (Henry Kissinger) ou des icônes, grandes ou petites, de la culture de l’époque. Et tandis qu’Avedon photographiait ses sujets dans son studio professionnel, avec ses nombreux assistants, ses toiles de fond et ses éclairages impeccables, Hujar le faisait dans l’intimité de son loft, sur des bases amicales et/ou sexuelles. Mais les déclarations d’Avedon sur le portrait photographique trouvent des échos dans l’approche d’Hujar : « Parce que le portrait est un spectacle, comme tout spectacle, il est l’équilibre de ses effets, bons ou mauvais, naturels ou non naturels. Je peux comprendre que cette idée soit troublante – le fait que tous les portraits soient des spectacles –, parce qu’elle semble impliquer une sorte de mensonge qui cache la véritable vérité du sujet. Mais ce n’est pas tout. Cela va beaucoup plus loin que cela. Le fait est que l’on ne peut jamais atteindre la vraie nature du modèle en ôtant la surface. Je veux dire que, au sens propre, on n’a que la surface. »8 Proximité littérale ou distance et absence infranchissables, ce sont, après tout, les données du portrait, et aucun des deux photographes ne semble avoir défendu l’idée qu’il existait une « vérité » singulière du sujet que la photographie révèlerait.
Dans les conventions qui régissent un essai sur un artiste, les préoccupations dominantes sont généralement sa biographie, mais aussi sa subjectivité, sa sensibilité et son esthétique. Mais en ce qui concerne Hujar en particulier et la production artistique en général, il est important de prendre en compte les dimensions collectives de toute expression culturelle. L’époque, le lieu et le milieu qui constituent les fondements de l’art d’Hujar s’inscrivent dans les histoires plurielles qui les traversent : celle de Downtown à New York, une ville qui traverse une crise économique mais propose néanmoins des logements bon marché aux artistes et aux gens du spectacle, la culture gay post-Stonewall dans toutes ses manifestations physiques et culturelles, et un marché émergent de la photographie qui va bientôt créer des stars et jeter d’autres artistes – vivants ou morts – dans l’oubli. Le rapprochement que l’on peut établir entre Hujar et Mapplethorpe révèle la nature arbitraire – presque accidentelle – de la renommée, de la gloire et de la réputation artistiques qui n’est une méritocratie qu’en théorie, comme l’a constamment démontré l’histoire de l’art féministe.
En ce qui concerne l’intense engagement photographique d’Hujar dans la sexualité gay – la sienne et celle des autres –, ce n’est pas seulement Mapplethorpe qu’il faudrait invoquer ; c’est aussi George Dureau et surtout Alvin Baltrop et William Gedney, qui, à la même époque, ont photographié les activités sexuelles qui se déroulaient sur un front de mer en pleine déliquescence9. Il y avait aussi une production parallèle de pornographie gay, à laquelle Hujar a participé. Avant d’être détruits, les quais ont également été utilisés par de nombreux chorégraphes et artistes conceptuels, et dans la mesure où Hujar comptait parmi ses amis des artistes, compositeurs, danseurs et chorégraphes, ses fréquentations comprenaient des personnalités d’avant-garde qui allaient bientôt devenir célèbres10. La pratique même du portrait – le genre photographique le plus ancien sans doute –, ses histoires, ses réinventions et ses ambiguïtés ont également collectivement contribué au développement artistique d’Hujar. Aucun art n’a été inventé à partir de rien, et cela n’enlève rien à l’immense réussite artistique d’Hujar que de reconnaître les intersections complexes du « collectif » – comme je l’appelle en bref – qui a alimenté et façonné son art sans compromis.
Abigail Solomon-Godeau, 2019
Traduction : Jean-François Allain
Exposition « Peter Hujar. Speed of Life »
Peter Hujar / la sélection de la librairie
Exposition « The Life and Times of Alvin Baltrop
« Sexual Difference : Both Sides of the Camera » / livret de l’exposition
“Just (a few more) Kids: George Dureau, Robert Mapplethorpe and Company” by Shelley Rice
References