— Entretien
Insurrections en Catalogne [FR/CA]


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À l’occasion de l’exposition “Soulèvements” que l’on peut visiter au MNAC (Museu Nacional d’Art de Catalunya) jusqu’au 21 mai, le magazine en ligne du Jeu de Paume s’est entretenu avec les photographes et photojournalistes Pilar Aymerich et Manel Armengol, auteurs d’une série d’images que Georges Didi-Huberman a spécifiquement sélectionnées pour l’exposition à Barcelone.

Marta Ponsa : Comment vous êtes-vous retrouvé en 1976 dans cette manifestation de l’opposition catalane pour la « liberté, l’amnistie et le statut d’autonomie », interdite par le gouverneur civil de Barcelone ? Quel était le rôle du photojournaliste à ce moment-là ? Et quelle diffusion ces photos ont-elles connu ?

Pilar Aymerich : Chaque ville possède son propre rythme quotidien. Il y a des villes qui sont faites pour qu’on s’y promène, comme Barcelone, qui présente une architecture à taille humaine. Mais à un moment donné, les rues et la ville changent. Un certain nombre de personnes mettent en scène un désir collectif et sortent dans la rue pour faire connaître leurs sentiments, leurs états d’âme, ou protester contre des injustices sociales… de manière festive, douloureuse, indignée ou revendicatrice.
Ces explosions, qui se produisent à des moments historiques, sont souvent les mêmes qui nous font vibrer lorsque cette réalité est assimilée et qu’elle réapparaît des années plus tard, transformée en document historique.
Souvent, l’appareil photo semble prendre vie et faire corps avec la personne qui se trouve derrière le viseur. Les premiers temps, j’ai abordé la photographie pour expliquer (pour m’expliquer) le monde qui m’entourait et, surtout, pour construire un récit, dire des histoires par le biais de l’image. À l’époque de la transition, j’ai pu écrire avec mes yeux tout le réveil d’un pays qui sortait de l’obscurité du franquisme. Le soulèvement, les cris, la joie et les émotions faisaient partie de ma propre insurrection.
Le photojournalisme jaillissait avec force après la coupure de la guerre civile et, pour la première fois, les journaux publiaient des images de la société civile réclamant ses droits.
Ces photos furent publiées dans les magazines Triunfo, Cambio 16, El Mundo, Destino, Arreu, El Periódico, El País, en général dans les journaux politiques ou d’information générale. J’ai toujours été freelance : je photographiais la journée, puis m’enfermais la nuit dans mon laboratoire pour révéler (l’obscurité était le moment de la réflexion) et le lendemain matin, j’allais distribuer les images dans les rédactions. Il s’agissait parfois de commandes, et d’autres fois je photographiais spontanément, soit parce que je me trouvais sur les lieux en tant que citoyenne, soit parce que j’avais la sensation que, s’il se passait quelque chose que je ne prenais pas en photo, c’était comme si elle n’avait pas existé.
Les techniques photographiques changent, mais le regard ne change pas, et c’est ce regard qui est important. Par son regard, l’auteur(e) nous montre un fragment de la réalité, qui est passé à travers le filtre de sa subjectivité éthique. Ces images s’ajoutent par la suite à notre imaginaire historique.

Manel Armengol : C’était le 1er février 1976, trois mois après la mort du dictateur Franco. L’union de toutes les forces publiques, syndicales, des associations de quartier, des intellectuels, devait se rassembler pour la première grande manifestation – non autorisée – sur le Passeig de Sant Joan à Barcelone, avec cela de particulier qu’il devait s’agir d’un sit-in. Tout le monde devait s’asseoir par terre pour manifester pacifiquement mais fermement devant les forces de l’ordre habituelles. Cet acte « provocateur » pouvait laisser penser que le choc de la police – « les gris » – avec les manifestants assis par terre allait produire des situations potentiellement dramatiques et non dénuées d’une certaine violence graphique : la force brute contre des manifestants sans défense, criant « liberté, amnistie, autonomie ! ».

Je me suis réveillé dans un état d’excitation peu habituel, pressentant que quelque chose d’extraordinaire allait se produire. Je suis arrivé un peu tard sur le Passeig de Sant Joan : les « gris » étaient descendus de leurs fourgons et avançaient frontalement vers les manifestants, qui commençaient déjà le sit-in. En moins d’une demi-minute, nous nous sommes tous retrouvés dans un nuage de fumigènes, en train de nous faire passer à tabac. J’ai commencé à déclencher l’appareil photo comme s’il s’agissait d’une arme pour rétablir la justice… Un, deux, trois… On m’a poursuivi, j’ai couru, et j’ai eu ce frisson sur la nuque que le photographe ressent quand il sait avoir capté quelque chose d’extraordinaire. Tout s’est passé très rapidement, je ne savais pas trop quelles images j’avais pu prendre, mais j’en imaginais l’atmosphère et la charge dramatique. J’ai confié l’appareil photo avec la pellicule à mon amie, et j’ai continué à suivre les manifestations pendant toute la matinée, dans le district de l’Eixample et jusqu’à la prison surnommée la Modelo, avec un autre petit appareil photo que j’avais pris dans ma poche.

À l’époque je ne travaillais pas comme photographe, on ne m’avait pas demandé d’aller là-bas ni confié aucune mission particulière. J’étais tout juste en train d’apprendre à développer et à tirer des photos, quand je me suis retrouvé là en tant que journaliste. Mon engagement personnel dans le mouvement de changement politique en réaction au franquisme moribond expliquait également ma présence ce jour là. L’adrénaline m’a envahi et je me suis enfermé dans le laboratoire pendant des heures – des jours –, pour tirer les photos. Peu de journaux les acceptèrent, et seules les moins dures furent publiées – je m’entendais dire : « si on les publie, on nous confisquera l’édition ! ». Fort désabusé, j’ai acheté tous les titres de la presse étrangère dans les kiosques des Ramblas, pour leur envoyer mes photos. Le New York Times fut le premier media à m’envoyer sa publication, puis ce fut Newsweek et les hebdomadaires européens les plus importants, alors qu’en Espagne, où le souvenir de l’appareil de répression franquiste pesait encore, elles ne purent être publiées comme grand reportage qu’un an plus tard.

MP : Que pensez-vous en voyant vos images dans une exposition consacrée aux mouvements de soulèvements, en 2017 ?

PA : Cela me fait très plaisir et, lorsque je contemple cette magnifique exposition, je ressens une grande admiration pour tous ces créateurs qui, dans différentes disciplines, ont essayé au cours des siècles d’éveiller les consciences pour obtenir un monde meilleur.

MA : C’est pour moi un honneur et je suis ravi que Georges Didi-Huberman ait choisi quatre des photographies du fond du MNAC pour enrichir cette grande exposition à Barcelone, et plus encore du fait que l’une d’entre elles ait été choisie comme image de promotion pour toute la campagne de diffusion et figure également en couverture du catalogue.

J’ai toujours été un peu troublé par le fait d’être considéré comme l’auteur des « photos emblématiques » de la transition du franquisme à la démocratie, et je ne me suis jamais lassé d’en tirer des copies pour les gens de la rue qui voulaient garder un souvenir de cette importante étape historique collective. Je me suis trouvé à cet endroit et j’ai mis toute mon intensité et ce que je ressentais du fait de mon engagement social et politique, pour dénoncer l’injustice et la brutalité des corps de police face aux personnes qui demandaient la liberté en criant et en se soulevant contre les pouvoirs de l’État. Aujourd’hui, quarante ans après ces événements, un penseur reconnu intègre ces images, issues des aspirations post-franquistes pour la « liberté, l’amnistie, le Statut d’Autonomie », à la mémoire historique des soulèvements. Merci à lui.

Barcelone, avril 2017
Traduit du catalan par Antoine Leonetti

Voir le site dédié à l’exposition
“Soulèvements”, une bibliographie
“Insurreccions” au MNAC, Barcelone