— La parole à…
Mercè Ibarz : La femme pirate. Photographie et rébellion féminine


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Le temps d’arriver à se mettre à l’abri, au calme, c’est ce que nous racontent ces photos qui l’ont aidée à être la femme qu’elle est devenue, celle qui est consciente de ce qu’elle est. Elles contiennent aussi les femmes qu’elle n’a pas pu être et qu’elle ne sera jamais, mais qui se trouvent en elle-même, telles qu’elles se trouvaient devant l’objectif ; des possibilités brisées et non moins vraies, qui parfois reviennent chez sa fille qui fait des photos et qui la photographie, et aussi chez d’autres femmes au cinéma, à la télévision, dans les rues ou les vitrines des magasins de la ville, quand elle s’aventure au-delà du petit territoire où elle a vécu. Femme pirate qui a traversé les océans du désir des images.

 

Quima, photographie anonyme, 1940. Collection privée. Reproduction interdite sans autorisation préalable de l’auteure

1. La jeune fille de la photographie ci-contre a dix-huit ans. Janvier 1940. Depuis un an, la guerre civile est devenue cet état d’exception que sera le franquisme jusqu’au moins dans les années soixante. J’ai la photo chez moi, accrochée au mur ; je la capture avec mon portable. La jeune fille l’avait fait faire pendant la fête d’hiver du village, la première après la guerre. Elle est habillée avec ce grand soin que je lui connais. Sa tenue, confectionnée à la main par la couturière et par elle-même, est sûrement inspirée d’un film de Barbara Stanwyck ou d’Ingrid Bergman, à qui elle essaye de ressembler. Des actrices intelligentes, avant tout intelligentes. La composition de la photo est intéressante. Le mur gris et noir lui va bien, il évoque le cinéma de cette époque et aussi, de manière inconsciente et symptomatique, il renvoie à ces années noires. Mais la composition ne date pas de 1940. Celle-ci est postérieure, faite par un photographe de studio. La silhouette est découpée, sauf cet espace entre les jambes que le professionnel n’a pas voulu enlever. L’image possède toujours une touche de réalité, celle du lieu où elle a été prise. Peut-être avait-elle été saisie par un photographe ambulant pendant la fête patronale, et la jeune fille était probablement accompagnée d’une ou plusieurs amies. Qu’elle a voulu faire disparaître de la photo. Sur les images de ses albums, il manque parfois une tête, ou même plusieurs. Des personnes qu’elle a décapitées. Peu importe que l’on eusse pu reconnaître le corps de la personne qu’elle voulait oublier ; faire disparaître la tête lui suffisait. Le photographe a ajouté une ébauche d’ombre pour la souligner davantage : toute seule, unique.

Bien des années après, ce portrait de 1940 transformé ensuite en monument par un photographe de studio plus habile que celui de ce moment obscur avait été important pour elle en tant que témoignage, en tant que preuve de sa dignité de jeune fille bien habillée et élégante. Son insurrection: la manière de s’habiller ; sa rébellion: les photos. Elle s’auto-documentera, pendant plusieurs décennies, avec des tenues faites sur mesure à partir des magazines et réalisées avec des tissus de qualité, peu importe le coût et le temps requis pour réunir l’argent nécessaire pour bien s’habiller et commander des photos de studio, tout cela en travaillant durement aux champs, en économisant, en jouant à tous les jeux de l’après-guerre. Un désir indestructible. Un désir d’être. Un désir dont il était important de laisser des preuves.

En décembre 1975, le dictateur est déjà mort, invaincu. Ce mois-là, Patti Smith publie Horses, son premier disque, avec cette photo de Mapplethorpe qui fut une vraie révolution. Une jeune femme à l’aspect androgyne, sans maquillage, une photo sans artifices, telle quelle. Quand je la lui montrai, elle regarda un long moment la photo de Patti et elle dit alors : « Elle a du courage, de la force. Cela lui est égal de plaire ou non, et ça, ça l’aidera. Elle lève le menton, elle ne s’adapte pas juste comme ça parce qu’il faut… Ne vois-tu pas, dans le portrait de 1940, que je baisse la tête ? Elle, non. Elle a du style, sa tenue ressort bien parce que c’est elle qui la porte. C’est une originale ».

Sur la photo, Patti a presque trente ans. On a l’impression qu’elle en a dix-huit, alors que la jeune fille de dix-huit ans de la photo retouchée semble en avoir trente. Entre 1940 et 1975, les femmes pirates ont vécu tant de mutineries rajeunissantes.

 

2. J’imagine facilement que la vie de la jeune Quima – car c’est ainsi que s’appelle la fille de la photo de 1940 –, a dû être bien différente. Elle possédait tant d’énergie, elle avait tellement envie de faire des choses, et d’efforts pour apprendre, que l’institutrice du petit village pensa qu’elle pouvait aussi devenir maîtresse d’école. Elle le proposa au père de la petite. Elle lui dit : « Écoutez, une charrette de luzerne nous suffira bien ; moi, je m’occupe du reste, ne vous inquiétez pas, ça ne va pas vous coûter cher ». Le père refusa. Même âgée, Quima s’en souvenait encore tous les jours. Elle conserva toute la vie la belle écriture apprise à l’école grâce à cette généreuse institutrice.

Elle observa avec beaucoup d’attention, une par une, les photos de Germaine Krull (1987 – 1985) que je lui montrai un jour. Je faisais alors ma thèse de doctorat sur un film de Buñuel, ce qui l’intéressait beaucoup. C’était quelque chose de très important pour elle, elle aimait en discuter. Ce travail portait sur l’un des premiers films du cinéaste, Terre sans pain, et dans le contexte de ces années antérieures à la guerre j’avais découvert cette photographe géniale, qui fut un modèle à beaucoup d’égards pour Eisenstein, Joris Ivens, Éli Lotar… et qui a tardé si longtemps à être reconnue. À cette époque, je ne connaissais que les photos métalliques, pour ainsi dire, de Krull : des vues aérodynamiques de la tour Eiffel, du port de Marseille… mais aussi – et ce grâce à un cadeau que m’avait fait celui que j’appelle toujours mon ami de la Maison Rouge – des photos publicitaires de mode et de produits de beauté, publiées dans un magazine des années trente, avant la photo de 1940, avant la guerre et son ombre tenace.

Germaine Krull dans sa voiture, Monte-Carlo, 1937. Photographie anonyme

Germaine Krull dans sa voiture, Monte-Carlo, 1937. Photographie anonyme

Quima s’arrêta sur la photo de Germaine de 1937, où celle-ci conduit sa décapotable, regarde en arrière en souriant avant de disparaître du décor, pour s’en aller tenir un hôtel à Bangkok et, finalement, partir au Tibet et se convertir au bouddhisme. Si elle était finalement devenue institutrice, peut-être se serait-elle aussi rebellée de cette manière, au milieu des désastres des guerres, peut-être serait-elle aussi partie pour l’Inde. Elle resta fascinée par le fait de savoir que les femmes photographes des années vingt eussent vécu des vies hors normes, qu’elles inventèrent leurs propres normes et leur propres vies grâce, en grande partie, à leur appareil photo. « Oui, je veux bien le croire. C’est même mieux que de devenir institutrice… », dit-elle.

Quima, photo Dada, sans date. Collection privée. Reproduction interdite sans autorisation préalable de l’auteure


 

3. Un autre jour, je lui montrai les photomontages de Hannah Höch (1889 – 1971). J’avais été marquée par les retouches que Quima faisait sur certaines photos de son album de famille ces jours-là. Des têtes enlevées, des personnages peints. Comme par exemple cette image qui au début était une photo, probablement de la fin des années vingt, alors qu’elle devait avoir sept ou huit ans, et ses deux frères cinq et quatre. Je dis « c’était » une photo car cela ne l’est plus aujourd’hui : c’est un collage Dada. Les trois jeunes enfants sont entourés d’une frange dessinée par Quima, qui par ailleurs a peint en blanc leurs habits ainsi que ses propres chaussettes montantes. Les visages des trois enfants ne sont plus qu’un reste un peu vague. Une coupure avec l’image d’avant. Une coupure définitive. C’est presque un négatif de l’original. Les images pensent et savent, sans aucun doute. Pensait-elle que l’original en savait trop ? Sur quoi ? Elle réalisa cette composition – ou plutôt cette « décomposition » – après que je lui eu parlé du titre d’un photomontage de Höch, Coupe au couteau de cuisine dans la dernière époque culturelle de l’Allemagne, celle de la grosse bedaine weimarienne, de 1919.

Hannah Höch, “Coupe au couteau de cuisine dans la dernière époque culturelle de l’Allemagne, celle de la grosse bedaine weimarienne”, 1919 © ADAGP, Paris Courtesy Berlin, Nationalgalerie Berlin,  Staatliche Museen zu Berlin, 2016

Hannah Höch, Coupe au couteau de cuisine dans la dernière époque culturelle de l’Allemagne, celle de la grosse bedaine weimarienne, 1919 © ADAGP, Paris Courtesy Berlin, Nationalgalerie Berlin, Staatliche Museen zu Berlin, 2016


 

4. Quand elle vit les photos de Cristina García Rodero (1949-), Quima sourit d’abord, en reconnaissant autant de scènes de vies cachées que la photographe sait si bien faire revivre telles qu’elles ont été vécues, sans retouches ni photomontages. « Vraiment ? », dit-elle, « Enfin bon, ce sont des photos très belles qui font un peu peur, ne trouves-tu pas ? ». Tout ce que les gens ont appris à voir grâce à la photographie et au cinéma, c’est énorme, vraiment énorme. En parlant des photos de García Rodero, Quima disait des choses que peu de critiques ont exprimées, à ma connaissance, peut-être parce qu’il faut avoir vécu certaines choses et les avoir pensées, sans les nier, pour savoir regarder et arriver à voir. Voilà l’élan et la fureur des femmes en noir dans une procession de la Semaine Sainte, prêtes à écraser quiconque oserait se mettre en travers de leur chemin, enfermées et prisonnières de ces voiles noirs, aussi noirs que ces années d’alors. Quand elle vit L’âme endormie, cette petite fille à la porte d’un cimetière que l’appareil photo a saisie dans la lumière éternelle du théâtre de la vie, une image qui n’est ni une retouche ni un photomontage, Quima laissa couler une larme. Voilà une bonne allégorie de tant de moments de sa propre vie, pensai-je, de tant de deuils, de funérailles et de larmes versées pour les morts. Elle ne dit rien, elle laissa simplement parler pour elle cette larme, apparue là alors qu’elle pensait n’avoir plus que des larmes sèches.

ITALY. Puglia. 2000. Holy Saturday. Group of women marching on the streets and singing their grief at the death of Christ.

Cristina García Rodero, Italie, Région des pouilles, 2000. Samedi Saint. Groupe de femmes marchant dans les rues et chantant leur douleur à la mort du Christ © Cristina Garcia Rodero / Magnum Photos / ADAGP, Paris

À travers la photographie de García Rodero, j’ai appris à reconnaître certaines des rebellions et des révoltes intérieures des femmes. Mais aussi les paix intérieures, les choses qui cherchent à exister. Sur la photo de la jeune fille endormie, la tête reposant sur une gerbe de blé, je vois le dur travail de Quima avant les machines agricoles, je vois l’enfant qu’elle fut, je vois comment elle dut se protéger.

SPAIN. Escobar. 1988. In the fresh air.

Cristina García Rodero, Espagne, 1988. Dans l’air frais © Cristina Garcia Rodero / Magnum Photos / ADAGP, Paris


5. Elle ne devint pas institutrice, mais paysanne. Si elle n’avait pas vécu dans un village rural, si elle était partie vivre à la ville, chose qui lui traversa l’esprit plus d’une fois, elle serait devenue couturière. La photo anonyme d’une femme du début du siècle, en train de coudre, pourrait être son portrait et celui de tant d’autres femmes de cette époque. Elles cousaient à la maison et ainsi gagnaient-elles aussi leur vie. Il n’y a presque que la photographie qui nous le rappelle : elle nous montre qu’une femme avec une machine à coudre avait toute une vie devant elle, qu’elle soit couturière professionnelle ou non, couturière de quartier ou dans une boutique, ou les deux choses à la fois. Comme cette cousine couturière de ma mère qui, elle, était bien partie vivre à Barcelone, et qui représente mon premier souvenir de cette ville où nous étions allées Quima et moi à l’occasion d’un de mes examens et où elle nous avait hébergées.

Femme en train de coudre avec une machine de la marque Singer (entre 1917 et 1918] Archives de la Bibliothèque du Congrès des États-Unis – https://www.loc.gov/item/2005696171/. (Accès le 15 décembre 2016.)

Femme en train de coudre avec une machine de la marque Singer (entre 1917 et 1918] Archives de la Bibliothèque du Congrès des États-Unis – https://www.loc.gov/item/2005696171/. (Accès le 15 décembre 2016.)


 

Nous ne savons pas non plus qui est l’auteur de la photo des ouvrières de Chicago, qui célébrèrent la première Journée des femmes, en 1908. Des femmes qui regardent bien en face, rieuses, sans retirer leur tablier, poussées par l’orgueil ouvrier qui les porte. Des regards et des attitudes fort différents de ceux de la couturière des années 1940, timide et songeuse. Heureusement, la photographie – l’appareil photo – voit plus que l’œil. Presque tout. Elle voit les inhibitions et les enthousiasmes, la prison intérieure et la rébellion qui se fraie un chemin de l’intérieur vers l’extérieur – tout comme devait se sentir une couturière dans les années 1940.

 

ANONYME. Ouvrières, instigatrices de la première Journée des femmes. Chicago, 1908

Photographie anonyme, Ouvrières, instigatrices de la première Journée des femmes. Chicago, 1908


 

6. Et puis toujours, les rêves. Au cours de ces journées où elle contempla sans cesse les Rêves de Grete Sterne, Quima fut heureuse, comme lorsqu’elle avait lu un roman de la peintre Leonora Carrington dont j’avais écrit le prologue, Le Cornet acoustique. Elle rit beaucoup de cette histoire de vieilles femmes qui, sans aucun doute, l’encouragea beaucoup à laisser voler son imagination et être cette vieille dame fantasque qu’elle finirait par devenir.

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Grete Stern, Rêve numéro 2, “Sur le quai”, 1949 © Estate of Grete Stern courtesy Galería Jorge Mara- La Ruche, Buenos Aires, 2016

Grete Stern (1904 – 1999), d’une génération antérieure à la sienne, avait donné forme à tant de ces vies vécues par Quima et sa génération. Des femmes bien habillées, qui ont fait de leurs vêtements une seconde peau qui les soutient et leur donne une plus grande profondeur de champ, qui vivent dans un désir indestructible allant au-delà de la beauté. « L’important », disait Quima, « ce n’est pas d’être belle ou pas – je ne le suis pas moi-même –, mais c’est ce que tu as de bien en toi ». La dignité, peut-être. Se respecter soi-même, ne pas se laisser aller. Être consciente des démons qui t’assiègent. Tout comme dans les rêves et les cauchemars de Grete Stern, réalisés entre 1948 et 1951. Elle vécut l’exil en Argentine, et contempla beaucoup l’océan. Pas comme Quima. La mer, elle ne connut que dans les refrains des poésies. Je la reconnais chez les femmes de Stern, surtout chez cette funambule perchée sur une cheminée, d’où sortiront tôt ou tard les fumées nauséabondes des choses que l’on brûle à l’intérieur et qu’elle devise avec circonspection, oui, décidée aussi à tout savoir sur tout, afin ne pas se voiler la face.

 

Grete STERN. De la série “Rêves”, 1948-1951 © Estate of Grete Stern courtesy Galería Jorge Mara- La Ruche, Buenos Aires, 2016

Grete STERN. De la série “Rêves”, 1948-1951 © Estate of Grete Stern courtesy Galería Jorge Mara-La Ruche, Buenos Aires, 2016


7. Quima était tout à fait en faveur des nouvelles machines : agricoles, domestiques, celles qui servaient à apprendre. Elle m’acheta un magnétophone pour étudier à Barcelone, suite au conseil d’une bonne amie, cultivée et bien informée, qui lui avait dit qu’il me serait très utile d’enregistrer les cours afin de bien étudier. Chose que je ne fis jamais, mais le cadeau me plut alors beaucoup. Je me servais du magnéto pour écouter de la musique. Les temps changeaient fort en 1971, année de mon arrivée en ville. Certaines des choses que j’y apprenais ou qui m’arrivaient, je n’osais pas les lui raconter, elle aurait trop mis son nez dans mes affaires, ce qu’elle faisait déjà pas mal, et j’avais moi-même du mal à les comprendre. Je suis sûre que vous voyez ce que je veux dire.

C’est assez longtemps après que je découvris les images de Martha Rosler (1943 – ). Comme par exemple celle-ci, où une femme armée d’un aspirateur ultramoderne nettoie les rideaux qui cachent des images de guerre. C’est ainsi que je percevais la vie domestique de cette enfance et cette adolescence que je laissais peu à peu derrière moi : de nouvelles machines servaient à nettoyer les rideaux cachant les images fondatrices de toutes choses, qui pour moi semblaient être celles de la guerre et du franquisme, et me semblent encore l’être aujourd’hui. La photographie, le photomontage, dévoilent les misères de la vie domestique qui se situent à la base de la misère de la mémoire collective. Une révolte de plus qu’il fallait entreprendre.

 

Martha Rosler, Cleaning the Drapes, photomontage from the series “House Beautiful: Bringing the War Home”, c. 1967-72.

Martha ROSLER. Nettoyage de rideaux, de la série “House Beautiful: bringing the war home” (1967-1972)


 

Quand je la lui montrai, Quima ne dit rien. Elle ne fit que passer le doigt sur la chevelure de la femme, en suivant le contour de la coiffure. La guerre ? Rien de plus normal.

 

8. C’est alors que nous vîmes les photos des manifestations des femmes à Barcelone. Comme on en parlait sur la radio qu’elle écoutait, et aussi, bien que très peu, à la télévision – qui venait d’arriver à la maison –, elle me posait des questions chaque fois que je rentrais au village.

Le jour où je lui montrai le disque de Patti Smith, avec sa photo androgyne, le dictateur était déjà mort, comme je l’ai déjà fait remarquer. Je lui montrai aussi les photos de Pilar Aymerich de 1976 et de 1977. J’avais terminé mes études de journalisme et commencé à travailler dans un journal, et Quima en était très contente. Les photos d’Aymerich (1943 -) la faisaient frémir, elles lui provoquaient des frissons qu’elle ne savait pas verbaliser, mais dont je me rendais bien compte. Elle faisait surtout une fixation sur les coupes de cheveux, les vêtements, l’attitude des femmes qui apparaissaient sur ces photos. Elle y percevait d’autres choses en plus de celles que je voyais moi-même, et que je perçois mieux aujourd’hui. Les rébellions fondatrices, qu’il s’agisse de changements personnels ou collectifs, on peut les déceler dans une manifestation visant à exiger des changements législatifs, mais aussi dans la photo d’une jeune fille prise en pleines difficultés d’après-guerre, qui l’aide à subsister et à ne pas devenir idiote.

 

Photographies Pilar Aymerich. Courtesy Galerie Eude, Barcelone © Pilar Aymerich, 2016
 

Épilogue. C’est ainsi que Quima a pu connaître toutes ces images de ce qui aurait pu lui arriver dans sa jeunesse mais qui commençait seulement à être une réalité pour d’autres femmes. Toujours prête à apprendre (et même plus : à désapprendre). Mes récits et mes romans, qui parlent souvent d’elle, lui avaient donné le courage d’écrire, ce qui pour elle signifiait l’acte physique d’écrire. Elle transcrivait des chansons anciennes, elle confectionnait des arbres généalogiques pour les offrir, elle dessinait pour des souvenirs de mariages, de naissance, d’anniversaire, un peu de tout. Avec des crayons de paillettes dorées, elle écrivait et dessinait des motifs de broderie. Elle aimait se souvenir de poèmes et de chansons, qu’elle mélangeait. Le poème dont elle se souvenait le mieux, auquel elle revenait encore et encore, c’était La Chanson du pirate du poète romantique espagnol Espronceda, qu’elle avait appris à l’école de l’institutrice qui voulait faire d’elle une institutrice. Quima se mettait à chanter ce poème, qu’elle transcrivait sur tous ses nouveaux cahiers. À chaque fois, elle déclamait bien fort :

Avec ses dix cannons par bord,
Le vent en poupe, à toutes voiles,
Ne fend pas les flots, mais vole,
Un voilier brigantin.

Le bateau pirate, nommé
Pour sa bravoure « Le Redouté »,
Sur toutes les mers est bien connu,
D’un bout à l’autre de la terre.

et surtout ces vers là :

Car mon bateau est mon trésor,
Car mon dieu est la liberté,
Mes lois, la force et le vent,
Mon unique patrie, la mer.

Chanson et poème que j’aimerais évoquer ici en parallèle au vers initiatique de Patti Smith (1946-), cri fondateur de son entrée en scène :

Jesus died for somebody’s sins but not mine

et à ses polaroids, empreintes de deux créatrices qui travaillèrent tellement de leur vivant à leur œuvre et leurs propres rébellions, léguées pour toujours.

Patti Smith Virginia Woolf’s cane 1, New York Public Library 2011 Gelatin silver print, edition of 10 10 x 8 in (25.4 x 20.32 cm) © Patti Smith. Courtesy the artist and Robert Miller Gallery

Patti Smith, La canne de Virginia Woolf, New York Public Library, 2011 © Patti Smith. Courtesy the artist and Robert Miller Gallery

Patti Smith Frida Kahlo’s dress, Casa Azul, Coyoacan 2012 Gelatin silver print, edition of 10 10 x 8 in (25.4 x 20.32 cm) © Patti Smith. Courtesy the artist and Robert Miller Gallery

Patti Smith, La robe de Frida Kahlo, Casa Azul, Coyoacan, 2012 © Patti Smith. Courtesy the artist and Robert Miller Gallery


Quima aussi portait une canne et une robe à fleurs au cours des dernières années.

Barcelone, été 2016

 

Mercè Ibarz
Narratrice et essayiste, journaliste culturelle, chercheuse et professeur d’université.
Traduction du catalan par Antoine Leonetti