— La parole à…
Abigail Solomon Godeau : « Nouvelles Femmes et Nouvelle Vision dans le creuset de la modernité ».


Publié le


English version


Parmi les nombreuses photographies marquantes de la “Nouvelle Femme” prises durant l’entre-deux-guerres, deux ne sont justement pas dues à une femme photographe – alors que c’est le sujet de mon essai –, mais au plus grand encyclopédiste visuel de la modernité (allemande), August Sander. Si l’on ignore l’identité de la femme présentée comme Secrétaire à la radio ouest-allemande à Cologne (1931), en revanche on connaît celle d’Helen Abelen, jeune épouse de Peter Abelen, peintre de Cologne et commanditaire du portrait (1926).



Femme d’un peintre [Helene Abelen], vers 1926 © Die Photographische Sammlung/SK Stiftung Kultur - August Sander Archiv, Cologne; ADAGP, Paris, 2015.

August Sander, Femme d’un peintre [Helene Abelen], vers 1926 © Die Photographische Sammlung/SK Stiftung Kultur – August Sander Archiv, Cologne; ADAGP, Paris, 2015.



Ces deux images constituent presque des stéréotypes de la Nouvelle Femme ou « Neue Frau » ou, comme on l’a aussi appelée, de la « femme moderne ». Figure autant mythique, sociologique que démographique apparue dès le début des années 1880, celle-ci est alors un objet de peurs et de fantasmes, une cible pour les publicitaires et l’industrie du spectacle, un enjeu dans les débats politiques nationaux, une possible menace pour les intérêts masculins dans le monde du travail, un fléau pour les pro-natalistes, un symbole d’immoralité et de licence sexuelle, inséparable de ce que Rita Felski a nommé “the contradictory and conflictual impulses shaping the logic – or rather logics — of modern development” [« les pulsions contradictoires et conflictuelles qui façonnent la logique – ou plutôt les logiques – de l’évolution moderne »].1



August Sander, Secrétaire à la Westdeutscher Rundfunk de Cologne, 1931 © Die Photographische Sammlung/SK Stiftung Kultur – August Sander Archiv, Cologne; ADAGP, Paris, 2015.



Mais, comme le note Katharina von Ankum, la version allemande de la Nouvelle Femme fut aussi fugace qu’elle fut ambiguë et liée à une génération : « Malgré une réalité limitée, l’icône de la Nouvelle Femme qui, à partir des années de guerre, a incarné une féminité autonome, sexuellement libérée et économiquement indépendante était perçue comme une menace pour la stabilité sociale et comme un obstacle à la reconstruction politique et économique de l’Allemagne. L’obsession, dans les discours, pour l’identité féminine a eu pour origines la sexualisation de la sphère publique — conséquence de l’arrivée massive de femmes dans le monde moderne du travail –, la crainte d’une “grève des ventres” parmi les femmes de la classe moyenne et l’apparence résolument masculine de la Nouvelle Femme, qui rejetait les marqueurs physiques de la féminité. »2


Si les femmes de Sander semblent directement assimilables à des symboles de cette nouvelle identité féminine, nous devons nous garder, comme avec toute photographie, de prendre l’apparence pour la réalité. Les « dehors » androgynes d’Helen Abelen peuvent orienter vers un type d’identité précis, mais un second portrait d’elle, toujours par Sander, avec sa fille Josepha en laisse entrevoir un autre, bien différent. Les cheveux très courts, la cigarette, la robe en soie brodée et l’air de défi de la secrétaire en disent peu sur ce qu’est alors sa situation matérielle.



August Sander, “Mère et fille” [Helene Abelen avec sa fille Josepha], vers 1926 © Die Photographische Sammlung / SK Stiftung Kultur - August Sander Archiv, Cologne; ADAGP, Paris, 2015.

August Sander, Mère et fille [Helene Abelen avec sa fille Josepha], vers 1926 © Die Photographische Sammlung/SK Stiftung Kultur – August Sander Archiv, Cologne; ADAGP, Paris, 2015.



Comme Attina Grossman l’a décrite, “The New Woman was not only the intellectual with a Marlene Dietrich-style suit and short mannish haircut, or the young white-collar worker in a flapper outfit. She was also the young married factory worker who cooked only one warm meal a day, cut her hair short into a practical Bubikopf, and tried with all available means to keep her family small.” [« la Nouvelle Femme n’est pas seulement l’intellectuelle en tailleur à la Marlene Dietrich coiffée comme un homme ou la jeune employée vêtue comme un adolescent. C’est aussi l’ouvrière jeune mariée qui ne prépare qu’un repas chaud par jour, opte pour une coupe de cheveux courte et pratique et cherche par tous les moyens à ne pas agrandir sa famille. »]3 Et, comme Grossman l’a aussi montré, les politiques de la sexualité à l’égard des femmes allemandes – contraception, avortement, refus de la monogamie, relations homosexuelles ou bisexuelles – s’entremêlent de façon complexe dans l’imaginaire collectif tout autant que dans le vécu des vraies femmes. C’est aussi le cas en France où un roman, best-seller à sensation publié en 1922 par Victor Margueritte contribue à créer des mythologies autour de celle à qui il va donner son nom, la « garçonne », et en qui nombre de commentateurs – surtout masculins – voient une menace pour la République elle-même. De plus, beaucoup parmi ceux-ci amalgament les combats pour le droit de vote, la non-procréation et le lesbianisme derrière un seul et même front de revendications.4 « La civilisation n’a plus de sexes », déplore Pierre Drieu La Rochelle en 1922.5 Autant dire qu’il importe d’opérer une distinction claire entre le mythe et les réalités de la Nouvelle Femme, pays par pays, classe par classe. Il existe d’ailleurs, sur le sujet, une littérature abondante qui s’est précisément attachée à le faire.6



MarianneBrandt

Marianne Brandt, “Autoportrait”, 1931, Courtesy Bauhaus-Archiv, Berlin © ADAGP, Paris, 2015



C’est un cliché d’observer que, dans l’histoire de la photographie, la génération exceptionnelle de femmes photographes, pour la plupart allemandes et est-européennes, actives dans l’entre-deux-guerres incarne collectivement cette Nouvelle Femme. Comme Helen Trompeteler le note à propos de Lucia Moholy, “The story of Moholy and her contemporaries including Marianne Brandt, Marianne Breslauer and Florence Henri is one of modern photography, but also one of the ‘New Woman’, as reflected in the many explorations of female identity in photography from this period, especially through self-portraiture.” [« l’histoire de Moholy et de ses contemporaines, dont Marianne Brandt, Marianne Breslauer et Florence Henri, est celle de la photographie moderne, mais celle aussi de la “Nouvelle Femme”, comme en témoignent les nombreuses explorations photographiques de l’identité féminine entreprises durant cette période, notamment à travers l’autoportrait. »]7 On pourrait aisément citer vingt ou trente autres noms, même si, jusqu’à récemment, la plupart d’entre eux étaient absents des histoires classiques de la photographie.8 À ce sujet, l’intérêt croissant pour la vie et l’œuvre de femmes photographes, dont le chevauchement de l’exposition monographique consacrée à Krull par le Jeu de Paume et l’exposition collective au musée d’Orsay (Qui a peur des femmes photographes ?) est peut-être le signe, nous offre l’occasion de réfléchir à plusieurs questions plus générales.9 La série innovante d’expositions monographiques du Jeu de Paume sur des femmes photographes actives à la fois avant-guerre et dans l’entre-deux-guerres a aussi beaucoup fait pour mettre en lumière l’existence et le travail de celles qui, autant que leurs contemporains masculins, ont contribué à la culture visuelle du modernisme et l’ont même élargie.10



Marianne Breslauer, Autoportrait (“Die Fotografin”), 1933 © Marianne Breslauer / Fotostiftung Schweiz

Marianne Breslauer, Autoportrait (“Die Fotografin”), 1933 © Marianne Breslauer / Fotostiftung Schweiz



Il convient toutefois de noter que la période où des femmes photographes telles que Krull et Henri ont assis leur carrière et leur réputation a été exceptionnelle dans l’histoire du médium ; on pourrait la qualifier à juste titre de « seconde invention » de la photographie. Grâce à un champ d’application plus vaste, des techniques de reproduction nouvelles ou perfectionnées, des appareils plus légers, des films plus rapides, l’existence de divers groupes d’avant-garde et une explosion de tous les médias, dont le cinéma et la publicité, les photographes de métier ne sont plus alors tributaires du seul portrait de studio pour vivre.11 Parmi les femmes photographes célèbres à l’époque, beaucoup travaillent pour la publicité, la mode et la presse illustrée, qui elle-même englobe des publications de grande diffusion et plus avant-gardistes. De sorte qu’il est extrêmement difficile de considérer un corpus photographique quel qu’il soit comme une « œuvre » quasi-organique étant donné que nul ne peut alors gagner sa vie en dehors des commandes commerciales ou éditoriales.12 Et puisque même des artistes comme Moholy-Nagy ne voient rien de contradictoire à réaliser des publicités pour des clients, la photographie de la Nouvelle Vision, son style et sa syntaxe deviennent tout simplement synonymes de « modernité » (à l’image de la Nouvelle Femme elle-même). En outre, ce médium étant de plus en plus utilisé par des artistes aux formations et aux registres artistiques très variés (ex. constructivisme, surréalisme, Bauhaus), il renforce sa légitimité dans des domaines artistiques divers. Des expositions retentissantes comme Neue Wege der Photographie à Iéna en 1928, Film und Foto à Stuttgart en 1929, Das Lichtbild à Munich en 1930, Fotografie der Gegenwart à Essen en 1929 et sa prolongation à Düsseldorf en 1936 s’accompagnent de publications tout aussi influentes telles que Malerei, Fotografie, Film [Peinture, photographie, film] (1924) de Moholy-Nagy, Es kommt der neue Fotograph de Werner Graeff (1929) et Foto-Auge. Œil et photo. Photo-eye de Franz Roh et Jan Tschichold (1930).13 Ensemble, elles propagent le techno-utopisme et les conceptions stylistiques novatrices de la photographie moderniste, mais aussi de la presse illustrée et de la publicité. Et comme cette période coïncide avec le centenaire imminent de l’invention de la photographie (1939), on voit apparaître de nombreuses analyses critiques, philosophiques et historiques du médium et de ses ramifications socioculturelles et même politiques.14



Germaine Krull publicité

Germaine Krull — étude publicitaire pour Paul Poiret, 1926. Centre Pompidou, Paris. Musée national d’art moderne/Centre de création industrielle © Estate Germaine Krull, Museum Folkwang, Essen. Photo © Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. RMN-Grand Palais / Georges Meguerditchian



Pour les femmes photographes en revanche, leur meilleure reconnaissance est le fruit d’une évolution (disparate) de quatre décennies vers une émancipation légale, éducative, professionnelle et, surtout, économique. Les écarts profonds d’un pays à l’autre trouvent une illustration saisissante dans les dates auxquelles le droit de vote sera accordé aux femmes : 1906 en Finlande, 1919 dans la république de Weimar, 1922 aux États-Unis et 1944 en France (mais les Françaises ne pourront voter qu’aux élections de 1946). Les réformes entreprises dès la fin du XIXe siècle ont accru la présence des femmes dans la population active, mais c’est la guerre elle-même, d’abord par sa mobilisation à grande échelle, ensuite par le massacre de millions d’hommes, qui nécessitera une main-d’œuvre féminine, même dans des emplois antérieurement masculins. En Allemagne et dans un petit nombre de pays de l’Est et nordiques, les femmes ont accès à quelques écoles de photographie, même avant la guerre (Krull, par exemple, fréquente le « Lehr-und Versuchsanstalt für Photographie » [Institut d’apprentissage et d’expérimentation photographiques], un établissement professionnel de Munich qui a admis les femmes dès 1906). Comme l’a noté Ute Eskildsen, à part celles qui sont en apprentissage dans des studios photographiques ou inscrites dans des écoles de photographie (Munich, Leipzig, Berlin), les femmes photographes sont soit formées sur le tas, soit autodidactes, soit découvrent la photographie lors de leurs études d’art.15


Il faudra pourtant la guerre pour modifier la situation matérielle des femmes en provoquant un télescopage entre des traumas nationaux, une crise de l’autorité patriarcale, la perte d’une génération de jeunes hommes et les forces transformatrices de la modernisation elle-même. Et même si, en France, la période de l’après-guerre ne sera pas spécialement propice aux mouvements féministes organisés, ailleurs elle apportera aux femmes des libertés nouvelles et nombreuses, notamment dans la république de Weimar. La première conclusion à tirer, et la plus évidente, est qu’en Europe l’entre-deux-guerres a favorisé (plutôt que simplement permis ou toléré) l’émergence de femmes photographes, et de professionnelles actives dans d’autres secteurs, jusqu’à ce que la montée du fascisme et le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale inversent leur destin, les transformant pour beaucoup en réfugiées, pour certaines en prisonnières et en tuant au moins deux d’entre elles, mais aussi en tarissant à la source les forces conjuguées issues du modernisme, des nouveaux médias et des Nouvelles Femmes.



Gertrud Arndt, Autoportrait dans l'atelier, Bauhaus Dessau, c.1926

Gertrud Arndt, Autoportrait dans l’atelier, Bauhaus Dessau, c.1926 © Bauhaus-Archiv Berlin / ADAGP, Paris 2015



2. Vies parallèles : vies minorées, vies partielles et vies mythiques.

 

La question « Pourquoi “femmes photographes” plutôt que “photographes” tout court ? » est complexe. Dans une perspective de recherche et d’expositions, les raisons sont bien sûr nombreuses de s’intéresser aux photographes qui sont restés dans l’ombre ou l’oubli et dont le travail mérite attention. Un autre facteur, celui de la croissance du marché de la photographie d’époque, stimule également la recherche. Pour autant, une question sous-jacente et persistante demeure : la production culturelle des femmes doit-elle être envisagée sous l’angle d’une différence liée au sexe ou au genre (ce qui n’est pas la même chose) ?16 En particulier, il convient de réfléchir à la façon dont les femmes elles-mêmes représentent leur modernité à une époque où la nature et le statut de la Nouvelle Femme déclenchent débats enflammés, peurs socioculturelles et fantasmes collectifs.





Mais le terme figé de « femmes photographes », de même que celui de « femmes artistes », peut être un lit de Procuste, surtout s’il suppose une différence a priori ou postule l’existence d’une Frauenkultur distincte. Où et comment donc repérer les manifestations de différences liées au genre et/ou au sexe dans la production des femmes photographes ? Elles ne sautent pas aux yeux, sauf dans certains domaines comme l’autoportrait ou, plus généralement, dans certaines formes d’autoreprésentation. Ce qui ne veut pas dire pour autant que le sexe ne joue aucun rôle. Par exemple, une question secondaire, mais apparentée, touche au désintérêt dont souffrent ces femmes qui partagent leur vie avec des figures masculines éminentes : Lucia Moholy avec Moholy-Nagy, Lee Miller avec Man Ray, Irene Bayer avec Herbert Bayer, Dora Maar avec Pablo Picasso ; toutes voient leur travail éclipsé, voire occulté par la célébrité de leur compagnon. Mais l’inutilité de catégories comme « artistes masculins du surréalisme » ou « artistes masculins du Bauhaus » montre bien qu’il est important d’insister sur les incidences du genre et donc de mettre en lumière les femmes qui participent alors activement à la création de la photographie moderne – et moderniste.17


Les trois femmes que je ne peux qu’évoquer à ce propos – Germaine Krull, Florence Henri et Gisèle Freund – auront des vies similaires à plusieurs égards et seront étroitement contemporaines.18  Toutes ont une réputation établie à la fin des années 1920 ou au milieu de la décennie suivante ; toutes sont des expatriées. Toutes sont polyglottes ; toutes font des mariages de complaisance leur permettant de résider en France ; toutes ont une vie sexuelle hors normes, toutes possèdent (pendant des durées diverses) leur propre studio photographique, même si peu d’entre eux prospéreront bien longtemps. La majeure partie de leur vie, elles seront célibataires, ayant peu de famille proche ou élargie, et aucune n’aura d’enfant. Comme beaucoup de femmes seules à toutes les époques, elles s’en sortent avec l’aide de leurs amis. Et concernant Freund et Krull, leurs amitié avec André Malraux, entre autres, leur a peut-être sauvé la vie. Mais toutes sont représentées par d’importantes agences photographiques, et leurs images sont reproduites dans le monde entier ; elles se fréquentent à Paris (Freund prend des cours de photographie auprès d’Henri) et évoluent dans des cercles amicaux, littéraires et artistiques qui s’interpénètrent (ex. celui de Robert et Sonia Delaunay). Et toutes entretiennent des relations sentimentales ou amicales avec d’importantes figures masculines des mondes artistique, littéraire et politique, parmi lesquelles Lucien Vogel, le directeur de Vu.19 Freund privilégie le portrait et une catégorie de création récente, le photoreportage ; Krull intervient sur divers marchés ; Henri réalise des portraits, des nus, des images publicitaires, et travaille sur ses propres projets artistiques.


Quant aux différences, elles touchent à leur classe sociale, leur religion (théorique), leur formation et leur origine géographique. Krull naît dans la ville de Poznań, aujourd’hui polonaise, mais, à l’époque, allemande (Posen). Sa mère est fortunée, mais son père, à la suite de plusieurs faillites, abandonne sa famille. Freund, issue d’une prospère famille juive laïque de Berlin, fait des études poussées et son père est un grand collectionneur d’art (ses parents et son frère quitteront l’Allemagne pour Londres en 1938). Freund obtient en 1936 son doctorat à la Sorbonne pour une thèse qui deviendra un classique parmi les études de la photographie française du XIXe siècle, écrit quantité de livres, réalise divers reportages et entretient de nombreux liens avec les intelligentsias allemande et française. Krull, devenue citoyenne néerlandaise par son mariage avec Ivens, doit néanmoins fuir la France de Vichy en raison de ses enthousiasmes politiques de jeunesse. Issue, comme Freund, d’une famille aisée, Henri, née à New York d’un père français et d’une mère silésienne, suit des études de piano à Rome, Paris et Berlin avant d’être naturalisée suisse grâce à un mariage de complaisance. L’Occupation fait de Krull et Freund des réfugiées, Krull à Brazzaville, Freund à Buenos Aires, puis à Mexico. En 1940, Henri se retire dans la campagne française où elle restera jusqu’à sa mort. Des trois, seule Freund mènera toute sa vie une carrière de photographe. Henri consacre seulement douze ans à ce médium avant de retourner à la peinture. Quant à Krull, elle cessera tout activité de photographe professionnelle après être devenue propriétaire d’un hôtel à Bangkok en 1946.



Germaine Krull Bauhaus Métal

Germaine Krull, “Métal”, Paris, A. Calavas, 1928, portfolio, couverture et planches d’héliogravures, 30×23,5cm. Collection Bouqueret-Rémy.



Mais en examinant avec attention leur vie et leur œuvre, on se rend compte qu’à la question de savoir si les femmes photographes de cette période manifestent des différences liées au sexe et au genre on peut répondre aussi bien par non que par oui, que par peut-être. Non car, bien souvent, et surtout dans les commandes réalisées pour les imprimés, la publicité, la presse, la mode ou d’autre médias, les indices sont minces pour attribuer sans conteste ces travaux à des femmes. En particulier dans le photojournalisme et le reportage, rien ne distingue celles-ci de leurs confrères. À propos de la production de Krull entre la seconde moitié des années 1920 et le début de la décennie suivante, même Michel Frizot reconnaît, dans l’essai admiratif rédigé pour le catalogue, que son travail a été particulièrement innovant durant cette relativement brève période. Or le vocabulaire photographique caractéristique de la Nouvelle Vision est alors omniprésent et, si l’on peut dire, unisexe : gros plans extrêmes, recadrages et points de vue insolites, photogrammes, photomontages et autres pratiques expérimentales, notion formaliste de l’ostranenie (rendre le familier étrange), vues en plongée ou en contre-plongée, dispositifs autoréférentiels ou autoréflexifs (ex. miroirs, réflexions, ombres) et célébration de tous les emblèmes de l’industrie et de la technique modernes. Il faut relever aussi l’influence profonde du cinéma sur les formes photographiques (ex. gros plans, représentation de la métropole, mécanismes de montage, etc.). La relation de Krull avec Ivens et, comme pour beaucoup d’autres, sa découverte des films d’Eisenstein, Poudovkine et Guttmann façonne alors son répertoire visuel.


Il n’existe donc pas, en surface, de spécificité genrée autre que la connaissance extérieure de l’identité de l’auteur, laquelle a toutefois ses propres répercussions sur le discours, positives ou négatives. Ainsi Métal, le livre de Krull (1928), qui fera tant pour sa réputation parmi la profession et la critique (vues fragmentées d’édifices industriels, de ponts suspendus à Rotterdam et Marseille, de la tour Eiffel, etc.), lui vaut-il le sobriquet de « Walkyrie de fer »20 ; alors que (inutile de le dire) ses confrères qui prennent des photos similaires ne sont pas surnommés les « Odin de la modernité industrielle ». On voit par là que, côté « oui », le genre (et non la différence sexuelle) opère notamment ainsi : toute artiste ou photographe féminine qui s’adonne à ce qui relève implicitement de l’iconographie « masculine » devient, par définition, une exception à son sexe, à l’instar de Brunehilde.



Marta Astfalck-Vietz, “Danse expérimentale”, Berlin, 1931 © Berlinische Galerie  – Landesmuseum für Moderne Kunst, Fotografie und Architektur, Berlin

Marta Astfalck-Vietz, Danse expérimentale, Berlin, 1931 © Berlinische Galerie – Landesmuseum für Moderne Kunst, Fotografie und Architektur, Berlin



Autre forme de « oui », celui qui touche à des cas très particuliers. Il sont parfois génériques (ex. certaines conceptions de l’autoportrait, tels ceux de Krull en 1935 et d’Henri, pris à l’aide de miroirs et de fenêtres, et la production d’autres femmes de l’époque).21 D’autres corpus mettant ouvertement en jeu genre et différence se révèlent singuliers, hermétiques et idiosyncratiques (ex. le travail photographique de Claude Cahun et Marcel Moore) et doivent donc être considérés pour eux-mêmes.22 Mais on trouve, chez les femmes photographes de cette époque, des exemples d’autoreprésentation photographique qui font indiscutablement allusion à des identités genrées. Parmi eux, des images isolées ou séquencées abordent le thème de la féminité comme une mascarade, telles les quarante-trois photographies où Gertrud Arndt se « met en scène » elle-même sous le titre de Maskenselbstporträts, avec dentelles, voiles, foulards, plumes, fleurs et autres attributs dont beaucoup sont communs au lexique du fétichisme et qui tous évoquent un certain “excès” : « [Arndt] se montre en femme fatale, en enfant sage, en dame du monde, en Asiatique, en petite peste, en créature respectable et en veuve. »23 Dans ce contexte, il faut aussi mentionner la série d’autoportraits performatifs de Marta Astfalck-Vietz (1927). De même, les autoportraits de Marianne Brandt et surtout ses photomontages, mais aussi les photomontages d’Hannah Höch et de Grete Stern (d’après-guerre), renvoient explicitement aux mythologies de la Nouvelle Femme ou encore à l’emprisonnement ou à la domination de la femme. Dans nombre de portraits et autoportraits féminins, l’accent est également mis sur la force et la puissance du regard du sujet, parfois par le biais du cadrage ou du recadrage et souvent au détriment des signes de féminité ou d’attrait érotique. À l’image de plusieurs de ses consœurs, l’Allemande Elisabeth Hase a produit quantité d’autoportraits où elle se représente tour à tour en photographe, en Nouvelle Femme sportive, en élégante glamoureuse et, dans plusieurs scènes étranges, entourée de poupées en bois. Ou, lorsque l’image est abstraite, réfractée ou « distordue » d’une manière ou d’une autre, c’est souvent le décor du studio qui révèle le cadre artistique ou professionnel dans lequel elle a été orchestrée. C’est aussi le cas de ces autoportraits où l’appareil de prise de vues est lui-même présent, couvrant parfois le visage entièrement comme chez Krull en 1928 ou partiellement comme chez Ilse Bing en 1931. Herbert Molderings note avec justesse que des compositions similaires, où le visage du photographe est masqué par l’appareil, se retrouvent chez de nombreux praticiens de la Nouvelle Objectivité, du Bauhaus et de la Nouvelle Vision.24 Mais il ne tient pas compte du fait qu’en s’identifiant à un appareil associé à une vision dominante, voire phallique, les femmes ont un propos tout à fait différent. Autrement dit, superposer l’« œil de l’objectif » et son « moi » subjectif n’a pas la même signification selon que l’on est un homme ou une femme. Pour toutes ces raisons, l’autoportrait pratiqué par les femmes photographes en tant que forme d’autoreprésentation est peut-être le domaine où les questions de différence sont les plus faciles à déceler, mais celui aussi où la volonté même de formuler cette différence a favorisé des modes d’expression (photographiques) parallèles mais étouffés (c’est-à-dire en grande partie occultés ou ignorés) par des formes plus familières de production visuelle moderniste ou avant-gardiste.





Un autre aspect lié à la question de la différence concerne le genre photographique du nu qui, par défaut, est souvent féminin dans la photographie pictorialiste et moderniste.25 Krull et Henri, comme beaucoup de leurs contemporaines (Ergy Landau, Rogi André, Dora Maar et d’autres), réalisent de nombreux nus féminins pour lesquels il existe alors, comme à toute époque, un marché inépuisable dans la culture d’élite comme dans celle de masse. Man Ray, Emmanuel Sougez et Brassaï sont des adeptes du genre. Mais au sujet des nus féminins d’Henri, de Krull et de certaines de leurs consœurs, parfois destinés à des magazines érotiques et à des publications artistiques ou regroupés dans des portfolios, on est en droit de se demander s’ils n’expriment pas un désir féminin. Ou, au minimum, de s’interroger sur ce qui est en jeu dans l’altération de la relation classique sujet/objet entre un photographe masculin et un modèle féminin. Dans ce contexte particulier, et à la question de savoir si s’exprime là une différence, on a répondu par un équivoque « peut-être ». Dès 1919, Krull mise d’emblée sur le nu féminin après avoir ouvert son premier et éphémère studio en 1917. Kim Sichel, sa biographe, note que certains de ces nus seront vendus à des publications érotiques pour y être reproduits et qu’elle fait parfois poser nue sa sœur danseuse, Bertha, et des modèles professionnels comme Assia.26 Rogi André, brièvement mariée à André Kertész, et Ergy Landau, sont elles aussi auteurs de nus, dont certains seront également destinés au secteur des magazines érotiques. Mais l’œuvre qui mérite discussion est une série de Krull : pudiquement intitulée Les deux amies et constituée de onze images prises en 1924 (Frizot estime, lui, qu’il en existait douze à l’origine comme il serait logique pour une publication), elle montre deux femmes qui se déshabillent et font l’amour.27 Sichel y voit une séquence « malicieuse », pas nécessairement révélatrice d’une identification ou d’une identité, mais cela ne va pas du tout de soi. Ce qui conduit aussitôt à se demander si, à l’époque, les femmes photographes peuvent simplement adopter le regard conventionnel (objectivant) des hommes ou, en professionnelles, l’imitent habilement (en reprenant consciencieusement les conventions du genre, artistique ou érotique). La féminité elle-même a été théorisée, au moins depuis Joan Riviere (1921) et jusqu’à Judith Butler, comme étant performative, mais il ne semble pas que les autoreprésentations de Freund ou de Krull soient empreintes en quoi que ce soit de glamour ou de séduction. On peut malgré tout se demander ce qui se passe dans ces images d’Henri et de Krull où le fétichisme, qui souligne toutes les représentations du corps féminin, semble être sciemment accentué. L’emploi de conques, de gants noirs, de ceintures en cuir, de lis et autres accessoires constitue-t-il une reconnaissance et une réitération (consciente ou non) de ce fétichisme ou peut-il être considéré comme un exemple de fétichisme féminin ?





Ces questions – car ce sont bien sûr des questions – donnent à penser que, sur le plan de l’acte photographique, on peut au moins postuler l’existence d’un désir féminin. Mais un désir qui n’est pas enfermé dans des étiquettes comme « lesbienne », identité qu’aucune de ces femmes ne revendique alors. Bien entendu, et ce sera le cas jusqu’à récemment, l’identité bisexuelle ou lesbienne des femmes artistes et photographes n’est pas alors officiellement reconnue, et ce pour des raisons évidentes.28 Même si, comme l’Allemagne de Weimar, le Paris de l’entre-deux-guerres possède diverses sous-cultures lesbiennes et gay, la sexualité des femmes photographes semble donc en grande partie cantonnée au non-dit.29 Dans ses mémoires qui se veulent sincères, Krull raconte avoir eu une seule histoire sérieuse avec une femme, mais ni Freund ni Henri ne feront jamais état (publiquement) de leurs propres préférences sexuelles. Pour autant, la liaison de Freund avec Adrienne Monnier et ses amitiés avec des lesbiennes comme Janet Flanner ne sont un secret pour personne. Et, en lisant entre les lignes, il semble vraisemblable qu’une des amantes d’Henri soit Margaret Schall, bien que la littérature parle à leur sujet d’amies dévouées. Mais en regardant la séquence de Krull appelée « Les amies » ou la série de Florence Henri avec deux modèles (1934), l’une portant pour tout vêtement une ceinture de cuir, il paraît légitime de poser la question de l’identification ou de la projection de leurs auteurs, question à laquelle je répondrais précisément par un « peut-être ».


Au vu du nombre exceptionnel de femmes photographes et de la qualité de leur production dans l’Allemagne et la France de l’entre-deux-guerres, peut-on hasarder quelques observations d’ordre général ? Sociologiquement parlant, on est frappé par le nombre de femmes juives au sein de ce groupe, surtout parmi les germanophones et les ressortissantes de pays de l’Est, même si elles sont issues de familles totalement laïques de la classe moyenne aisée. Il semble donc que, quel que soit leur nombre, les photographes femmes (et hommes) qui ont bâti la Nouvelle Vision photographique – en travaillant pour les circuits de l’art ou pour des médias commerciaux –, venaient d’Europe de l’Est et, à partir de cet épicentre, se sont essaimés, adaptés, dispersés et fait connaître.


À l’évidence, peu de ces femmes sont alors françaises, conséquence peut-être d’une législation qui ravale les Françaises au rang de mineures.30 Il est certain que l’encadrement strict de leur liberté économique et professionnelle réduit fortement leur champ d’action.31 À l’époque de Krull ou d’Henri, une Française de la bourgeoisie catholique a peu de chances d’être encouragée par sa famille à entrer dans une école technique ou en apprentissage pour devenir photographe. Pour autant, dans le groupe auquel appartiennent Krull, Henri et Freund, aucune – et c’est semble-t-il le cas de la plupart des nouvelles photographes – ne paraît pas avoir de liens avec les mouvements féministes de l’Allemagne de Weimar, des Pays-Bas ou de France.32  Bien que les multiples organisations et formations féministes subissent de sérieux revers en France après l’armistice (moins à Weimar, mais, dans l’ensemble, elles perdent toutes du terrain dans les années 1920), tout porte à croire que ces femmes à l’existence relativement libre et anticonformiste se définissent d’abord comme des individus, au point de ne pas éprouver le besoin (ni l’intérêt) de prendre part à des luttes collectives pour l’émancipation féminine.33 En outre, il semble que la plupart des femmes photographes actives en Allemagne et en France soient antifascistes, mais que peu parmi elles, avec des exceptions notables, passent à l’action ; peu s’impliquent dans le Front populaire et peu soutiennent activement la république lors de la guerre civile espagnole. Mais, il faut aussi le préciser, peu possèdent la nationalité française.34


Au sujet de Krull, Freund et de leurs condisciples, leur situation collective d’exilées et d’expatriées (et, avec le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, de réfugiées) retentit inévitablement sur leur existence à partir de 1939. Néanmoins, l’incidence non moins importante de leur sexe, de leurs identité et identification sexuelles sur leur vie professionnelle, mais aussi personnelle ne saurait être ignorée. Elles sont elles-mêmes marquées par le paradoxe, la contradiction, l’ambiguïté qui imprègnent les régimes de représentation façonnés par le capitalisme, le patriarcat et la présomption hétérosexuelle. En tout état de cause, il est moins essentiel aujourd’hui de souligner leur importance ou leur stature individuelle en tant qu’artistes – une catégorie qui reste honorifique par opposition à celle de photographe – que de reconnaître leur rôle dans la mise en forme de la culture visuelle moderniste. Et bien qu’ils soient plus difficiles à mettre en évidence empiriquement, comme l’encre invisible, les marqueurs de différence ne peuvent, en l’état, être lus que dans et sous une certaine lumière.


Abigail Solomon Godeau, 2015

Traduction de l’anglais : Philippe Mothe

References[+]