— La parole à…
Andrés Denegri & Graciela Sacco – Soulèvements à Buenos Aires


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Après Paris et Barcelone, l’exposition Sublevaciones (Soulèvements) était présentée au MUNTREF (Museo de la Universidad nacional de tres de febrero) à Buenos Aires. L’artiste Andrés Denegri a répondu à Marta Ponsa au sujet du contexte de création de sa pièce Nous avons été attendus et Graciela Sacco répond peu ou prou à la même question en proposant un court essai intitulé Interférence et publié en 1995, quand ses affiches donnaient déjà quelques bouffées d’air aux murs et palissades de Rosario en Argentine.



Soulèvements d’Andrés Denegri


Marta Ponsa : Quel est le contexte de création de ces pièces ? Une réaction face à un moment historique ? Une interprétation, une réflexion… une volonté critique et artistique… ?

Andrés Denegri : Le travail exposé dans Soulèvements est la seconde pièce d’Éramos esperados [Nous avons été attendus], une série débutée en 2012 axée sur la dualité des modèles économiques antagoniques tout au long de l’histoire argentine : d’une part celui basé sur l’export agro-alimentaire et, d’autre part, le développementisme industriel. Dans ce contexte, la lutte ouvrière organisée joue un rôle particulier, clairement exprimé dans Nous avons été attendus (fer et terre), l’installation – ou dispositif – qui fait partie de cette nouvelle version de l’exposition Soulèvements présentée à Buenos Aires. Les trois projections en noir et blanc y scintillent sur un écran translucide suspendu au-dessus d’une table. Les images proviennent de projecteurs Super 8 installés sur une autre table, parallèle à la première. Chaque pellicule générant l’un des films projeté, parcourt depuis le projecteur l’espace entre les deux tables, traverse verticalement le dos de l’écran puis revient se loger dans le projecteur. Ainsi se génère un signe infini (la forme d’un 8) en perpétuel mouvement. Le film au centre de l’écran montre le drapeau national et rappelle l’œuvre d’Eugène Py La bandera argentina [Le Drapeau argentin] ; à en croire le texte diffusé par l’installation, ce serait la première manifestation cinématographique dans notre pays. De chaque côté du drapeau se succèdent les images des deux luttes ouvrières menées au début du XXe siècle sur des terrains bien différents, la ville et la campagne. Elles correspondent à deux moments mythiques du combat des travailleurs réclamant leurs droits : El Grito de Alcorta [Le Cri d’Alcorta] (1912) et La Semana Trágica [La Semaine tragique] (1919).

Ce travail a été réalisé dans un contexte spécifique : les retrouvailles avec la politique étaient à leur apogée et l’on découvrait que l’engagement peut mener à une transformation réelle des conditions de vie quotidiennes. Les discours pour les droits des travailleurs, la justice sociale et le développement industriel de notre pays prévalaient. C’est ce que j’ai ressenti, moi comme des millions d’Argentins entre 2003 et 2015 : nous étions en train de vivre un de ces épisodes exceptionnels de l’histoire où l’État est dirigé par les représentants des majorités populaires et non par leurs ennemis. C’est la raison du titre de la série : Nous avons été attendus. Il est tiré de Sur le concept de l’histoire de Walter Benjamin, d’un paragraphe où il suggère une responsabilité du présent à l’égard du passé : « … Le passé est chargé d’un indice secret qui le désigne pour la rédemption. Ne sommes-nous pas nous-mêmes effleurés par un souffle de l’air qui a entouré ceux qui nous ont précédés ? N’y a-t-il pas dans les voix auxquelles nous prêtons attention un écho de celles qui se sont tues ? Les femmes que nous courtisons n’ont-elles pas des sœurs qu’elles n’ont pas eu le temps de connaître ? Si tel est le cas, alors il existe un accord secret entre les générations passées et la nôtre. Alors nous avons été attendus sur Terre. Alors nous est donnée, comme à chaque génération qui nous a précédés, une faible puissance messianique sur laquelle le passé a une prétention. » J’ai senti que je vivais une époque où cet accord secret était validé, où la lutte et la souffrance vécues par beaucoup prenaient à nouveau tout leur sens.


Le contexte actuel est totalement différent et cela modifie le dialogue que le public pourrait avoir avec ce travail. Le vent du néolibéralisme souffle de nouveau avec force dans une Amérique latine où le fantôme de l’esclavage est à l’affût (ces lignes ont été écrites le jour même où le gouvernement illégitime du Brésil a décrété un assouplissement du code du travail en légalisant, entre autres, la journée de 12 heures). Parler d’esclavage peut sembler dissonant à notre époque. Pourtant, la restauration réactionnaire sur notre continent est si puissante et vorace qu’elle vise assurément à une totale déshumanisation de l’individu dans le but d’une rentabilité maximale et très concentrée. Aujourd’hui donc, ces visages qui clignotent sur l’écran translucide, ces têtes de métayers qui mènent une lutte organisée et ces figures d’ouvriers métallurgistes veillant leurs morts, passent une fois encore du statut de héros – pour les foules qui ont brandi le drapeau et construit un vaste modèle social fondé sur des droits – à celui de victimes – d’un État aux mains de leurs oppresseurs.

Et c’est tellement vrai que je travaille en ce moment à une nouvelle série qui s’éloigne de Nous avons été attendus. Intitulée Mecanismos del olvido [Mécanismes de l’oubli], elle a pour élément central un projecteur 16 mm que j’ai modifié pour qu’il détruise et brûle littéralement la pellicule qu’il projette : à nouveau le drapeau argentin flamboie, son image s’arrête et se fond dans la chaleur de la lampe du projecteur.


Interférence de Graciela Sacco

Graciela Sacco, Bocanada [Bouffée d’air], affiches dans les rues de Rosario, Argentine, 1993-1994 © Graciela Sacco.
Graciela Sacco a affiché, en 1993, ses premières images intitulées Bocanada [Bouffée d’air] sur les murs des cuisines des écoles de Rosario en Argentine, alors que le personnel était en grève. L’artiste a réalisé ensuite des interventions dans plusieurs villes en collant ses images dans l’espace public, sur les murs, palissades, panneaux publicitaires, affichages de campagnes électorales…


L’image multiple et médiatisée a ouvert de nouvelles voies dans le domaine des arts plastiques ; elle a permis à de nombreux artistes d’inscrire leurs œuvres dans des espaces et des circuits différents. L’objet artistique ne doit pas se cantonner à l’environnement limité du musée et de la galerie ; il peut en effet se matérialiser avec détermination dans chacun des recoins de la vie quotidienne et y faire irruption.

Lors de l’« ouverture démocratique » il y a plus de dix ans, nous nous sommes efforcés avec un groupe d’artistes de réunir les œuvres dispersées de l’avant-garde de Rosario, qui fut l’acteur prinicpal de Tucumán arde [Tucumán brûle] 1. Pour la première fois, après une longue période de silence, tout ce matériel nous permettait de reconstituer notre mémoire artistique et de combler une lacune regrettable dans l’histoire de l’art argentin ; depuis lors, je crois que j’ai pu penser et ressentir la pratique artistique à partir d’un lieu quotidien, avec une conscience éthique et esthétique différente 2.
L’observation de l’espace urbain et du graphisme publicitaire m’a aidée à prendre conscience de la colonisation visuelle organisée par les grands médias, de l’esthétique des stratégies urbaines dans leur interaction avec les citoyens et de l’image contemporaine en tant qu’image politique, c’est à dire qui assume son époque dans ses codes esthétiques et selon une forme politique 3.

Graciela Sacco, Bocanada [Bouffée d’air], affiches dans les rues de Rosario, Argentine, 1993-1994 © Graciela Sacco.


Le discours de l’image hégémonique actuelle est sans aucun doute généré à partir du développement des technologies de pointe, de la multiplicité, de l’utilisation stratégique des espaces publics et privés ; il établit ses bases sur la prééminence d’une culture qui privilégie considérablement le signe iconique.

La pratique artistique qui s’implique dans son époque a la possibilité d’intervenir dans ce discours. L’image qui interfère dérange, elle se niche dans les interstices, surgit de la mémoire des objets et des personnes ; elle est politiquement critique quand elle questionne le pouvoir au sujet de la condition humaine, de l’ordre établi, de l’attitude formelle qu’elle revêt. Il s’agit de montrer que, entre ces creux, se logent d’autres formes, d’autres discours, d’autres sons qui interrogent et mettent en doute la véracité du système, la logique sémantique sur laquelle elle s’appuie ainsi que la correspondance entre signifiants et signifiés.

Pour moi, la production d’objets générateurs d’images se conçoit comme un témoin qui reste dans l’espace intérieur. L’image qui est générée à partir de là, entièrement conçue comme multiple, engendre la signalisation de l’espace urbain, ainsi que mes « hélio-montages », qui interfèrent, se mêlent et se confondent avec les publicités qui circulent jusqu’à saturation de l’environnement manipulé ; ces dernières rôdent dans les rues, s’approprient l’espace d’une carte postale ; elles ont pour support une affiche, un timbre-poste, un wagon de métro ou la télévision.

La juxtaposition d’images annonce et dénonce. Parfois, ces images sont capturées de manière instantanée à partir de situations réelles ; le fait de me les approprier et de les inscrire dans un autre contexte ou une autre attitude, les transforme en propositions artistiques. L’intime devient alors public et ce qui est privé peut s’emparer du public.

La dématérialisation des objets matérialise des images. Les images et les concepts nous rendent compte du monde et partagent ce pouvoir que je nomme « interférence ».

Graciela Sacco. Rosario, 1995
Traduction de l’espagnol : Thomas de Kayser

Voir le site dédié à l’exposition
“Soulèvements”, une bibliographie
“Insurreccions” au MNAC, Barcelone

References[+]