— La parole à…
Irmgard Emmelhainz : L’insoumission comme autodestruction


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Ou comment transporter la terre au dessus des restes des défunts

 

« Nous ne sommes plus des créatures post-coloniales.»
Hamid Dabashi, « Fuck You Žižek!»

 

Clarisse Hahn, Los desnudos, Mexique 2011, installation vidéo, 2 écrans (écran 1 : Los desundos, durée: 12’17’’, format 16:9 ; écran 2 : La chefa, durée: 7’42’’, format 16:9)

Clarisse Hahn, Los desnudos, Mexique, 2011, installation vidéo, 2 écrans (écran 1 : Los
desnudos
, durée: 12’17’’, format 16:9 ; écran 2 : La chefa, durée: 7’42’’, format 16:9)

 

Les trois catégories d’images « non-fictionnelles » qui ont dominé l’imaginaire du XXe siècle sont celles qu’on pourrait appeler l’image « ethnographique », l’image « militante » et l’image « de témoignage ». Les images appartenant à la première catégorie ont essentiellement servi à préserver la trace des peuples en voie de colonisation menacés de disparition ou au bord de l’extinction. De même, les images « militantes » sont de nature politique : elles annoncent la révolution et doivent contribuer à l’avènement d’une meilleure société. C’est cette nécessité de l’image militante qui a mené les intellectuels, les artistes et les cinéastes à suivre les paysans, les travailleurs, les peuples colonisés, les minorités et les individus opprimés dans leur révolte. D’après Nicole Brenez1, ces images ont incarné la critique et se sont inspirées de l’activisme représenté par le film d’Eisenstein, La grève (1925). Deux débats ont émergé autour de ces images : on s’est interrogé sur leur capacité à éveiller les consciences et à mobiliser les masses pour les constituer en peuple, de même qu’on s’est demandé si leur valeur en tant qu’œuvres esthétiques était subordonnée à leur fonction propagandiste. Les images « de témoignage », quant à elles, ont une valeur éthique. Elles ont eu leur importance surtout dans les temps qui ont suivi la Shoah, lorsque les témoignages oraux, les documents d’archives et les images documentaires ont été mobilisés non pour prouver des faits, mais pour servir de formes de mémoire et entretenir ainsi le devoir collectif du souvenir. Plus tard, les images de témoignage ont acquis une fonction plus purement documentaire, servant à prouver l’injustice pour demander la réparation. Ces images ont soulevé des débats sur la possibilité (ou l’impossibilité) de représenter le trauma ou la catastrophe, et on s’est notamment demandé si, en montrant l’horreur, on ne finissait pas par la banaliser.

 
Dans les années 1990, le panorama de la résistance s’est mobilisé contre le néolibéralisme et en faveur du commerce équitable, du développement durable, des droits de l’homme et de la responsabilisation des grandes entreprises mondiales ; le mouvement altermondialiste s’est construit sur une base sociale pour critiquer le capitalisme et la mondialisation, et s’opposer aux multinationales qui, par le biais d’accords financiers et grâce à la dérégulation de la finance, commençaient à prendre de plus en plus de pouvoir. Le mouvement anticapitaliste, dans ce contexte, s’est caractérisé par son interdisciplinarité, et par la diversité des positions contre-culturelles et des alliances politiques provisoires qui ont pris forme dans le but de créer des zones – ne serait-ce que symboliquement – autonomes. Les campagnes de contre-information et d’éducation, ainsi que les actions symboliques entreprises contre le capitalisme ont prévalu dans la sphère publique et, parallèlement à cela, les minorités ont trouvé une visibilité et une responsabilité au sein du cadre dépolitisé des droits de l’homme2.

 

À la fin des années 1980, Gilles Deleuze remarquait que le cinéma engagé, au contraire du cinéma « classique », ne portait plus sur la possibilité d’agir mais plutôt sur l’impossibilité : sur l’intolérable. L’intolérable était devenu ce qu’on ne connaissait pas, ce que les médias et les discours dominants nous dissimulaient.

Dans ce contexte, les activistes et les artistes ont produit de la contre-information et contribué à répandre l’indignation.

C’est ce qui explique que Deleuze ait écrit, dans plusieurs de ses textes, que « le peuple manque », autrement dit que le prolétariat ou le peuple unifié n’est plus engagé dans la conquête du pouvoir3. Ces changements s’inscrivent dans le cadre d’une crise démocratique plus générale, marquée par le passage d’une politique du « parler au nom des autres », basée sur la logique de la représentation, à une politique de l’« auto-représentation », de la positionnalité post-coloniale et de la contre-mémoire, aux guerres culturelles, à des mouvements post-politiques dont le but consiste à confronter le pouvoir avec la réalité, à un humanitarisme et à des luttes pour obtenir une visibilité.

 
Comme le guérillero du tiers monde, cette classe ouvrière et ces personnages qui, au XXe siècle, peuplaient les images militantes, ont disparu. Aujourd’hui, les peuples qui luttent contre la colonisation sont représentés comme des criminels, des terroristes ou des victimes qui réclament la réparation. Les politiques néolibérales de la dérégulation financière, de l’austérité, du libre marché et de la privatisation ont entraîné un déclin général du niveau de vie, des licenciements de masse, ainsi qu’une baisse des retraites et des aides sociales que l’État et la société garantissaient autrefois. De ce fait, les populations victimes de la colonisation sont devenues redondantes (un surplus), la précarité et le darwinisme social faisant désormais loi. On pourrait dire que les nouvelles formes d’absolutisme capitaliste ont rendu obsolètes les modèles de résistance du XIXe siècle, basés sur des mythes comme celui de la critique (ou le principe selon lequel une entité extérieure peut s’opposer à l’ordre des choses pour créer un monde meilleur). Certes, ce sont les idéaux de la révolution et de la démocratie qui ont porté les soulèvements du début du XXIe siècle (en Argentine en 2000, au Mexique en 2006 et, entre 2011 et 2012, dans les mouvements d’Occupy Wall Street, du Printemps Arabe, des Indignés en Espagne, de Syriza en Grèce, etc.). Ces mouvements sociaux se sont mobilisés contre les mesures d’austérité et pour le renforcement de la démocratie et des droits du citoyen.

Mais force est de constater qu’aujourd’hui, les luttes ont perdu leur base sociale et leur capacité d’organisation à moyen et à long terme.

Ceci tient notamment au fait que les valeurs représentées par ces mouvements sociaux sont de plus en plus néolibérales, ceux-ci se préoccupant davantage des problèmes individuels, du gain personnel et des choix du consommateur. Jodi Dean a bien démontré comment la logique du néolibéralisme a rendu toute forme de collectivité indésirable dans la mesure où, en principe, cette collectivité s’oppose à la responsabilité et à la liberté individuelles, les deux principaux piliers du néolibéralisme4. Les causes de la mobilisation deviennent alors supra-individuelles et le mouvement de masse n’est plus l’occasion que d’un rassemblement provisoire, où l’on fait connaissance les uns avec les autres, où l’on se réconforte mutuellement, où l’on se trouve des préoccupations et intérêts communs, où l’on partage l’indignation.

 
Il est évident que ces nouvelles subjectivités politiques peuvent trouver un moyen d’expression dans ces mouvements de masse, mais elles ne peuvent y trouver une base ou un support solide. Le soulèvement relève de l’émotion collective, du désordre social. C’est un acte de désobéissance par lequel on exprime un antagonisme ou un désaccord, qui peut être soit toléré soit réprimé par l’État. Le problème, ici, tient au fait que ces mouvements sociaux aspirent à défendre la démocratie et s’opposent donc à toute forme d’antagonisme, niant par conséquent les limites et les mécanismes d’exclusion propres au système démocratique. C’est la raison pour laquelle, d’après de nombreux théoriciens, nous vivons dans une ère « post-politique ». Ce terme de « post-politique » traduit bien ce reniement de l’antagonisme qui est au cœur de la politique, l’égalité signifiant désormais l’inclusion, la visibilité, le respect et le droit. Ainsi, nous assistons à une prolifération des luttes dont l’action se limite à un combat local ou privé pour la défense des droits et du territoire, à des propositions de lois et à des interventions culturelles (comme celles de Francis Alys à Kabul et en Irak en 2012 dans le cadre de la Documenta.). « Post-politique » signifie donc une politique consensuelle, la fin de l’idéologie, le déclin de l’État entraîné par le néolibéralisme, stratégiquement renforcé ou affaibli pour servir un capital mondial et une financiarisation de l’économie5. Autrement dit, les mouvements de résistance ouvrière qui ont dominé le XXe siècle ont laissé place à un absolutisme capitaliste, qui se manifeste dans le triomphe des politiques néolibérales et de la logique du libre marché. L’absolutisme capitaliste a fait naître de nouvelles formes de violence d’État, de violence sociale et de violence corporatiste qui sont moins liées à des problèmes locaux qu’à un phénomène global et abstrait.

 
Il faut également considérer les transformations engendrées dans la lutte politique par ce que Jodi Dean appelle « le capitalisme communicatif ». Dean a montré comment les réseaux sociaux ont remplacé les anciens supports de la révolution ; désormais, l’opposition circule au sein des réseaux de communication du capitalisme, représentés notamment par Twitter et Facebook. Dean remarque que ces formes médiatisées de la lutte n’ont rien à voir avec une quelconque résistance organisée par une classe moyenne contre les mesures d’austérité, l’inflation, le chômage, l’endettement ou les saisies immobilières, et qu’elles ne visent pas à créer des formes d’organisation durables. Comme le précise Dean, leur quête de visibilité repose sur une logique différente, leur stratégie se basant sur des images, des tactiques et des hashtags communs, sur une politique identitaire et sur l’organisation d’événements marquants6. Et, étant donné que ces mouvements aspirent à la visibilité, leurs manifestations prennent un caractère ambigu, les identités post-politiques et anti-politiques des luttes étant si fluctuantes qu’elles peuvent prendre toutes sortes de directions. C’est aussi ce qui explique qu’aucun mouvement politique organisé et efficace ait pu prendre forme pour affronter et remplacer le modèle de production capitaliste7. Ainsi, à l’ère post-politique, où la communication et le discours (les fondements de l’action politique, pour reprendre les termes d’Hannah Arendt) ont pris la forme de codes, de likes, de partages et de retweets, la plupart des images politiques contemporaines servent à rendre visibles les luttes menées ou les injustices perpétrées ici et là. L’idée selon laquelle les images peuvent constituer une forme de « langage universel », un nouvel outil d’apprentissage, ou que l’on peut davantage contribuer au changement en présentant les choses d’une manière différente, a fait que l’art et la culture sont non seulement devenus inséparables des mouvements sociaux, mais que l’art politique contemporain est devenu sa propre niche ou son propre genre : ce qu’on appelle la « politique du sensible ». Le problème est que les gens s’intéressent désormais surtout à la façon dont la lutte sociale et les processus politiques sont représentés, et n’analysent plus les problématiques politiques en elles-mêmes. Comme l’a montré Hito Steyerl, ces problèmes sont souvent représentés de la même façon et cette représentation est affectée par des intérêts idéologiques ou commerciaux8.

 
On songe, à titre d’exemple, aux vingt-deux photographies en couleur et en grand format réalisées par Shirin Neshat lors de la révolution égyptienne, puis exposées dans une galerie new-yorkaise en 2014. D’après le chercheur iranien Hamid Dabashi, ces images témoignent d’un effort impossible et illusoire pour rendre « présent » le visage Levinassien et participent d’une marchandisation des révolutions arabes à travers cette « banale sympathie qui est au coeur des pratiques curatoriales libérales »9. Elles n’ont rien à voir avec les gestes de solidarité internationale qui ont pu exister il y a un demi siècle. D’après Dabashi, elles témoignent d’un faux esprit de tolérance et d’ouverture (typique des expositions libérales), elles révèlent la distance qui sépare l’art, l’artiste et le sujet, et font commerce de la souffrance réelle et des luttes en proclamant la victoire de la révolution égyptienne (à un moment où son dénouement demeurait pour le moins incertain), dans un monde qui aspire à la « stabilité ». De manière générale, les représentations contemporaines de la lutte appartiennent à deux catégories : elles peuvent être romantiques, s’attachant à retransmettre l’euphorie de la révolte – sans révéler son coût humain –, ou bien, au contraire, elles peuvent témoigner de l’horreur insensée de ces événements, montrant le peuple qui laisse éclater sa rage telle une horde de zombies, comme dans le film hollywoodien World War Z (2013). Les images militantes produites au sein du système néolibéral tendent à reproduire ce schéma pour tout type de conflit. De fait, la majorité des images politiques contemporaines servent de compensation aux ravages causés par les réformes néolibérales. Dans la mesure où les musées, les biennales, les expositions et les festivals de cinéma font partie du même système militaire et industriel mondial (étant eux-mêmes devenus des champs de bataille10 ), le néolibéralisme fonctionne à l’évidence comme un pharmakon : il administre le poison de la destitution et de la destruction en même temps que les remèdes de la démocratie, du développement, des droits de l’homme, de la responsabilité sociale et du soutien aux productions culturelles et universitaires.

 

Les images contemporaines de la révolte et de la lutte semblent moins relever d’une démonstration de solidarité ou d’un projet de propagande en faveur d’une quelconque cause, que de la contre-information.

Je veux dire par là que les images de soulèvements participent d’un effort pour changer la façon dont nous percevons l’état des choses, en même temps qu’elles attestent une indignation générale. Dans le commentaire de son film November (2004), Hito Steyerl affirme que nous vivons à une époque où « la révolution semble avoir pris fin et où les luttes marginales ont de plus en plus de mal à se faire entendre.» Dans November, Steyerl considère que le problème de l’image politique est directement lié à la circulation exponentielle d’images vides et désincarnées : elle insiste sur le fait qu’aujourd’hui, ce n’est pas le contenu mais la portée des images qui compte, celles-ci trouvant un sens dans le partage et la reproduction plutôt que dans la contemplation et l’analyse. Ainsi, Steyerl éclaire les conditions paradoxales du visuel et de la visibilité aujourd’hui : alors même que les individus « sont traqués et sur-représentés par une vaste structure de surveillance », des milliers de gens dans le monde disparaissent sans laisser de trace. Comment est-ce possible ? Sont-ils cachés dans la myriade d’images qui circulent au sein de l’infosphère11 ?

 

Ce n’est pas ce qu’on voit, mais ce qui ne peut être montré, qui est obscène.

Et qu’a-t-on tendance à ne pas montrer dans les représentations contemporaines de la lutte ? Ce sont précisément les conditions abjectes dans lesquelles survivent toutes les populations redondantes – l’underclass (le sous-prolétariat)12 – à travers le monde, dans les zones qui sont à l’écart du flux des échanges mondiaux. Les modes de vie et le travail de ces populations sont menacés, leurs terres exploitées pour leurs ressources naturelles, destinées à servir d’autres sections de la population mondiale.

Avi Lewis, « This Changes Everything », USA - Canada, 2015, Couleur, 89 min. Adapté du livre éponyme de Naomi Klein , 2014. Photo de tournage Keri Coles © Greenpeace

Avi Lewis, « This Changes Everything », USA – Canada, 2015, Couleur, 89 min. Adapté du
livre éponyme de Naomi Klein , 2014. Photo de tournage Keri Coles © Greenpeace

Naomi Klein les appelle des « zones de sacrifice », des manifestations contemporaines du colonialisme : dès lors qu’on a considéré que les efforts de développement imposés aux sociétés « primitives » avaient échoué à les moderniser (ou que ce processus de modernisation a pris fin), leurs terres ont été progressivement transformées en zones de pure exploitation. Pour Naomi Klein, non seulement les communautés qui survivent dans ces zones de sacrifice doivent porter le fardeau toxique de notre besoin systémique en énergies fossiles (subissant ainsi, comme le dit Robert Nixon, une forme de « violence lente »), mais elles voient leurs biens et leur autonomie durable menacés au nom du développement et de l’amélioration des conditions de vie : en d’autres termes, ces communautés contribuent aux privilèges des populations vivant dans les zones urbaines développées, qui nient ou justifient leur destruction en invoquant la logique d’une modernisation basée sur les énergies fossiles.

 
Pour ces communautés, le modèle de résistance et d’insurrection promu par la démocratie dans l’espace public corporatisé n’est pas un droit : il est hors d’atteinte ou, du moins, relève du luxe, d’un investissement lourd. Évoquons, par exemple, les communautés rurales (comme les Zapatistes) qui se sont rendues en caravanas à Mexico dans des conditions très difficiles, afin de faire entendre leurs revendications (rarement entendues) ; pour d’autres communautés exclues, les slogans, les discours politiques et les plates-formes cohérentes nécessaires au soulèvement sont hors de portée – c’était évident dans le cas des émeutes de Paris en 2005, ou de Londres en 2011. Le soulèvement se produit lorsqu’un ensemble de structures préexistantes échouent à refléter ou à représenter la volonté du peuple ; mais les populations redondantes sont précisément celles qui sont exclues de ces soit-disant structures démocratiques. Au mieux, elles peuvent réclamer d’être intégrées et reconnues – ce qui nécessite tout de même, là encore, d’être visibles. Dès lors, les populations redondantes résistent non en se soulevant, mais en survivant et, quand elles y parviennent, en créant des zones autonomes.

© Clarisse Hahn

Clarisse Hahn, Los desnudos, Mexique, 2011, installation vidéo, 2 écrans (écran 1 : Los
desnudos
, durée: 12’17’’, format 16:9 ; écran 2 : La chefa, durée: 7’42’’, format 16:9)

Los Desnudos, une vidéo de Clarisse Hahn tirée de sa série Notre corps est une arme, montre une manifestation organisée à Mexico par les membres d’une communauté rurale de la région de Veracruz, qui réunit près de quatre cent personnes venues réclamer la restitution de leurs terres. Après plusieurs années de lutte infructueuses, les manifestants se mirent à défiler nus deux fois par jour dans les rues de la ville, jusqu’à ce que leurs demandes fussent partiellement entendues par les autorités mexicaines. Dans sa vidéo, Hahn interroge quelques-uns d’entre eux – essentiellement des femmes – sur leur cause et sur le rapport qu’elles entretiennent à leurs corps. La vidéo décrit les conditions précaires dans lesquelles elles ont survécu à Mexico jusqu’à ce que leur message soit entendu. Dans cette lutte, il n’y a pas de soulèvement mais un dévoilement du corps, qui sert de stratégie de défense contre le nécro-capitalisme, une manifestation de l’absolutisme capitaliste qui produit de la valeur ajoutée en dévorant la vie elle-même. Il faut tenir compte du fait que les procédés destructeurs auxquels les peuples qui vivent dans ces zones de sacrifice sont continuellement exposés mènent à une autodestruction du tissu social, à travers diverses formes de violence individuelle, sociale, transnationale et étatique – comme à Ciudad Juarez au Mexique, en Alberta au Canada, ou dans la bande de Gaza. Mentionnons aussi les peuples de la région de Mwanza en Tanzanie, qui survivent sur les rives du lac Victoria et qui apparaissent dans le documentaire de Hubert Sauper, Le cauchemar de Darwin (2004). Le film post-pornomiseria13 de Sauper éclaire les rapports et les intérêts mondiaux qui ont contribué à la misère des populations indigènes de Tanzanie à travers une série de métaphores illustrant la théorie darwinienne de la survie du plus fort. Sauper fait une analogie entre la perche du Nil implantée dans le lac dans les années 1960, qui a causé une mutation fatale de l’écosystème du lac, et les habitants du Mwanzan, dont les techniques de pêche pré-industrielles ne leur permettent plus de vivre des ressources du lac. Les multinationales européennes ont importé leurs techniques industrielles dans la région pour pêcher, préparer, emballer et exporter les poissons vers l’Europe. Le colonialisme et la modernisation ont appauvri la population locale et détruit ses terres, au point qu’elle ne peut plus vivre dans son propre environnement. Aujourd’hui, les habitants survivent en se nourrissant des entrailles de poissons jetées par les usines de traitement. Dévastée par une épidémie de Sida et par les fumées toxiques générées par la combustion du polyéthylène utilisé dans l’emballage du poisson, la communauté a sombré dans l’obscurantisme et l’autodestruction, aggravée par les guerres locales menées grâce aux armes envoyées dans les avions mêmes qui servent à exporter le poisson. Dans son film, Sauper montre clairement que cette idéologie de la survie du plus fort est la logique qui sous-tend la politique néolibérale et la mondialisation : les plus faibles ne peuvent être sauvés que grâce à la compassion des individus les plus forts, qui sont en mesure de développer l’économie pour servir leurs propres projets et leurs intérêts. Le darwinisme social est la cause directe du déclin de notre civilisation et les seules catégories qui persistent au delà de la lutte des classes sont celles des gagnants et des perdants, des exploitants et des exploités, de ceux qui sont intégrés et de ceux qui sont exclus. Le sens commun néolibéral veut que si l’individu n’est pas fort et intelligent, il mérite sa misère.14

 

Les populations pauvres vivent dans des conditions pour ainsi dire post-apocalyptiques, comme ceux qui survivent aux révolutions qui ont échoué.

On pense ici au film Nervus Rerum (2008), de l’Otolith Group. Dans ce film, la caméra explore le camp de réfugiés de Jénine, s’attardant sur les objets abandonnés (des télés, des réfrigérateurs, une voiture), les graffiti et les passants (essentiellement des enfants). Elle retransmet, à travers des vues flottantes et instables, une image onirique du camp, affranchie des paramètres de la vision humaine. La caméra n’est posée ni sur l’épaule ni sur un chariot : son mouvement est fait pour déstabiliser et donner l’impression d’une vision autonome et artificielle. Nous découvrons ce qui avait été conçu comme une zone de transit pour les réfugiés voués à regagner leur pays et qui, avec le temps, est devenu leur lieu de vie ; la caméra témoigne de la pauvreté dans laquelle ils vivent, de l’absence d’infrastructures, de leur séparation d’avec le reste du monde.

The Otolith Group. Nervus Rerum, 2008 (image extraite du film). © The Otolith Group, avec la permission des artistes.

The Otolith Group. Nervus Rerum, 2008 (image extraite du film). © The Otolith Group,
avec la permission des artistes.

The Otolith Group. Nervus Rerum, 2008 (image extraite du film). © The Otolith Group, avec la permission des artistes.

The Otolith Group. Nervus Rerum, 2008 (image extraite du film). © The Otolith Group,
avec la permission des artistes.

Le mouvement incessant de la caméra à travers le camp contribue aussi à une sensation d’enfermement, nous signifiant qu’il n’y a nulle part où aller. Un téléphérique en piteux état permet d’observer l’horizon hors d’atteinte de la mer Méditerranée. En guise de commentaires, on nous lit quelques passages du Livre de l’intranquillité (1982) de Fernando Pessoa, du Captif amoureux (1986) et de L’ennemi déclaré (1991) de Jean Genet, sur le rêve éveillé – au sens réel et non poétique du terme –, la négation de la vie, la destruction des rapports entre « nous » et la vie, la mort et la conscience d’être poussés vers l’extinction et le néant, et la destruction d’un monde. Dans une autre scène, Zacharia Zbeidi, un ancien chef de la résistance de la Seconde Intifada, dit quelque chose (d’inaudible) à la caméra, alors qu’on aperçoit derrière lui, sur un écran de télévision, le visage de Yasser Arafat. Si l’image d’Arafat a perduré après sa mort, c’est parce qu’elle masque une réalité, un silence, l’absence de l’image des palestiniens eux-mêmes. Dans Nervus Rerum, les palestiniens ne se manifestent pas par leur présence (ou leur absence), mais par leurs ombres, qui sont piégées quelque part entre le cauchemar et l’éveil, entre la vie et la mort.

 

À l’instar des palestiniens, les populations redondantes du monde entier paraissent vivre dans cet univers cauchemardesque qui prend forme suite à un désastre démesuré – l’échec des révolutions, des luttes contre les colonialismes –, où le soulèvement n’est plus possible et n’a plus de sens. En 2006, dans une zone déserte du quartier d’Anapra, à Ciudad Juarez, près de la frontière entre le Mexique et les États-Unis, l’artiste espagnol Santiago Sierra a fait creuser dans la terre des lettres de quinze mètres de long, formant le mot « sumisión » (soumission).

Santiago Sierra. “SUMISIÓN” (Précédemment « Palabra de fuego »), Anapra, Ciudad de Juárez, Chihuahua, Mexique. Octobre 2006 – Mars 2007. Avec la permission du Studio Santiago Sierra S.L. et de LABOR, ville de México.

Anapra est un bidonville de Ciudad Juarez, une ville située au croisement des États de Chihuahua, du Nouveau Mexique et du Texas. Ses habitants travaillent dans les ateliers clandestins ou dans d’autres types d’emplois tout aussi précaires. On recense dans cette zone de nombreux cas d’empoisonnement du sang, dus à l’activité des fonderies et des raffineries américaines. Les malformations, les infections pulmonaires et autres maladies similaires sont courantes. On retrouve aussi souvent, dans cette zone, les corps de femmes assassinées15. Dans ce contexte, l’œuvre de Sierra est ambiguë : le mot fait-il référence à la soumission des habitants d’Anapra face aux terribles conditions de vie qu’ils endurent ? Les lettres devaient être remplies d’essence, puis brûler et se consumer, mais le projet a été censuré par le gouvernement mexicain. En interdisant que le mot ne disparaisse dans les flammes, les autorités mexicaines deviennent-elles directement responsables de la soumission des habitants ? L’ambiguïté inhérente à l’œuvre de Sierra atteste précisément l’absence d’horizon politique, l’impossibilité de s’organiser politiquement à travers la solidarité, les syndicats, les grèves, la lutte. C’est parce que les habitants d’Anapra sont, eux aussi, les survivants d’une situation post-apocalyptique, des contrecoups d’un désastre. C’est le cas de nombreuses communautés à travers le monde, qui survivent à la destruction de leurs modes de vie et de leurs sources de revenus par la guerre, les génocides, les catastrophes naturelles, l’exploitation des ressources, la violence lente et autres pratiques néocoloniales.

 
Pour décrire ces situations, le théoricien et artiste libanais Jalal Toufic a inventé le concept de « retrait de la tradition suite au désastre démesuré.16» D’après lui, les effets à long terme de la destruction matérielle et sociale subsistent au « fond » du corps et de l’âme. Ce sont des « traumatismes latents » qui sont comme inscrits dans les gènes. Dans la veine de Toufic, Winona La Duke, chercheure et activiste Anishinaabekwe (de la tribu Ojibwe), explique que les membres de sa communauté, qui ont enduré la colonisation et ont été traités comme des citoyens de troisième classe pendant des siècles, sont aujourd’hui victimes de la corruption de leurs dirigeants et souffrent de troubles post-traumatiques persistants : une blessure historique et intergénérationnelle. Pour La Duke, la dépendance mondiale envers les énergies fossiles est liée à toutes les catastrophes qui se produisent dans le monde et constitue un désastre permanent pour sa communauté. Son peuple, comme des milliers d’autres à travers le monde, vit avec la mémoire génétique de la catastrophe. Confronté à un des plus forts taux de suicide aux États-Unis, il s’acharne simplement à survivre.17

 
D’après Toufic, les dommages collatéraux causés par le désastre démesuré (ou persistant) entraînent un retrait de la tradition, qui doit être ressuscitée par des artistes, des écrivains, des intellectuels, etc18. Paradoxalement, le modernisme rejette délibérément la tradition ou bien lui est indifférent, et seuls ceux qui perçoivent clairement « le retrait de la tradition suite au désastre démesuré » ont tenté de la faire renaître et ont échoué, parce que leur histoire est désormais écrite par les vainqueurs. De plus, dans le cas des populations qui souffrent des conséquences d’un désastre démesuré, l’art présente rarement la vision d’un avenir heureux, mais se concentre plutôt sur ce qui subsiste. Ça sera beau (From Beirut With Love) de Waël Noureddine (2005) est un court-métrage expérimental et une carte postale d’une ville déchirée par des décennies de guerre et de conflits internes.

Waël Noureddine, « Ça sera beau – From Beirut with Love », Liban – France, 2005, super 16 mm, couleur, 30 min, vf

Le film, tourné avec une caméra haute vitesse, passe semble-t-il aléatoirement d’un quartier à l’autre de Beyrouth et montre les traces de la guerre civile et du conflit qui dure : des gens couverts de sang, des voitures en feu, des soldats distraits, un hélicoptère menaçant. Les images des différentes factions religieuses et politiques témoignent de la violence insensée qui se déroule sous nos yeux, une conséquence de l’échec des efforts entrepris pour faire renaître la tradition de la révolution et qui se sont traduits par la destruction. La dévastation de la ville se reflète aussi dans les actes autodestructeurs du réalisateur et de ses amis, qui se saoulent et se piquent dans un appartement de Beyrouth. La carte postale de Noureddine est une déclaration d’amour cynique et pessimiste qui envisage un avenir marqué par la propagation de la violence et de l’autodestruction dans le monde privilegié. De même, Ça sera beau décrit un monde dans lequel la soumission ne peut pas se transformer en révolte, mais seulement mener à l’autodestruction.

Clarisse Hahn, Prisons, 2011, vidéo couleur 4:3 Durée: 12 minutes © Clarisse Hahn

Clarisse Hahn, Prisons, 2011, vidéo couleur 4:3, durée: 12 minutes © Clarisse Hahn

Cette autodestruction devient aussi un acte d’insoumission dans le film Prisons (2012) de Clarisse Hahn, issu de la série Notre corps est une arme. La réalisatrice interviewe deux jeunes femmes qui ont utilisé leur corps comme arme de guerre en participant à une grève de la faim dans une prison turque, en 2000. La grève fut violemment réprimée par l’armée turque et les deux femmes vivent désormais avec les séquelles physiques de l’événement, leurs fonctions mentales atteintes. Dans un cas comme celui-ci, les gens survivent dans des situations dans lesquelles les relations entre l’homme et la tradition, mais aussi entre l’homme et le monde, entre l’homme et la nature, ou entre le sujet et sa subjectivité, ont été détruites. Ces populations sont enfermées dans des mondes intolérables, et « l’intolérable n’est plus une injustice majeure, mais l’état permanent d’une banalité quotidienne.19 » The Ballad of Oppenheimer Park (2015) est un film documentaire du réalisateur mexicain Juan Manuel Sepúlveda. Tourné dans le parc Oppenheimer à Vancouver, au Canada, il est le fruit de deux années de rencontres entre le réalisateur et quelques individus issus des peuples des Premières Nations, qui passent une bonne partie de leurs journées dans ce parc. Sepúlveda leur a proposé de tourner un western avec lui et c’est ce projet qui constitue la trame générale du film. Le réalisateur fait référence au genre à travers tout un arsenal d’accessoires, qu’il insère dans le parc ou dans ses rencontres avec les personnages, Bear, Janet et Harley.

Juan Manuel Sepúlveda, « The Ballad of Oppenheimer Park », 2016, 70 min

Par exemple, la première image du film montre une calèche qui brûle dans le parc ; les chapeaux de cowboy, les arcs et les flèches donnent lieu à des discours et des tirades de la part des personnages (souvent très intoxiqués), sur le vol des terres sur lesquelles le parc a été construit – autrefois un lieu de sépulture pour les peuples des Premières Nations –, sur le logement public et les autres formes de contrôle qu’ils endurent, sur l’absence d’opportunités, sur les épidémies de dépression, de suicide et de drogues qui les détruisent, eux et leur communauté. Un tirage grandeur nature d’un des portraits ethnographiques d’amérindiens pris par Edward Curtis au tournant du XXe siècle apparaît tel un spectre, pour élargir le fossé entre l’image de cette population « en voie de disparition » et celle des peuples des Premières Nations dans le parc Oppenheimer qui, cent ans plus tard, s’approprient avec insolence le cliché de « l’indien saoul ». Navajazo (2013), de Ricardo Silva, représente aussi un monde post-apocalyptique. Le film a été tourné à Tijuana, à la frontière des États-Unis, dans un quartier où vivent des immigrants illégaux renvoyés au pays, ainsi que des drogués, des prostituées et des gens pauvres. Tous ont en commun d’avoir survécu à une sorte d’apocalypse, et Silva les représente survivant dans un monde où ils sont livrés à eux-même, s’efforçant de résoudre les problèmes de la survie au quotidien. On rencontre, parmi les personnages du film, un homme qui fouille les décharges et qui s’est construit un palais avec des jouets abandonnés, un musicien métal qui joue de son vieux clavier Casio, un orphelin, une prostituée et son copain, des drogués. Le réalisateur tente d’introduire un degré de fiction en suivant quelques directives préétablies ou dans ses conversations avec les gens qu’il filme, espérant révéler quelque chose d’inattendu ou de « vrai ». Ce que le film montre, toutefois, c’est la dégradation d’un monde habité par des corps intoxiqués et déracinés, supportant l’insupportable, leur communauté décimée et leur tissu social déchiré. Comment peuvent-ils rejeter les conditions dans lesquelles ils vivent ? Comment peuvent-ils choisir une vie qui vaut d’être vécue ? Comment peuvent-ils trouver la force de se soulever ?

 

Alors que l’apocalypse est devenue un thème central de l’imaginaire néolibéral, il est clair que les rapports de domination actuels sont devenus indéchiffrables.

Nous faisons face à des formes intolérables de dépendance et, plutôt qu’à des rapports de domination, nous avons affaire à un système de concurrence et à une forme de destruction qui mènent à l’autodestruction, voire même au suicide. Les déplacements forcés, la dépossession, l’occupation militaire et coloniale ont pour conséquences l’éradication de l’identité, la suppression ou la destruction de ce qui constitue les valeurs morales d’un monde. Il y a ainsi des communautés entières qui survivent à la fin du / de leur monde et subsistent dans l’insignifiance et la solitude. Dans la mesure où il n’est plus possible de trouver un « monde » qui ait du sens dans les signes naturels et culturels environnants, le suicide paraît être la seule réponse possible face au mépris intolérable pour le monde environnant et pour l’être. Ainsi, selon Franco Berardi, le suicide est de plus en plus perçu comme la solution la plus efficace pour les opprimés, la seule façon de chasser les angoisses, la dépression, l’impuissance. D’après lui, le suicide – des employés de France Télécom, des fermiers hindous, des peuples amérindiens, de la jeunesse partout dans le monde – constitue le dernier geste d’affirmation de soi avant la capitulation qui détruirait tout sens de la dignité20. Selon Gene Ray, qui s’est récemment attaché à résoudre le nœud de l’écocide urbano-industriel (la destruction ou la désintégration des écosystèmes dans un territoire donné) et du génocide, la guerre permanente menée par la modernité contre la vie est à l’origine de notre situation actuelle21. De la modernité, nous n’avons pas hérité l’espoir d’une émancipation du prolétariat, mais un écosystème au bord de l’extinction, des sociétés autodestructrices et un monde en ruine. Quel est le geste politique le plus efficace dans ce contexte, si ce n’est le suicide ou l’autodestruction ? Si les mouvements de dénonciation et d’opposition basés sur le rationalisme occidental permettent d’exposer les rapports de domination et de recenser les effets de la violence, ils ne mènent toutefois nulle part. Dès lors, nous devons joindre nos forces afin d’empêcher la destruction, en démantelant nos attentes vis à vis de la modernité, du progrès et du développement, en trouvant des façons de nous organiser de manière autonome et collective, en créant d’autres types de relations et de nouveaux modes de vie.

 

 
Irmgard Emmelhainz
Traduction de l’anglais : Laure Poupard
L’auteure tient à remercier Hend Al Awadhi pour ses précieux conseils, ainsi que ses étudiants en cinéma documentaire au Centro de diseño, cine y televisión, Mexico, pour leurs débats.
 

« Sous peu vous édifierez votre monde sur le nôtre.
De nos tombes vous tracerez les chemins vers les satellites.
Voici venu le temps des industries.
Le temps des métaux.
Du charbon jaillit le champagne des puissants.
Et il y a morts et colonies,
morts et bulldozers,
morts et hôpitaux,
morts et radars surveillant des morts
qui plus d’une fois s’éteignent dans une vie,
des morts qui survivent après trépas,
des morts qui enseignent la mort au monstre des civilisations,
et des morts qui trépassent pour transporter la terre au dessus des restes des défunts.
Ô maître des blancs, où emportes-tu mon peuple et le tien ? »

Mahmoud Darwich, « Discours de l’indien rouge », Revue d’études palestiniennes, trad. Elias Sanbar, n°46, hiver 1993, p. 9-10

 

References[+]