— Publication en ligne
Jalal Toufic : Littérature et calligraphie lipogrammatiques d’après-guerre


Publié le


Portrait des artistes en iconologues

par Omar Berrada

Avec Walid Raad, Akram Zaatari, Rabih Mroué, Lina Saneh, Tony Chakar et quelques autres, Joana Hadjithomas et Khalil Joreige font partie d’une génération d’artistes libanais actifs à partir des années 1990 et qui ont grandi, en partie, dans la guerre. Ce qui les réunit, c’est moins l’expérience vécue, ou le type de production artistique, que la consistance d’une réflexion sur la question de la représentation, sur les rapports que l’image entretient avec le monde, la violence, la mémoire. Dans ce contexte, Jalal Toufic, en plus de son travail de vidéaste, est sans doute celui dont l’écriture théorique est la plus abondante et la plus poussée. Livre après livre, il s’est attaché, via des concepts tels que Radical closure, Untimely collaboration ou The withdrawal of tradition past a surpassing disaster, à mettre des mots sur la latence des images et l’imaginaire des ruines dans le « monde » arabe d’aujourd’hui.

Dans un court chapitre de son livre Over-Sensitivity1, Jalal Toufic envisage la naissance d’une littérature lipogrammatique au Liban. Comment écrire lorsqu’on a hérité d’un langage troué, dont certaines lettres ont été détruites comme en attestaient, au lendemain de la guerre civile, pancartes publicitaires et enseignes de magasins ? Au-delà de la dégradation physique des affichages urbains, il y voit un désastre affectant le langage dans son ensemble, et dont les écrivains doivent tenir compte.

En même temps que Toufic publiait son texte, Joana Hadjithomas et Khalil Joreige inventaient le personnage de Abdallah Farah, photographe pyromane. Farah ne troue pas le langage ; il brûle l’image. En compagnie de son père, il avait produit en 1969 des cartes postales de Beyrouth. Plus tard, au vu des destructions dues à la guerre civile, il constate que ses cartes ne renvoient plus à rien et « les brûle patiemment, envoyant ses propres obus, leur infligeant des trous, des béances, les rendant ainsi plus proches de lui, plus conformes à son réel. Et quand tout fut brûlé, c’était la paix »2. La paix, ce n’est pas la fin de la guerre, c’est la conformité de l’image avec la réalité. C’est la restauration de « l’identité ontologique du modèle et du portrait »3.

Il ne s’agit pas de spéculer sur une essence générale des images mais d’étudier les conditions du visible dans un contexte donné. Derrière les recherches de Joana Hadjithomas & Khalil Joreige il y a des corps disparus4, des rêves avortés5, des lieux inaccessibles6, des objets perdus7, des territoires interdits8. Les images sont indissociables d’une réflexion sur leur contexte de production. Aucune d’elles ne se donne comme pure présence esthétique ou comme fenêtre transparente sur un contenu9. En exposant leur rapport malaisé à la représentation, les artistes chargent leurs images de fictions potentielles, au-delà du vrai et du faux, de l’indice. Face à la violence du monde, ils ne montrent pas des images violentes mais la manière dont les images sont affectées par la violence.

Dans son essai « Saving Face »10, Jalal Toufic évoque l’impression de nouveaux billets de banque en Irak en 2003, et la destruction des anciens, suite au renversement de Saddam Hussein. Il se demande si l’incinération de quantités massives de billets, donc d’images de l’ancien dictateur, peut avoir un effet sur le référent de ces images, c’est-à-dire sur Saddam lui-même. Ce qui semble confirmé par l’état dans lequel on a retrouvé le dictateur, à peu près au même moment, dans la ferme où il se terrait. Abdallah Farah, de son côté, ne se contente pas d’imiter sur les cartes postales les effets de la guerre sur la ville. Se prenant à son propre jeu, il inflige aux images des destructions supplémentaires, inédites. La restauration de la conformité entre l’image et la réalité aura réveillé la tentation démiurgique du photographe ; elle aura redonné à l’image son pouvoir magique, celui d’agir sur le réel plutôt que de l’imiter.

 

Jalal Toufic : Littérature et calligraphie lipogrammatiques d’après-guerre

Traduit de l’anglais par Omar Berrada

Comment écrire au Liban, comment faire usage de mots quand, ainsi que le montrent les enseignes de magasins, les panneaux institutionnels et les affiches publicitaires brisés, nous nous sommes retrouvés avec des mots dont certaines lettres manquent ou qui ont été réduits à des lettres séparées ? Les écrivains libanais ne peuvent pas contourner cette perte en écrivant dans des langues autres que l’arabe, puisque les mots dont certaines lettres sont absentes ou qui ont été réduits à des lettres séparées sur les enseignes de magasins, les panneaux institutionnels et les affiches publicitaires brisés sont tout autant en français ou en anglais qu’en arabe. Ceux qui n’ont pas été frappés par le désastre peuvent apprécier les lettres séparées ou les mots aux lettres manquantes simplement pour leur valeur graphique, « esthétique » ; mais les écrivains libanais ne devraient pas les appréhender à ce seul niveau. Les Arabes doivent prendre conscience de la condition de ces mots dont certaines lettres manquent ou qui ont été réduits à des lettres séparées, de ce désastre qui affecte la langue arabe en dehors du cas de personnes rendues schizophrènes par la guerre civile et l’invasion israélienne du Liban en 1982 (comme l’homme que j’ai interviewé dans Credits Included: A Video in Red and Green), et dont le langage est souvent réduit à des salades de mots, des écholalies, etc. Nous retrouverons-nous avec une littérature lipogrammatique – qui ne soit pas le résultat de la contrainte que s’imposeraient quelques écrivains de ne pas employer certaines lettres, mais la conséquence de la contrainte imposée par un alphabet avec des lettres manquantes produit par une décimation ou une dévastation qui n’affecte plus seulement les inscriptions matérielles du langage (sur des enseignes de magasins, des livres brulés, etc.), mais le langage lui-même, et où la difficulté du lipogramme n’est plus mesurée, comme dans les cas conventionnels, par la fréquence de la lettre omise ou la longueur du texte ? Pour que restent accessibles les écrits d’avant le désastre dans une langue qui, entre autres choses, possède désormais un alphabet réduit, ces écrits doivent être traduits en leurs versions lipogrammatiques11. Une telle littérature lipogrammatique ne serait pas celle des périodes historiques dites décadentes (par exemple le Bagdad des Maqamat al-Hariri) mais celle des ères de désastre. Dans un film ou une vidéo sur le Liban ou la Bosnie, je ne serais pas surpris par la présence de sous-titres lipogrammatiques ou dont une partie des mots serait illisible parce que certaines de leurs lettres seraient physiquement omises. Pour un calligraphe ou un peintre libanais sensible à la dévastation non seulement de son pays mais également de la Palestine arabe, de l’Irak, du Soudan, etc., et jusqu’à nouvel ordre, la calligraphie, prenant exemple sur les enseignes brisées du centre ville de Beyrouth, devrait être réservée soit pour les fawatih (les lettres détachées qui commencent plusieurs sourates du Coran, telles Alif, Lam, Mim au début de la sourate de La vache), soit pour les versions lipogrammatiques d’œuvres littéraires d’avant le désastre.

 

Cet essai fait partie du livre de Jalal Toufic Over Sensitivity, dont la première édition est parue chez Sun and Moon Press en 1996. Le texte introductif d’Omar Berrada est inspiré de son essai « L’image en crise », rédigé pour le catalogue de l’exposition “Joana Hadjithomas & Khalil Joreige. Se souvenir de la lumière”.Le magazine remercie vivement les auteurs.

 

Jalal Toufic
Exposition “Joana Hadjithomas & Khalil Joreige. Se souvenir de la lumière.
Le catalogue de l’exposition

References[+]