— La parole à…
Vicente Sánchez-Biosca :
L’éloge de la terre


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Historien du cinéma, Vicente Sánchez-Biosca s’intéresse depuis de nombreuses années aux rapports que le septième art entretient avec l’Histoire, à la construction et à la transmission de la mémoire collective par les images. Suite à sa visite de l’exposition de Vandy Rattana au Jeu de Paume, il nous propose une réflexion personnelle sur deux tentatives différentes de rendre visible l’histoire traumatique d’un passé commun : L’image manquante de Rithy Panh rencontre dans ces lignes les absences du Monologue de Vandy Rattana. Il s’agit pour lui de deux générations d’artistes — deux temps de remémoration — qui expriment, par des langages éloignés, les cicatrices qu’a laissées le régime des Khmers Rouges au Cambodge, ainsi que leur dimension la plus intime.

Vandy Rattana, Monologue, 2015. Vidéo HD, 16/9 couleur, son, 18 min 55 s. Coproduction : Jeu de Paume, Paris et CAPC musée d’art contemporain de Bordeaux.
Courtesy de l’artiste © Vandy Rattana, 2015

En août 1979, peu de temps après le simulacre de procès criminel in absentia de Pol Pot et Ieng Sary organisé par le gouvernement d’occupation vietnamien, des milliers d’anciens habitants de la capitale Phnom Penh étaient encore bloqués au Kilomètre 7, attendant l’autorisation de rentrer chez eux, dans leurs maisons restées à l’abandon durant quatre ans à la suite de l’évacuation forcée décrétée par les Khmers rouges en avril 1975. Vandy Rattana est né en 1980 ; dans sa présentation au Jeu de Paume en février 2015, il évoquait la ville de son enfance, cette métropole asiatique, comme un espace quasiment rural. Sans le savoir, il jouait dans la rue sur les ruines d’une utopie ruraliste criminelle. Le cinéaste Rithy Panh ne pouvait pas avoir le même regard. Il a connu les années de cosmopolitisme, l’air occidental qui soufflait sur les mœurs et la culture, mais toujours avec le parfum de la tradition bouddhiste. C’était l’atmosphère enjôleuse d’un pays qui avait échappé à la guerre d’Indochine et, pour l’heure, à celle du Vietnam. Un pays qui respirait à l’ombre protectrice de l’étrange mélange de diplomate, playboy, star de cinéma et souverain cultivé que fut Sihanouk, lequel finira malgré lui par donner vie aux Khmers rouges. Ni Vandy Rattana ni Rithy Panh n’ont pu rester indifférents, dans leur œuvre ou leur discours, à l’extermination provoquée par le Kampuchea démocratique. Impossible pour eux comme pour aucun Cambodgien de fermer les yeux devant une telle catastrophe. Pourtant il y a une différence abyssale entre leurs expériences, la blessure et le traumatisme ne se partagent pas de la même façon, et les deux générations qu’ils représentent ont un éclairage différent. Pour donner une image, on pourrait dire que Vandy Rattana naît en tant qu’artiste par le besoin pressant de documenter un présent en constant changement jusqu’au moment où il se cogne la tête, à plusieurs reprises, contre le passé ; Rithy Panh soulève année après année, dans un effort titanesque, le voile d’une douleur que la diplomatie, les équilibres politiques et la biographie ou les intérêts privés des dirigeants tentent d’occulter. C’est son journal intime qu’il nous livre au fil de ses cinquante ans.

Les temps de la mémoire sont étranges, voire étrangers à ceux-là mêmes qui les expérimentent. Ils le sont parce qu’ils s’acharnent à modeler le vécu et les traumatismes personnels sur les échos collectifs. C’est peut-être pour cela que certains ont accès à ce domaine par le biais de la culture, tandis que d’autres y sont projetés par les secousses de la violence à vif. Rien ne permet de garantir que la porte d’entrée préfigure ce qui se passe à l’intérieur. L’occupation vietnamienne, le retrait en 1989, les accords de paix de Paris en 1991, les premières élections et l’adoption de la Constitution en 1993, le dépôt des armes par les derniers Khmers rouges, la mort de Pol Pot en 1998, l’arrestation l’année suivante de Kang Kek Ieu (alias Douch) et son procès à partir de 2009, tous ces événements ne sont pas des données d’une macro-histoire sans répercussions sur la psyché des hommes ; ce sont des caisses de résonance, des filtres à travers lesquels la mémoire individuelle prend forme et fixe les limites du souvenir. A fortiori quand il s’agit d’artistes, car la matière de leur mémoire se forge sur l’enclume de la parole, de l’image et surtout de leurs absences, leurs fissures, leur inconsistance.

Vandy Rattana, Monologue, 2015. Vidéo HD, 16/9 couleur, son, 18 min 55 s. Coproduction : Jeu de Paume, Paris et CAPC musée d’art contemporain de Bordeaux.
Courtesy de l’artiste © Vandy Rattana, 2015

Le MONOLOGUE de Vandy Rattana a apparemment pour point de départ une recherche personnelle qui questionne une absence dans sa famille : la sœur qu’il n’a jamais connue et dont la photo peuplait le silence familial, peut-être dans une tentative de survivre à la douleur. L’hommage de Vandy Rattana prend la forme d’un dialogue qui trouve son interlocuteur dans le parfum des manguiers Poum sèn, la terre des morts, la beauté des travaux des champs et les insectes qui survolent une petite parcelle ayant servi de fosse commune. Dans ses dernières paroles et ses derniers plans, Rattana fait une offrande à sa sœur disparue il y a 35 ans sous forme d’une mosaïque d’objets : sur une sorte d’autel tendu d’un drap blanc, il dépose un morceau de bambou, une poignée de terre fertilisée enveloppée dans une chemise en coton blanc (les Khmers rouges portaient un pyjama noir avec le krama, l’écharpe traditionnelle cambodgienne) et une branche de manguier. Repos, deuil, paix, souffle.

Rithy Panh adopte une autre démarche. Il est fort probable que tous ses films laissent transparaître, pour qui sait lire entre les images, la blessure biographique (le père, la mère, le travail esclave, la faim, la déshumanisation) derrière l’effort opiniâtre pour lever le voile de l’oubli. Pourtant ce n’est que récemment qu’il nous a livré son intimité mémorielle, avec L’Image manquante. Cette image qui manque n’est pas une seule image : elle croît et se multiplie, ou plutôt son entité s’évanouit à chaque fois qu’on tente de la saisir. Dans un décor naïf reproduisant des scènes chaleureuses saccagées par l’arrivée des bourreaux, Rithy Panh reconstruit les images, innombrables, qui ont manqué.

L’image manquante de Rithy Panh(2013, 92′)

Mais s’il en est une qui condense la distance abyssale qui le sépare de Vandy Rattana, c’est à mes yeux ce plan d’une figurine en argile déposée dans une fosse ouverte : des pelletées de terre tombent dessus pour la recouvrir, mais un trucage nous rend l’être en argile (n’est-ce pas la matière employée par Dieu pour modeler ce golem nommé Adam dans la Genèse ?) ; cet être qu’on ne peut inhumer. Inlassablement, telle une pulsion de mort, quelqu’un essaye de l’enterrer ; à chaque fois quelque chose résiste dans l’image et laisse de nouveau le cadavre à l’air libre. J’ignore si c’est l’image cauchemardesque qu’aurait pu concevoir un bouddhiste. Quoi qu’il en soit, je ne peux cesser de la voir : un corps frêle en argile, qui était vivant et à qui non seulement on a ôté la vie mais qu’on prive de la paix dans un cercle infernal.

Vicente Sánchez-Biosca, 2015