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Le visage fluctuant des victimes. Images de l’affliction au Cambodge (1975-2003)


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En parallèle à “L’Éloge de la terre” que le film de Vandy Ratanna, Monologue, a inspiré à Vicente Sánchez-Biosca, le magazine a également souhaité publier cet essai dans lequel l’historien entreprend une analyse détaillée de la production puis de la migration des mug shots (clichés anthropométriques) produits par les Khmers Rouges au centre de torture et d’exécution S-21. Ces images qui ont joué un rôle clé dans le processus d’identification, de répression et d’extermination de leurs nombreux ennemis par le régime, sont présentées depuis la libération du Cambodge par le Vietnam en tant qu’« images des victimes ». Dans son texte, Sánchez-Biosca examine les mécanismes qui les ont produites comme une étape fondamentale dans une chaîne, et par lesquels l’acte photographique se révèle dans le cadre d’une séquence qui a laissé une trace dans la photo elle-même. Enfin, il aborde la question des migrations subies par ces images : des musées et galeries aux institutions mémorielles, des ouvrages et bases de données virtuelles à la Cour criminelle.

L’article qui suit sera prochainement publié (dans une version augmentée) dans le prochain numéro de Témoigner. Entre histoire et mémoire, la revue pluridisciplinaire de la Fondation Auschwitz. À ce titre, l’auteur tient à remercier son directeur, M. Philippe Mesnard.

« Le temps est le milieu transparent où les hommes naissent,
se meuvent et disparaissent sans laisser de traces »
(Vasili Grossman, Vie et destin)

« L’homme en péril de mort, quand les conditions
le permettent, prend le parti de sympathiser
avec ceux qui le menacent »
(François Bizot, Le silence du bourreau)

Les victimes, entre le nombre et la tragédie

La visite d’anciennes prisons, de musées commémoratifs et de centres dédiés à la mémoire (à la suite de ceux consacrés à l’Holocauste) a familiarisé le touriste moderne aux catastrophes humaines, avec des galeries, des salles et des murs peuplés de portraits de victimes photographiées en buste ou en gros plan, dans certaines occasions de face et de profil, sur le modèle du bertillonnage 1 dans la seconde moitié du XIXe. De telles mosaïques suggèrent une synthèse particulière entre le singulier et le collectif, et leur disposition stratégique tend à profiter des avantages du premier sans sacrifier l’impact du second : si l’accumulation des portraits accentue la dimension statistiquement monstrueuse de l’acte criminel dont on se souvient dans de tels lieux, chaque image nous questionne comme s’il s’agissait d’un seul homme ou d’une seule femme. En parcourant du regard les vestibules, les couloirs ou coupoles ornées de photographies, on hésite entre embrasser le redoutable ensemble (où chaque victime devient de plus en plus petite jusqu’à frôler l’imperceptible) et nous soumettre au choc des yeux humains écarquillés qui nous scrutent depuis un instant funeste suspendu dans le temps.

Cependant, dans ces expositions, l’équilibre résiste assez peu et l’individuel cède finalement face au collectif. En réalité, aucun visage de ces impressionnants collages ne possède les proportions physiques nécessaires pour nous interpeler à échelle humaine, à savoir pour nous regarder en face à face. Ainsi donc, et malgré son intention synthétique, cette stratégie muséographique bicéphale finit par privilégier la nature massive du crime, son statut virtuellement génocidaire 2 au détriment de la tragédie personnelle. Est-ce par crainte de basculer dans l’anecdotique en rehaussant l’individuel, alors que mettre l’accent sur le nombre aggrave la faute des bourreaux et provoque une plus grande complicité d’esprit ? En réalité, ce sont les victimes telles qu’elles sont représentées qui sont étranges : bien que leur condition ne dépende pas de leur nombre, celui-ci augmente la présomption de souffrance de chacune d’elles… en même temps qu’il la dissout dans un absolu.

C’est dans cette perspective que fut conçu le Tuol Sleng Genocide Museum de Phnom Penh (Cambodge) depuis sa création par le gouvernement d’occupation vietnamien en 1979 pour dénoncer les crimes des Khmers Rouges (1975-1979). Cette ancienne école convertie en centre secret de détention et de torture était placée sous le contrôle direct de la police de la sécurité (Santebal) et sous l’autorité dirigeante du parti (Angkar) ; ses cellules furent destinées à gérer le nombre croissant de dissidents et de « traîtres » au régime dans le cadre des purges. Au fur et à mesure que le pays se fermait hermétiquement, à cause des échecs économiques du régime et des nouvelles menaces vietnamienne et soviétique, la paranoïa conspirationniste s’empara des dirigeants et Tuol Sleng, connu sous le nom codé de S-21 3, se transforma en l’un des centres névralgiques de la répression.

Cependant, en scrutant certains visages se trouvant dans les salles de l’actuel musée, nous observons que les yeux des détenus semblent habités par des émotions si hétérogènes qu’il est difficile de les démêler. Or, dans tous les cas, si nous y réfléchissons, le regard avec lequel ces êtres humains nous contemplent n’émane pas de leur condition de victime ; au contraire, il porte comme distillé en son sein, le statut de traître sous lequel ils ont été enregistrés par le cliché de l’appareil photo. Et à l’instant précis où ils ont dirigé leurs yeux vers l’objectif et qu’ils ont été capturés, ces êtres n’avaient rien de ce que nous leur attribuons d’office aujourd’hui – le statut de victime. Ils étaient justement tout le contraire : des coupables.

Ce qui est surprenant, en fin de compte, c’est le naturel avec lequel, sans aucune altération du contenu du plan, la condition attribuée à ces personnes s’est transformée en son contraire. Comment a-t-il été possible de passer outre le regard qui est à leur origine ? La scène, en revanche, se trouve historiquement bien documentée : le prisonnier, transporté en camion, souvent depuis très loin, était jeté par ses ravisseurs dans une salle où le bandeau qui lui couvrait les yeux, était arraché pour prendre le cliché 4. Ainsi, ce premier acte photographique a laissé une trace impérissable qui a traversé le temps : la photo elle-même. Aussi pauvre et insuffisante soit-elle, son examen est crucial pour comprendre le geste fondateur de l’archive : le regard qui l’a engendrée. C’est donc la collision soudaine de deux regards qui se joue dans cette photo survivante du détenu.

Ennemis : le regard fondateur

Au moment où elles ont été prises, ces photos identifiaient de redoutables ennemis, des suspects (plus tard, passés aux aveux sous la torture) espions du KGB ou de la CIA (ou des deux à la fois), saboteurs de la révolution ou infiltrés dans le parti. L’imaginaire khmer rouge fit du S-21 une prison de haute sécurité destinée, à la différence d’autres centres de torture qui ont existé dans le pays, aux hauts cadres tombés en disgrâce ; ce fut aussi le lieu de détention, en raison de leur relation avec le régime précédent ou de la paranoïa croissante d’Angkar, de nombreux prisonniers (y compris des personnes âgées, des enfants et des femmes) dont le destin les avait précipités dans la toile d’araignée du complot. On pourrait dire que S-21 fut le produit le plus authentique de la vision du monde des Khmers Rouges, de son ardeur à démasquer, ficher, réprimer et exterminer ses opposants. Mais pour la comprendre, cela requiert de pénétrer la logique archivistique de ses auteurs et sa fonction dans le processus de destruction, corrélat indispensable à la construction d’une nouvelle utopie. Se pose alors la nécessité de formuler quelques questions : comment s’opérait cette prise de photos ? Dans quelle séquence d’action s’inscrivait-elle ? Avec quelle intention documentait-on l’image du détenu sachant que celui-ci allait être nécessairement exécuté ? Dans quel but les a-t-on préservées ? Quels autres documents complétaient l’archive criminelle ? Sans y apporter de réponse, il demeure impossible de discerner le rôle de la photographie dans le processus et nous restons, par conséquent, désarmés face à une appropriation de ces images dans un autre sens.

Nous savons aujourd’hui que les prisonniers du S-21 étaient déjà condamnés à mort dès leur arrivée. L’acte photographique faisait partie d’une séquence comportant plusieurs phases qui s’enchaînaient dans un régime de causalité inexorable : détention et transport dans cette enceinte semi clandestine d’une cité déserte 5; fichage à partir de l’inscription du nom et assignation d’un numéro que l’on posait, en général, sur la poitrine du détenu ; photo instantanée avec laquelle ses yeux s’ouvraient subitement dans une lumière aveuglante ; par la suite, le prisonnier ligoté et mis aux fers, était transporté vers une cellule commune que l’on ne quittait que pour des interrogatoires. La durée variait en fonction de l’importance de l’accusé ou de sa résistance, mais elle était toujours minutieusement contrôlée, supervisée par l’efficacité du directeur, Kaing Guek Eav (alias Duch) qui notait scrupuleusement de sa main, les instructions favorisant l’obtention d’une confession satisfaisante ; une fois obtenue, sa parfaite retranscription décidait du moment de l’« élimination ».

Dans ce sens, l’acte photographique s’insère dans un enchaînement strict qui, s’il s’interrompait, menaçait la stabilité granitique du pouvoir khmer rouge. Considérées ainsi, les photographies obtenues n’archivaient pas des accusés ni des suspects, mais des coupables. Peu après, ces mêmes clichés étaient recoupés en petit format que l’on ajoutait à une fiche qui recensait la biographie criminelle de chaque prisonnier. On peut aisément conclure, au vu de ce qui a été exposé, que l’histoire du parti communiste cambodgien émanait précisément d’une succession de complots. Les archiver et les préserver permettait d’écrire l’histoire de la révolution, de ses opposants et des victoires conquises sur l’adversaire (Chandler 1996, 106).

Deuxième regard : un musée des horreurs

En janvier 1979, des forces vietnamiennes de la Septième Division entraient à Phnom Penh, remportant une offensive planifiée plusieurs semaines auparavant. Elles laissèrent sur leur chemin un climat apocalyptique que gravèrent les caméras et les appareils photo du reporter Ho Van Thay et de son équipe.

La situation géopolitique dans la région était devenue très complexe depuis 1977-1978 et elle allait s’aggraver encore dans les années qui suivraient en raison d’un équilibre de forces : la guerre vietnamo-cambodgienne se dénoua après la scission du bloc communiste (le Vietnam était l’allié de l’URSS ; les Khmers Rouges dépendaient du soutien chinois). Une fois la victoire vietnamienne remportée, les forces d’occupation mirent toute leur ardeur à démontrer que les crimes commis dans la Kampuchea Démocratique n’émanaient pas tant des communistes que des dirigeants sadiques dont les actes s’apparentaient au nazisme. L’opération n’était pas facile à orchestrer et il s’agissait de convaincre la communauté internationale. C’est pourquoi des journalistes des pays socialistes furent invités à Tuol Sleng, par la République Populaire de Kampuchea tout juste constituée. La stratégie vietnamienne s’attacha à ne rien masquer mais à construire un récit de condamnation sur les traces de la barbarie ; ce récit visait à éradiquer les Khmers Rouges de la famille communiste en les assimilant à une bande de criminels qui avaient mis en place le génocide de leur propre peuple. À cette fin, le nouveau gouvernement choisit une stratégie qui choquerait le regard et heurterait les esprits. Son résultat le plus ahurissant fut le Museum of Genocidal Crimes qui ouvrait officiellement ses portes en juillet 1980 6.

L’organisation du musée fut confiée à Mai Lam, directeur du Museum of American War Crimes à Ho Chi Minh City (1975). Alors même que Lam avait visité Auschwitz en quête d’inspiration, sa formule fut de faire appel au traumatisme de la vision, plutôt que de chercher la réflexion. Il s’avérait en cela fidèle au modèle expérimenté quatre ans auparavant dans l’ancienne Saigon, à savoir un musée des horreurs. En dépit du fait que la direction officielle de l’institution sollicita un survivant cambodgien, Ung Pech, Lam agit dans l’ombre comme éminence grise. Ainsi le musée prit le parti d’accentuer la dimension collective, mettant en valeur, d’autre part, des détails pour souligner l’aspect macabre (exposition d’objet de torture, préservation du lit métallique sur lequel on avait étendu le cadavre d’un homme sanguinolent, photos de victimes…). Son objectif visait à soumettre le spectateur à l’expérience pathétique du trauma, évacuant les éléments cognitifs, comme on peut le constater face à l’absence quasi totale de panneaux informatifs (Violi 2010, p. 38). Or, une double transformation s’est produite progressivement : d’une part, une ‘minimalisation’ des objets exposés, ceux-ci perdant peu à peu leur imposante matérialité ; d’autre part, l’ouverture d’espaces et des séances pédagogiques menées par l’initiative du DC-Cam visant à fournir des bases historiques plus rationnelles et moins viscérales, ceci coïncidant avec une période marquée par le discours de la justice transitionnelle et la réconciliation nationale. Rien ne traduit mieux le style choisi que l’exposition d’une carte gigantesque du pays, réalisée avec les squelettes des têtes des victimes où l’on a figuré les fleuves avec un mince fil rouge sang 7. Il est certain que d’autres stratégies complémentaires ont été éprouvées. En 1980, le peintre survivant Vann Nath qui avait sauvé sa vie grâce à son talent pour peindre des fresques de Pol Pot, fut recruté pour reproduire sur des toiles des scènes de vie en prison (Vann Nath 2008, p. 161 ; Tranche 2011). Ses œuvres qui mêlaient document et témoignage des horreurs de la vie au S-21 8, ont été conçues, de façon troublante, dans un style naïf et intégrées au musée ; l’année suivante, un autre survivant, Bou Meng, rejoignit l’équipe.

Les négociations diplomatiques, humanitaires et politiques furent nombreuses pendant le protectorat vietnamien. Les anciens Khmers Rouges, repliés dans la jungle, étaient toujours reconnus comme le gouvernement légitime du pays par les Nations Unies et les Etats-Unis. Le retrait vietnamien en 1989 n’a pas débloqué la situation : en 1991, les accords de Paris soutenaient un discours de réconciliation nationale en usant de la plus grande prudence lorsqu’il s’agissait de se référer aux crimes de la Kampuchea Démocratique. Cependant, au cours de ces mêmes années, d’autres initiatives furent entreprises qui porteraient leurs fruits à long terme : en 1982, les militants pour les droits de l’homme David Hawk et Gregory Stanton se mobilisèrent pour rechercher des preuves pour un éventuel procès des leaders khmers rouges ; le second fonda le Cambodian Genocide Project et Hawk, la Cambodian Documentation Commission. Des activités de cette nature, menées dans un premier temps dans l’ombre puis en pleine lumière, entrainèrent un changement de perspective qui se traduisit par un nouveau regard porté sur les êtres photographiés par la machine khmer rouge.

Regards, biographies, récits

Dans des coulisses de la diplomatie internationale, on entreprit donc une collecte consciencieuse de documents et une optimisation de l’information, toutes deux protégées par des projets universitaires et des initiatives privées (Caswell 2014, Hamers 2011). En 1988, Judy Ledgerwood, en collaboration avec John Badgley, mit sur pied le Cornell University’s Microfilming Project dont le but était de dresser un inventaire et de préserver les preuves abondantes retrouvées au S-21 laissées à l’abandon et courant le risque de disparaître. En septembre 1989, on autorisa l’enregistrement sur microfilms de la riche documentation disponible sur le site. Par ailleurs, en 1994, sur l’initiative de l’historien Ben Kiernan, l’Université nord-américaine de Yale fondait le Cambodia Genocide Program qui, en Janvier 1995, ouvrit un bureau à Phnom Penh : le Documentation Center of Cambodia (DC-Cam). A sa tête fut nommé Youk Chhang à la double nationalité cambodgienne et américaine, survivant du génocide ; il bénéficia des travaux déjà entrepris et fut le grand artisan des procès commencés en 2009. Malgré la difficulté de la tâche et le terrain miné, ce sont toutes ces initiatives qui permirent de porter leurs fruits : ainsi les menaces d’asphyxier la gestion de Tuol Sleng ou de fermer le musée se firent plus pressantes alors que les documents étaient soumis à une détérioration possible.

Dans cette atmosphère d’incertitudes, les photographes Chris Riley et Douglas Niven furent autorisés en 1993 par le gouvernement camdogien à nettoyer, cataloguer et développer de nouvelles copies des négatifs retrouvés dans le dépôt de Tuol Sleng. Au bout de trois années de restauration et d’inventaire, leur Photo Archive Group a ouvert de nouvelles perspectives pour connaître l’identité des victimes et porter un nouveau regard sur elles : examiner chaque photo, s’attacher, sur chaque visage, à relever une lueur de vie et enregistrer leurs différences, petites ou grandes, par rapport aux autres. Le témoignage ou le cinéma proposent d’autres stratégies, à partir de la littérature, et se fixent aussi pour objectif d’inverser le traitement collectif de la souffrance que les panneaux surchargés du S-21 avaient imposé. En isolant ou en accompagnant la photo d’autres documents biographiques, la victime recouvre, par un souffle fugace, le moyen de nous interpeler du fond d’une salle d’exposition, depuis la page d’un catalogue ou à partir des ombres en mouvement d’un film. D’une part, leur irruption dans les musées ou les expositions posait un défi moral : quelle est la limite de l’art lorsqu’il touche à la souffrance humaine ? (De Duve 2008) ; d’autre part, le récit permet de recomposer le tissu humain que les Khmers Rouges avaient détruit, en rassemblant les morceaux d’une expérience tragique, qui incarnerait le destin du pays. Dans ce sens, le cas de la jeune Hout Bophana est exemplaire : ses lettres d’amour la condamnèrent à mort. En somme, deux regards (émanant du musée ou du récit, qu’il soit littéraire ou cinématographique) sont concordants malgré les différents moyens d’expression. Leur recherche commune vise à nommer, représenter, penser un moment, à cette époque-là, exclu des manuels scolaires, loin du rayon d’action des tribunaux et échappant à une reconnaissance publique du deuil.

La récupération des négatifs a permis d’examiner attentivement ce qui était jusqu’alors passé inaperçu : la différence entre le cliché original et le recadrage des fiches des détenus où l’on avait supprimé le bruit de fond 9. Ainsi isolée et exposée dans un musée, la copie photographique suscite une perception distincte en raison de la visibilité des détails ; certaines personnes extérieures à la prison démentent, par exemple, le fait que toutes les photos étaient prises dans la pièce-laboratoire aménagée à cet effet : un détail-bruit, comme le bras d’un bébé apparaissant sur le bord inférieur d’une photo révèle que les femmes étaient photographiées avec leurs enfants ; un second détenu attaché à un autre, photographié, permet de comprendre comment ils étaient attachés entre eux… Tous ces fragments de scénographie, dans la mesure où ils permettent d’aller au-delà du simple portrait, enrichissent la connaissance du hic et nunc dans lequel avait lieu l’identification, et augmentent l’information sur ce qui se passait autour. Par conséquent, loin d’illustrer une histoire connue et documentée par d’autres moyens, les images lèvent le voile sur une salle obscure qui révèle une abondance d’éléments sur la structure même de la mort régie au S-21. Loin de Tuol Sleng, les visages humains se transformaient en fantômes projetés dans la pénombre d’un musée qui n’était autre que le lieu de leur supplice, les faisant apparaître alors comme des êtres errants, alors que l’exposition permanente de Phnom Penh vieillissait inexorablement. En dehors de leur lieu traumatique, chaque unité photographique exposée, par exemple sur un mur de la Gallery Three du MoMA ou au siège des Rencontres Photographiques d’Arles 10, peut être scrutée dans son irréductibilité grâce à leur agrandissement et à leur séparation de l’ensemble. En contrepartie, elle court aussi le risque de se voir canonisée en étant enveloppée dans une sorte d’aura ; la critique spécialisée ne lésina pas sur les reproches formulés à l’encontre des commissaires : l’un d’entre eux dénonçait leur insensibilité en voulant montrer les victimes comme si elles étaient contemplées par leur bourreaux, et en les présentant, de surcroit, comme des êtres en manque d’identité et d’origine. De pures icônes.

Un livre spécial vit le jour en 1996, à la veille de cette série d’expositions. Son titre était emprunté au film qui connut un certain succès en 1984, réalisé par Roland Joffe : The Killing Fields (intitulé en France La déchirure). Ses auteurs étaient précisément Riley et Niven 11. En utilisant les excellentes copies obtenues, l’ouvrage qui s’apparente à un catalogue propose une invitation à déambuler entre les visages des victimes disposés sur une pleine page ; les photos sont ponctuées par des photogrammes en noir et blanc qui prolongent la sensation de tunnel obscur qui n’est pas sans rappeler la contemplation hypnotique propre aux expositions, mis à part le contexte solitaire de la lecture. Face à ces apparitions, la méditation de Susan Sontag (2003, p. 69) prend tout son sens : « Mais ces Cambodgiens de tous âges, hommes, femmes, enfants, photographiés de très près, à mi-corps le plus souvent, ont pour toujours – comme dans Le Supplice de Marsyas de Titien, où le couteau d’Apollon n’en finit pas de descendre – le regard fixé sur la mort, l’imminence de leur meurtre, l’injustice qui leur est faite. Et le spectateur est dans la même position que le larbin qui tient l’appareil ; l’expérience donne la nausée».

Cependant, cette confrontation humaine a une contrepartie : son abstraction, son déracinement du lieu du trauma et l’arrachement de l’image à la documentation qui scellait le destin du sujet contemplé (confessions, notes, biographie y compris d’autres photos…). Il manquait précisément ce que les tentatives de Cornell, Yale et DC-Cam tâchaient de mettre en lien avec l’image durant ces années. Dans l’expérience que propose le livre The Killing Fields, annonçant le modèle des expositions, l’unique document réside dans la photo ; un regard isole le personnage, le retient dans le présent comme l’acte photographique le retenait dans le passé, l’arrache du processus de sa destruction et l’exile du théâtre de sa torture. Sa contemplation est sans nul doute douloureuse mais elle a quelque chose de transcendant.

Le regard de la loi

Le dossier des visages de Tuol Sleng a dû subir une dernière mue : ils devinrent la pièce maîtresse de l’accusation face aux tribunaux. Avec la constitution des Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens CETC), un vieux rêve devenait réalité : juger les dirigeants khmers rouges. Le premier dossier fut ouvert en 2009 contre celui qui avait été le directeur du S-21, Kaing Guek Eav, alias Duch. Dix ans auparavant, en 1999, un chrétien converti qui collaborait avec une ONG et répondait au nom de Hang Pin, avait été identifié par le photographe Nic Dunlop comme étant le terrifiant responsable de la prison. La résonnance du cas Duch (001) supposa une mise en scène insolite dans la vie cambodgienne, car la période sinistre se projetait sur le présent comme une mémoire traumatique. Il s’agissait, en tant qu’acte public, d’une reconnaissance officielle des victimes, reconnaissance orchestrée avec une couverture médiatique sans précédent, nourrie par une volonté de faire de l’action en justice un instrument de réflexion et, à plus long terme, de réconciliation nationale.

Sans abandonner d’anciens supports, ni rejeter les stratégies examinées dans ces pages, la victime du S-21 devenait la pièce maîtresse d’une accusation portée par les voix des survivants, des familles et des témoins, comme si ce regard humilié par les geôliers s’élevait de ses cendres pour condamner, après leur mort, ces trois décennies. De plus, ce cheminement qui trouve son aboutissement au tribunal, entraîne dans son sillon d’autres domaines qui agissent comme des caisses de résonnance, au sein même de la société civile. Les mug shots passent ainsi entre les mains des personnes impliquées dans le processus de destruction (qu’ils soient accusés ou non), ils circulent par les cabinets d’avocats, de procureurs et arrivent jusqu’à la presse. Les médias, en particulier, multiplient de façon exponentielle le retentissement des mises en examen qui acquièrent alors une fonction singulière : servir de preuve pour un jugement pénal. Dans ce parcours, les photos sont accueillies par les familles qui exercent une sorte de sauvetage mémoriel.

Il est fort probable qu’une image puisse synthétiser la nouvelle fonction des photographies des torturés au S-21, à savoir : celle où les images des victimes glissent entre les mains de celui qui fut son directeur, comme si elles l’interpelaient. Prises délibérément par les appareils photo, ce choc des regards constitue une radicale métamorphose du premier regard : Duch, qui les a contemplées autrefois lorsqu’elles étaient collées aux fiches, pour déterminer le rythme des interrogatoires et des exécutions, les retrouvent maintenant, agrandies et en copie de haute qualité. Il essaie de se rappeler mais quelque chose s’est dissout dans son esprit au fil de ces trente et quelques années : son appétence à scruter les visages ennemis. En d’autres mots, entre ces deux regards portés par le même sujet, se déploie un abîme entre le statut des personnes observées, mais aussi dans le pouvoir de la contemplation. Regarder, c’était alors décider du rythme de l’anéantissement ; maintenant cela signifie en assumer la responsabilité. Dans une certaine mesure, le pouvoir du regard s’est inversé. Que Duch ait entonné le mea culpa en public, en implorant le pardon des victimes (sincère ou non), cela produit un changement dans le tissu social constitué autour du procès. Cependant, il ne peut y avoir de substitution, d’oblitération : dans ce changement a posteriori, tous les regards qui ont été, revivent comme un palimpseste qui surgirait en un instant pour se dissiper aussitôt. Ce sont des regards qui enferment à tout jamais les autres regards.

Le procès de Duch a constitué une brèche dans laquelle se sont engouffrées certaines consciences éclairées. L’anthropologue français François Bizot, retenu dans la jungle en 1973 et libéré par Duch de façon énigmatique, s’est senti interpelé par la détention de celui-ci ; il parvint à le rencontrer pour le questionner sur les motifs de cette grâce (Bizot, 2011). Le cinéaste Rithy Panh qui avait bâti son film S-21. La machine de mort khmer rouge (2003) sur cette figure démiurgique et néanmoins absente, s’est vu contraint de le rencontrer, de lui parler, de le filmer, se débâtant dans la toile serrée déployée par cet expert en interrogatoires. Ce fut seulement le montage de son film Duch, le maître des forges de l’enfer (2011) qui l’aida à apaiser l’angoisse générée par la stratégie de manipulation de Duch (Panh & Bataille 2011, p. 233-234). François Roux, un avocat militant pour la non-violence, accepta le défi de défendre le bourreau, à condition que celui-ci se déclarât coupable ; en effet, il nourrissait l’espoir d’ériger en infraction le délit d’obéissance, au lieu de le considérer comme une exonération de responsabilité. Un revirement inattendu de Duch et de son avocat cambodgien, Kar Savuth, expulsa Roux de la défense. Mais, nul ne s’y trompait : en interrogeant Duch, on sondait aussi ses propres zones d’ombre ; ainsi, tous savaient que Duch, comme Adolf Eichmann cinquante ans auparavant, nous parlait depuis le frontière instable qui sépare l’humanité de l’inhumain. Reconnaître (ou pas) en Duch – Roux l’a dit avec des paroles très justes – un de nos frères au sein de l’humanité. Tous ont constaté, avec une inquiétante étrangeté, leur échec et la cicatrisation difficile de leur conscience.

Il arrive à peu près une chose similaire du côté des victimes. Parmi les 12000 personnes qui périrent au S-21, se trouvait un nombre considérable de Khmers Rouges tombés en disgrâce, dont un certain nombre d’interrogateurs qui ont fini par être exécutés. Rien ne garantit donc que regarder ces visages revient à contempler l’innocence. C’est, en effet, ce que prouvent des dossiers comme celui extrêmement complet correspondant au Ministre de La Propagande Hu Nim, arrêté le 10 avril 1977, interrogé, torturé et finalement exécuté le 6 juillet 1977 (Chandler, Kierman & Chathou 1988). Cette zone grise, pour reprendre l’expression de Primo Levi dans Les naufragés et les rescapés au sujet de l’extermination des Juifs, acquiert, dans le cas de S-21, un sens plus inextricable et plus complexe encore. Personne ne peut ignorer ce no man’s land si l’on nourrit l’espoir et le projet d’une réconciliation nationale.

Artefacts, représentations, icônes

Les mug shots de Tuol Sleng figurent parmi de rares objets survivants du temps de la destruction. Les victimes ont disparu, seuls quelques ossements demeurent reconnaissables ; il reste des documents que la ténacité de certains transforme en preuve pour l’accusation, instrument de compréhension historique et exercice de mémoire collective. Les images anthropométriques recueillent, en revanche, les traits physiques, l’expression, le corps, les blessures des êtres qui ont subi la torture et la mort au S-21. Pour ce point précis, les photos sont en premier lieu, des objets sémiotiques que nous devons interroger à partir de leur code de figuration (l’échelle, l’angle, les proportions, le cadrage, la luminosité, le temps d’exposition…). Leur étude nous aide à penser comment les Khmers Rouges regardaient, et par là même, concevaient leurs ennemis. Mais cette représentation ne suffit pas à expliquer la force inépuisable des photographies. Un second niveau prend corps en elles : l’instant irremplaçable d’un choc de regards ; une étincelle qui enregistre ce que l’être qui se dresse face à l’appareil photo exprime en une mimique, consciente ou non, la dernière fois qu’il fut photographié, non pas avant mais pour mourir. C’est pourquoi l’acte photographique recèle quelque chose de performatif : plus que décrire un ennemi, il le crée ; plus qu’ouvrir une fiche de détenu, il est sa condamnation à mort 12. La photo nous ramène, alors, à l’instant mais elle draine aussi, autour de cet instant, tout ce qui arriverait plus tard. L’idée barthésienne qui définit toute photographie humaine à travers la redoutable certitude « il va mourir » n’a jamais été aussi pleinement portée.

Et cependant, ces photos sont aussi des objets. Elles s’oxydent et forment des dépôts au fil des ans, leurs négatifs sont réservés à la reproduction de copies nouvelles et plus contrastées que l’on agrandit à souhait pour faire parler le détail autrefois imperceptible ; ensuite encadrées, elles serpentent par les musées et galeries, se laissent caresser comme des reliques par les mains de ceux qui aimèrent les personnes photographiées et glissent, comme une contagion inquiétante, entre les mains des bourreaux. Ce sont des résidus de “vie nue” (pour reprendre la terminologie de Giorgio Agamben) qui, s’ils ressemblent à des fantômes se projetant comme un cortège funèbre dans certaines pages du web 13, prennent corps dans d’autres occasions, emplissent les espaces, se comportent comme des vestiges matériels du passé.

Dans un passage de Shoah (Claude Lanzmann, 1985), l’historien Raoul Hilberg prend dans ses mains une simple feuille jaunie : c’est une feuille de route – dit-il – d’un train de la mort. Y figurent les horaires précis, sont mentionnées le nombre de gares, énumérés les wagons, les unités – c’est-à-dire les corps – transportées. L’historien déchiffre méticuleusement les distances et les projette sur une carte imaginaire de la déportation ; il lit les indices cachés, comme ces deux lettres – LZ (leer Zug, train vide) – qui occultent un concentré de crime pour faire allusion à un train dont les wagons ont été déchargés à Treblinka, et revient vide. Hilberg n’interprète pas seulement le document ; il colmate ses lacunes, perfore son impénétrabilité bureaucratique et fait parler ses silences. Pourtant, ce qui fascine le plus ce chercheur spécialiste de l’Holocauste, c’est le fait de se trouver face à un original, dont il a été tiré autant de copies que de fonctionnaires qui étaient impliqués dans le processus. Comme il est authentique, il est passé par les mains d’un fonctionnaire de la déportation et c’est seulement par ce papier qu’il a pu remplir son devoir. En d’autres termes, avant d’être un document de ce qui s’est passé (de ce qui a été subi), cette feuille fut un ordre écrit, un écrit performatif : il ne relate pas, il produit. Le posséder, le toucher, au moment même où on le déchiffre, c’est se placer dans l’espace du bourreau, l’accompagner dans son processus mental, lui arracher, même si cela arrive trop tard, son arme de destruction.

Les photos de Tuol Sleng sont des tissus d’informations qui nous livrent l’identification des détenus et ces images doivent être aussi analysées en tant que telles, on doit ainsi en déduire leur hors-champ, reconstruire ou presque imaginer ce qui se devine à peine sur le bord du cadre 14. Ce sont, d’autre part, des actes qui ont transformé un être en coupable et l’ont poussé vers une chute qui ne doit rien au hasard. Mais ce sont également, enfin, des vestiges matériels arrachés au monde obscur des Khmers Rouges, des objets façonnés par eux, recadrés, examinés attentivement, commentés, inventoriés, manipulés. Il demeure encore en eux quelque chose du bruit et de la fureur de celui qui les a produits, du frisson de celui qui, innocent ou non, les a subis. Comme autant d’objets qui peuplent les musées de guerre, ce sont des fétiches pour les uns, une matière douloureuse qui pénètre les chairs meurtries pour d’autres, tâchons de faire ce que nous pouvons avec eux sans jamais parvenir à réduire leur cri au silence.

Vicente Sánchez-Biosca
Je tiens à remercier Ben Kierman (Yale University) pour son amabilité à répondre à tant de questions et m’ouvrir autant de pistes. Le King Juan Carlos I Center de la New York University (et sa directrice Jo Labanyi) m’a donné l’opportunité, alors que j’étais en charge de la chaire de Spanish Culture and Civilization (hiver-printemps 2013), d’organiser le colloque The Desire to See : the Production and Circulation of Images of Atrocity (avril 2013).

Liens

Exposition “Vandy Rattana. MONOLOGUE”
Revue Témoigner. Entre histoire et mémoire.

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Notes

References[+]