Notes sur Vandy Rattana et la question
de l’art contemporain au Cambodge.
I.
Lorsque s’écrira l’histoire de l’entrée d’« artistes cambodgiens » dans l’arène de l’art global, la Documenta 13 organisée par Carolyn Christov-Bakargiev en 2012 offrira probablement le jalon historique idéal, la matrice dont l’archive éclairera la façon dont avait été débattues les problématiques de représentation de l’histoire récente du Cambodge et de la formation de son identité dans un espace trans-nationalisé. Ceci, dans un contexte de culture visuelle mondialisée et de circulation fluidifiée et accélérée des personnes et de l’information. En effet, la triple contribution cambodgienne à la méga-exposition quinquennale, articulait admirablement la façon dont l’hétérogénéité des pratiques artistiques non-occidentales, avec les spécificités historiques et culturelles qu’elles mobilisent, prennent part à la redéfinition de l’art – de son discours, des ses objets, de ses frontières disciplinaires – et à l’élargissement de son telos.
Ces déplacements épistémologiques caractéristiques du circuit mondial de l’art contemporain depuis une trentaine d’année 1, se déploient dans la confrontation de l’histoire de l’art aux « visual studies », à l’anthropologie et aux études postcoloniales, et peuvent donc être éprouvés à travers des dispositifs curatoriaux renégociant les catégories de « local » et de « global » et postulant la reconnaissance d’une pluralité des « modernités » ainsi que des subjectivités artistiques du Sud. Aussi, la présentation à Kassel d’œuvres de Vann Nath (peintre rescapé du centre de torture Khmer Rouge S-21 qui doit sa survie au fait d’avoir été le portraitiste de Pol Pot, devenu la mémoire picturale à travers ses œuvres figuratives des crimes commis dans cette ancienne école), de Sopheap Pich (plasticien représentant de la diaspora khmère aux Etats-Unis, connu pour son travail d’actualisation du vocabulaire sculptural moderniste dans des structures en rotin, par ailleurs l’artiste cambodgien le plus présent à l’international) et de Vandy Rattana (une photographie de sa série des Bomb Ponds (2009) qui documente les cratères produits par le bombardement intensif du Cambodge par les Etats-Unis entre 1964 et 1973 était exposée au Fridericianum) constellaient ces problématiques sur un plan de différentiation spécifique à l’« histoire de l’art » du Cambodge. À cet égard, comme l’a souligné Jacques Rancière, les grandes expositions internationales constituent aujourd’hui l’un des sites où les logiques analytiques et discursives de la tradition critique, sous la forme d’énoncés curatoriaux basés sur la dénonciation et le dévoilement de problèmes sociaux et politiques, sont déployées avec la plus grande ardeur 2. Dans le cas du Cambodge, ceci se traduit par l’impératif de commémorer le génocide perpétré par les Khmers rouges 3. L’anéantissement des artistes, des intellectuels et de toute trace d’activité culturelle antérieure au régime de Pol Pot par ses troupes, entre 1975 et 1979, a eu pour conséquence que l’unique production visuelle de cette période fut produite par les Khmer rouges eux-mêmes, à l’instar de films de propagandes ou des tristement célèbres « mug shots » des prisonniers de S-21 4. Ce moment de l’histoire du Cambodge est invariablement interprété comme une rupture. C’est donc sur une double absence – absence d’art et d’histoire de l’art propre car abruptement interrompue – et en relation à la demande critique du devoir de mémoire qu’opère l’art contemporain cambodgien, en s’engageant vis-à-vis de cette expérience temporelle discontinue et d’un récit historique qui ne peut restituer le social, le politique et l’esthétique que par fragments.
II.
Le Cambodge et son image sont pris entre “deux T” 5: celui des temples (d’Angkor Wat) et du trauma (collectif), qui constituent à la fois l’horizon déterminant comme celui à s’approprier voire dépasser pour l’art contemporain. Ayant visité Angkor Wat en 1958, puis donné un cours sur l’art khmer (auquel Robert Morris avait assisté), Ad Reinhardt publie un essai intitulé « Angkor and Art » dans un catalogue d’exposition de la Asia House Gallery, qui déjà à l’époque exprimait la prépondérance quasi totalisante d’Angkor dans la culture et l’image collective du pays : « La civilisation khmère n’a en rien contribué à la civilisation sinon par l’Art. Il est encore plus vrai du Cambodge ancien que de tout autre pays que “l’unique” fait de son histoire est son histoire de l’art. […] Angkor est un des “événements” ou “happenings” les plus important dans l’histoire de l’Anti-art. Aucun autre endroit de la planète ne rassemble autant d’Art au milieu de tant de végétation, autant de formes classiques suffoquées par tant de matière romantique » 6.
Si l’exaltation de Reinhardt et le fait qu’il ramène les constructions de la capitale médiévale khmère à des procédés relevant du modernisme et de l’art d’après-guerre américain, méritent certes d’être relativisés, l’hypothèse que l’on peut faire à partir de cette observation d’une indistinction, du moins d’une certaine intrication, entre l’histoire du Cambodge et les dispositifs qui articulent l’architecture comme forme d’organisation matérielle et symbolique de l’espace, du politique, du social et de l’esthétique, me paraît productive pour penser l’histoire cambodgienne dans sa matérialité. Nous retrouvons cette façon de penser dans la formulation par l’architecte et théoricien Eyal Weizman de « politique plastique » (political plastic). Pour Weizman « […] les événements historiques sont inscrits dans l’organisation matérielle. Par conséquent, nous serions en mesure de glaner à partir de l’enquête forensique (forensic investigation) des espaces et des traces matérielles, ainsi que les histoires qui les ont produites et dans lesquelles elles sont enchevêtrées. La question est alors la suivante : comment l’histoire s’inscrit-elle dans des productions spatiales ? » 7.
La littérature produite depuis la fin de l’occupation vietnamienne et la mise en place d’un gouvernement provisoire sous l’égide de l’ONU en 1991, principalement dans le contexte d’initiatives émanant d’ONG ou d’organisations internationales, qui couvre la période de l’Indépendance en 1954 à aujourd’hui dans le but d’historiciser l’ère dite « post-conflit », construit une histoire linéaire et une téléologie libérale. Cette dernière déploie un motif utilisé de façon peu critique dans le milieu du développement au Cambodge, découpant l’histoire contemporaine en ères pré-conflit, du conflit et post-conflit 8, cette dernière étant assimilée à « l’ouverture au marché et l’entrée dans le mode du développement et du progrès » 9.
Comme le souligne justement Pamela Corey, une historienne de l’art spécialiste de l’Asie du Sud-Est, ce type de récit historique indexé au discours de l’aide au développement a orienté une bonne partie des projets culturels menés au Cambodge ces dix dernières années. Elle perçoit ainsi la démarche des artistes du collectif Stiev Selapak 10 formé autour de l’espace d’art Sa Sa Bassac, et plus particulièrement celle de Vandy Rattana, comme répondant au « climat archivistique de l’âge de la restauration » tout en maintenant une distance vis-à-vis du discours des organisations non gouvernementales et internationales 11.
III.
De la série Bomb Ponds (2009) déjà mentionnée, en passant par The First Rise (2008) – travail de documentation photo-journalistique en noir et blanc de la construction de la première tour à Phnom Penh – jusqu’à Monologue (2015), nous pouvons bel et bien observer un « élan archivistique » à l’œuvre, « un besoin de documenter et parfois de contester la notion de vérité dans ses projets photographiques » 12. Or, au-delà d’une archive qui proposerait une vision alternative et personnelle de l’histoire, les notions de « politique plastique » me paraît plus à même de saisir les logiques spatiale, stratigraphique et cartographique opérant dans son travail, sans que ce dernier ne s’y réduise. « L’année 1978 s’est manifestée ici. / Mon père a établi un plan détaillé pour que je puisse te trouver au nord-ouest du pays. / Et il m’a aussi dit que tu vivais sous l’un des deux manguiers. » Ce commentaire en voix-off de l’artiste qui accompagne le premier plan de son film Monologue – un plan fixe sur un champ peuplé de quelques arbres en arrière-plan, dont les deux manguiers en question – méditation sur la vie d’après la mort de sa sœur, qu’il n’a jamais connue 13. Le lieu où demeure sa sœur a été indiqué par une carte griffonnée de mémoire par son père, qui paraît improbable à l’artiste. Ici, la carte n’est pas le territoire, diraient les lecteurs de Jorge Luis Borges. Plus tard dans le film, au vingt-neuvième plan, nous apprenons que « l’épanouissement de ces deux manguiers Pum Sèn est dû exclusivement aux engrais humains de ces 5000 âmes ». Par contre, et comme pour Bomb Ponds et The First High Rise, il est moins aisé de déclarer que « la carte n’est pas le film » 14, pour reprendre une expression de Tom Conley. En effet, vu dans son ensemble, le travail de Vandy Rattana produit sa propre cartographie. Celle-ci circonscrit une géographie, qui tout en relevant de l’histoire collective du Cambodge, ne relève pas du récit officiel, et identifie les inscriptions et traces matérielles, spatiales et plastiques d’événements politiques. Les Bomb Ponds apparaissent alors comme les témoins stratigraphiques de la guerre du Vietnam ; Monologue comme géologie des camps de travail Khmers rouges ; First High Rise comme manifestation architecturale de la redéfinition de Phnom Penh au sein du capitalisme global.
De plus, Monologue effectue un autre geste de nature cartographique, qui signale l’existence de l’œuvre elle-même sous une autre forme. En effet, Monologue est non seulement un film (exposé en musées et galeries suivant la convention du « black box »), mais aussi un livre 15. La publication ne contient aucune image, seul le texte y est reproduit, les pages répliquant l’ordre des plans. Cette stratégie, qui rappelle certaines opérations des avant-gardes historiques et des néo avant-gardes européene et américaine, rassemblées sous les termes de « cinéma par d’autres moyens » ou de « cinématisme » 16, postulent l’existence du cinéma au-delà de son support traditionnel, sans appareillage d’enregistrement ou de projection et en-dehors des salles obscures. De façon comparable, son travail de documentation de l’histoire cambodgienne invite à déplacer notre regard, vers les sites concrets où une autre archive se matérialise grâce à lui. Ainsi, sans aucun messianisme, ni utopisme illusoire, Vandy Rattana nous montre véritablement qu’un autre monde est possible et que celui-ci existe déjà, mais que son histoire, elle, reste à écrire.
Adeena Mey, 2015
References