— La parole à…
Mirna Boyadjian : « Taryn Simon. D’une archéologie du social à une esthétique du dévoilement » [3/4]


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An American Index of the Hidden and the Unfamiliar 1 (2003-2007), propose d’explorer ces structures qui échappent à notre expérience du quotidien pour y sonder ce que recèlent les profondeurs de l’espace social américain. Élaboré sur une période de cinq ans, le projet se consacre à la recherche et à la mise en visibilité de sites, de groupes, d’objets et de pratiques, lesquels ont pour caractéristique d’être inaccessibles, méconnus ou tout simplement inimaginables par la population. À travers cette entreprise de « révélation » (Baqué, 2008 : 98), l’artiste aborde une variété de sujets relevant des diverses sphères de la société américaine – la religion, l’environnement, la science, le gouvernement, la sécurité et le divertissement 2 (Lange, 2008 : 3) – comme par exemple, l’hyménoplastie, une pratique de la chirurgie esthétique consistant à reconstruire l’hymen; l’édition en braille de la revue Playboy; les comestibles saisis aux douanes américaines de l’aéroport J.F Kennedy à New York; etc.

Hymenoplasty
Cosmetic Surgery, PA
Fort Lauderdale, Florida

 

La patiente photographiée ici a 21 ans. D’origine palestinienne, elle vit aux États-Unis. Afin de répondre aux attentes culturelles et familiales quant à sa virginité au moment du mariage, elle a subi une hyménoplastie. Sans cela, elle craignait d’être rejetée par son futur mari et d’attirer l’opprobre sur sa famille. Elle s’est rendue secrètement en Floride où l’opération a été réalisée par un chirurgien esthétique qu’elle avait trouvé sur Internet, le Dr Bernard Stern. L’hyménoplastie sert à reconstruire la membrane qui recouvre partiellement l’ouverture du vagin, l’hymen, s’il a été rompu. Cette intervention est réalisée sous anesthésie locale ou générale, sans hospitalisation et en approximativement 30 minutes. Pour cette intervention, le Dr Stern facture 3 500 $. Il réalise aussi des nymphoplasties et des rajeunissements du vagin.

An American Index of the Hidden and Unfamiliar, 2007
Tirage chromogène / 94,6 x 113,7 cm avec cadre
Courtesy de l’artiste © 2014 Taryn Simon


Cette recherche de l’invisible à laquelle s’emploie l’artiste entre 2003 et 2007 amène le spectateur à découvrir une dimension « autre » des États-Unis qui ouvre sur une redéfinition de l’identité nationale 3 en convoquant des interrogations relatives à la manière dont se forme notre connaissance du monde par l’image et le texte. Car, c’est à travers cet aspect incontournable de l’œuvre, soit celui de l’agencement de la photographie et du texte, que se dévoile cette dimension cachée des États-Unis, laquelle contribue à soulever des questionnements sur ce que nous savons du monde (en l’occurrence, les États-Unis). Ce projet vise à découvrir des espacesde la nation américaine qui se soustraient au regard de la majorité. Pour comprendre la proposition de l’artiste, il convient de considérer le contexte politique et social duquel elle émerge; celui-ci encore vivement marqué par les attentats du 11 septembre 2001. À cette époque, la politique étrangère instaurée par le gouvernement George W. Bush prévoit, entre autres, la recherche d’armes de destruction massive et de réseaux terroristes à l’extérieur de ses frontières (Schlenzka, 2010 : 62). Alors que tous les regards se tournent vers le Moyen-Orient, considéré comme une menace, et que débute l’invasion de l’Irak (rappelons déjà que celle-ci fut soutenue par une importante campagne de propagande et de désinformation) 4, l’artiste propose de sonder les replis de la société étatsunienne :

I chose to look inward at that which was integral to America’s foundation, mythology, and daily functioning. I wanted to confront the boundaries of the citizen both self-imposed and real, and confront the divide between privileged and public access to knowledge. It was critical moment in American history and global history when one felt they didn’t have access to accurate information (Simon, 2009).

La proposition de Simon s’inscrit donc en réaction vis-à-vis des orientations politiques du gouvernement, mais aussi à l’égard du contexte de production et de diffusion des médias dominé par des enjeux d’ordre économique et politique (intérêt partisan) qui influencent la réception de l’information (visuelle et textuelle). L’artiste explicite d’ailleurs sa position au cours d’un entretien accordé au quotidien britannique The Times : « It was a time when it felt like information wasn’t being accurately distributed […] There was also a public sense of paralysis, a feeling that you couldn’t actively participate, or see, or get to information on your own » (Falconer, 2009). Ce sentiment de limitation qui atteint son paroxysme après le 11 septembre avec l’adoption du « Patriot Act » 5 est concomitant au contrôle de l’information favorisé par des changements économiques et législatifs qui s’organisent au sein de la sphère médiatique dès la fin des années 1980. La prochaine partie vise à décrire l’émergence de ces changements et de leurs impacts sur le monde de l’information aux États-Unis afin de mieux saisir les conditions dans lesquelles l’œuvre s’accomplit.

Bref survol de la situation médiatique après le 11 septembre aux États-Unis

Comme l’observe Divina Frau-Meigs, sociologue des médias, le domaine de l’information aux États-Unis a subi d’importants bouleversements affectant la relation entre la production et la diffusion de l’information. L’auteure rappelle que « jusque dans les années 1980, un certain consensus s’était établi pour préserver le double jeu (de critique et de relais) des médias et la relative autonomie de la profession journalistique par rapport aux sphères du marché et du gouvernement » (Frau-Meigs, 2008 : 147). Or, dès 1987, sous l’administration Reagan, le gouvernement applique une série de politiques de dérèglementations 6 qui autorisent une centralisation des pouvoirs par la fusion de plusieurs entreprises. Cette stratégie s’inscrit dans la logique économique de profit en ce qu’elle préconise le libre marché. Dans ces circonstances, la production et la diffusion de l’information peuvent être assumées par un seul et même groupe qui détient désormais des stations de télévision, de radio, des magazines, des journaux, etc. 7, ayant pour conséquence le risque de porter atteinte à la diversité de l’information produite et diffusée.

L’historien de la photographie Clément Chéroux note d’ailleurs que : « Par-delà la baisse de qualité et l’uniformisation des contenus, la concentration des médias menace également la diversité d’opinion, sur laquelle est censé reposer le principe d’une presse indépendante et pluraliste » (Chéroux, 2009 : 46). Selon l’auteur, ce phénomène est aussi perceptible en matière de production et de diffusion des images. En s’intéressant à la représentation médiatique du 11 septembre à partir d’un corpus de 400 pages titres de la presse imprimée américaine, l’auteur observe un phénomène de répétition visuelle, s’expliquant par ce qu’il nomme une « éco-censure », à savoir un contrôle de l’information par un nombre restreint de diffuseurs qui s’opère « par le tamis de l’économie » (2009 : 44-49).

Ainsi, la réorganisation qui s’élabore à partir de la fin des années 1980 fragilise la sphère médiatique : elle la rend plus pauvre et indigente, soumise à des impératifs autres que la volonté d’informer. L’espace médiatique devient par conséquent plus exposé « à une certaine capture par le pouvoir politique » (Frau-Meigs, 2008 : 147) et de surcroît, à son instrumentalisation. C’est notamment ce qui se produisit après le 11 septembre avec le réseau Fox. Il n’est pas vain de mentionner que la plupart des chefs d’entreprises, à l’exception près de Ted Turner (CNN), s’allient au Parti républicain et partagent donc une vision commune. Or, la collusion entre le gouvernement en place et les médias atteint son paroxysme avec le réseau de diffusion Fox network, détenu par la News Corporation : un des cinq groupes américains propriétaire de la majorité des réseaux aux États-Unis. Pour la première fois en 2002, Fox voit son audience dépasser celle de CNN (2008 : 151). Tel que le note la chercheure, l’instrumentalisation des médias s’est confirmée après les attentats du 11 septembre avec la montée en puissance des médias soutenus par la Nouvelle Droite 8 (tel que le réseau Fox) et dont le gouvernement de George W. Bush est issu :

Cette instrumentalisation, explique l’auteure, s’est opérée par la mise en place d’outils de manipulation comme les fondations philanthropiques et les comités d’experts (think tanks). La Nouvelle Droite considère les médias comme des vecteurs de propagande politique. Ce n’est pas tant la visibilité médiatique qui compte, poursuit Frau-Meigs, que, par-delà cette visibilité, la possibilité de modifier les orientations politiques (Frau-Meigs, 2008 : 146-148).

Dérogeant au « modèle classique du journalisme américain, fondé sur la focalisation sur les faits (et non l’opinion), la contre-vérification des sources, l’objectivité et la confrontation entre experts, plus proche du fonctionnement de CNN » (2008 : 151), le réseau Fox adopte un modèle propagandiste, visant à influencer l’opinion publique en faveur de l’intrusion des États-Unis en Irak ou dans les pays considérés comme une menace. Ainsi, le réseau emprunte un discours patriotique qui vise à « émouvoir » par la mise en valeur d’un sentiment communautaire et d’une certaine forme d’engagement de la population au détriment d’une couverture objective de ce qui passe sur les territoires occupés par l’armée américaine. D’un côté, la mise à distance de l’actualité internationale contribue à accentuer le sentiment d’isolement et de l’autre, renforce le désengagement de la population (2008 : 147-154). En somme, la rhétorique patriotique dans les médias contraste avec la réalité inquiétante au sein de laquelle sont plongés les citoyens américains.

En regard de ce phénomène qui se consolide à la suite du 11 septembre, An American Index peut être compris comme un acte de résistance, vis-à-vis de l’hégémonisme et du monolithisme du discours médiatique (Chéroux, 2009 : 53) confortés par le « Patriot Act » et les conceptions triomphantes de l’Amérique. En conférant une visibilité à des réalités qui n’en ont guère dans l’espace public américain (Batchen, 2007 : 60), Simon procède à un renversement. Métaphoriquement, l’enquête menée par l’artiste visant à rechercher et à pénétrer des réalités cachées reflète la démarche des États-Unis sur le terrain à l’étranger. Dans le contexte du projet, les États-Unis deviennent la cible, le terrain étranger susceptible de renfermer des secrets qu’il s’avère nécessaire de prospecter. Ce regard porté sur la nation renverse les effets du discours patriotique, soit d’accentuer le sentiment d’isolement et le désengagement de la population. Ce faisant, Simon recompose l’imaginaire étatsunien sur la trame d’un certain désenchantement qui, du reste, n’est pas sans refléter le climat ambiant.

Exploding Warhead [Explosion de missile]
Test Area C-80C
Englin Air Force Base, Florida

 

Le film montre le test d’un missile MK-84 IM
(Insensitive Munition) réalisé au Centre d’armement de la Base aérienne d’Englin par le 780e Escadron de la 46e Escadrille d’essais afin de rassembler des données sur la vélocité du souffle et de la fragmentation d’une nouvelle tête explosive expérimentale. Ce centre est
responsable du développement, de l’expérimentation et du déploiement de toutes les armes aéroportées conçues aux États-Unis. Pour l’opération Liberté en Irak, il a triplé sa production de bombe JDAM (Joint Direct Attack Munition). Ces images ont été filmées au moyen d’un séquenceur à distance qui a fait exploser le missile depuis un bunker de contrôle. Elles proviennent d’un enregistrement effectué sur du matériel gouvernemental identifié comme tel.

An American Index of the Hidden and Unfamiliar, 2007
Film Kodak 72 mm, 1’08’’, en boucle
Dimensions variables
Courtesy de l’artiste © 2014 Taryn Simon


(En)quête de vérités
et images insondables

L’artiste adopte une démarche qui s’apparente à celle d’un enquêteur chargé de débusquer et d’accéder à des mondes secrets dans l’objectif de les dévoiler au public. Pour concevoir les 62 photographies légendées qui composent la série, l’artiste doit solliciter des autorisations et se soumettre à des formalités pouvant se montrer laborieuses et parfois même aboutir à des refus comme ce fut le cas pour la Maison-Blanche, le Camp David, le Judge Rotenberg Centre et la compagnie Walt Disney 9 (Falconer, 2009). Il n’existe pas de formule passe-partout et, conséquemment, chaque enquête demande un processus spécifique, d’où l’exigence et la longue durée du projet. D’après l’artiste, la phase préparatoire de recherche représente 90 pour cent du temps consacré à la constitution du projet (Simon, 2009). Le travail de collaboration avec des experts, la réalisation d’entretiens, la prospection des lieux, l’écriture des textes descriptifs que l’artiste produit avec des chercheurs et des rédacteurs renvoient à des procédures du journalisme d’investigation (James, 2009 : 134), celui-ci en déclin depuis les années 1990 (Baduel, 1993 : 266).

De par sa démarche rigoureuse explicitée notamment dans ses discours 10. L’artiste se voit accorder une position d’expert comme l’observe Christy Lange : « She hasn’t just photographed these sites, she has become an expert on each one, and we trust her expertise implicitly » (Lange, 2008). Or, comme on le verra, cette figure de l’artiste en expert s’actualise à travers l’œuvre sous l’effet d’un emprunt à la rhétorique scientifique, qui se manifeste autant par le réalisme esthétique de l’image et la présence du texte descriptif que par la mise en espace de l’œuvre.

La production photographique de Taryn Simon correspond à une esthétique que plusieurs critiques, dont Homi Bhabha, Salman Rushdie, Sarah James et Geoffrey Batchen, qualifient d’hyperréaliste. Comme on l’a déjà souligné dans le premier chapitre, l’utilisation d’un appareil grand format permet une exacerbation des détails autrement imperceptibles, ce qui dote l’image d’une précision hyperréelle et d’une texture. Du reste, l’effet s’en trouve accentué par la grande dimension des tirages, incitant le regard à scruter les images d’un peu plus près. Cette esthétique hyperréaliste des photos, en exhibant les plus infimes détails, ceux qui échappent à l’œil nu, recoupe l’effet de révélation et de découverte que produisent les images sur le spectateur au moment de la lecture des légendes. Le contexte pragmatique de l’œuvre y participe également. Comme le rapporte Geoffrey Batchen : « Simon turned the gallery space into a self-contained laboratory, with the walls repainted Super White rather than their usual cream and lighting turned up, at the artist’s insistence, to seven times its normal level » (Batchen, 2007: 60). Ceci concourt à pressentir la volonté de mettre en lumière, d’éclairer quelque chose qui ne l’est pas et par conséquent, d’offrir au spectateur une expérience de découverte qui peut ressembler à celle d’un scientifique découvrant un phénomène nouveau.

Les photographies que Simon rapporte de son périple deviennent des pièces à conviction. Elles témoignent à la fois de l’enquête (du processus menant à l’accès) et de l’existence de ces réalités, et ce, même si les images en disent si peu d’elles-mêmes, sans les textes qui les accompagnent. Le pouvoir d’attestation des photos ne relève pas de leur contenu, et c’est bien cet apparent paradoxe qui fait la force de l’œuvre de Simon. En ayant recours à des stratégies de persuasion qui vont à l’encontre de celles dont use la presse pour manipuler l’opinion publique : comme l’image spectaculaire qui, en apparaissant tout dire au premier coup d’œil, ne suscite aucun désir chez la personne qui la voit d’en connaître plus, Simon tend à restituer une crédibilité à l’image photographique en réhabilitant sa fonction heuristique.

Dans la majorité des clichés, l’intervention de l’artiste reste imperceptible comme le soulève Sarah James : « While her images appear to offer the most objective image, seventy-five percent of a large number her pictures are the product of her aesthetic intervention » (James, 2009 : 134). Cette procédure, plutôt que d’orienter la lecture, ouvre à toutes les interprétations possibles en sollicitant l’imaginaire du spectateur. À l’inverse de l’esthétique du photoreportage qui se définit par une « forme de proximité et d’une présence manifeste dans l’image par des modifications intentionnelles et perceptibles dans le processus photographique » (Morel, 2008 : 105), les photographies créées par Simon présupposent une distance qui tend à exprimer l’impossibilité, pour la photographe, de saisir ces réalités. Cette expérience de la distance, ce réel insaisissable, est certes transmise par les photographies de Simon, mais elle est aussi ce qui rapproche peut-être le plus l’artiste du spectateur en révélant essentiellement la condition inévitable de toutes les expériences du regard, de la perception.

D’un point de vue philosophique, Jacques Rancière a cerné une condition essentielle de notre expérience de la photographie en disant qu’elle était comme « de purs blocs de visibilité, imperméables à toute narrativisation » (Rancière, 2003 : 20). Ce que dit le philosophe semble parfaitement correspondre aux images de Simon, affichant dans certains cas une abstraction déconcertante comme par exemple l’accumulation de déchets médicaux infectieux photographiée au Centre de traitement Sanitec. Avec sa surcharge d’objets pêle-mêle aux couleurs variées et aux formes irrégulières qui donnent (vue à distance) l’effet procuré par la technique du dripping, l’image évoque une toile abstraite de l’Action Painting. Il en est de même pour l’image des capsules de déchets radioactifs dessinant la carte des États-Unis : des unités cylindriques desquelles jaillit une lumière éclatante et bleutée sont parsemées ici et là sur un fond noir opaque. Ici, l’abstraction résulte de la prise de vue (zoom extrême, cadrage spécifique, etc.) ne permettant pas au regardeur d’appréhender le contexte pour lui offrir des pistes d’interprétation.

Rien dans ces photographies ne laisse en déchiffrer le sens par rapport au sujet désigné. Le spectateur est amené à percevoir des formes, des lignes, des courbes, des couleurs, etc. En fait, ce caractère énigmatique des images tend à appuyer la proposition de l’artiste, répondant à une logique tautologique qui pourrait se traduire en ces termes : voici l’inconnu, le caché. Si au moyen de la photographie l’artiste fournit une visibilité à ces réalités enfouies, ce n’est que pour exacerber les limites de leur appréhension, l’accès limité de notre regard, puisque, prises seules, elles ne permettent pas de découvrir ces mondes, de les comprendre, de les rendre signifiants. Les photos « sont d’inépuisables incitations à déduire, à spéculer et à fantasmer » (Sontag, 2008 : 42) et, pourrait-on ajouter dans le cas qui nous concerne, « à dépayser ». Somme toute, l’aspect énigmatique des images intrigue le spectateur et l’incite à découvrir ce qui est représenté.

NGC 281, The Pacman Nebula
Kitt Peak National Observatory
Tohono O’odham Reservation, Arizona

 

NGC 281 est une nébuleuse stellaire située à environ 9 500 années-lumière de la Terre. Elle a été photographiée au moyen d’un télescope depuis l’Observatoire de Kitt Peak, où se trouve la plus grande collection de lunettes astronomiques au monde. Kitt Peak est une division de l’Observatoire d’astronomie optique national. La concurrence entre les astronomes qui souhaitent pouvoir l’utiliser est extrêmement rude. Une commission de leurs pairs décide ou non de leur accorder le créneau horaire pour lequel ils ont postulé. Une fois l’autorisation reçue, ils sont placés sur liste et doivent attendre des mois, parfois des années, avant de pouvoir accéder aux télescopes. Kitt Peak est considéré comme l’emplacement optimal pour l’astronomie optique nocturne et infrarouge ainsi que pour l’observation diurne du soleil aux États-Unis.

 

An American Index of the Hidden and Unfamiliar, 2007
Tirage chromogène / 94,6 x 113,7 cm avec cadre
Courtesy de l’artiste © 2014 Taryn Simon

 


À quelques rares exceptions, les photos manifestent des signes reconnaissables de la culture américaine. Ceci engendre une expérience, où le spectateur est amené à décoder les signes qu’il reconnaît et à s’imaginer l’enquête qui a mené à la prise de vue. Tel est le cas, par exemple, de la représentation de quatre hommes se tenant dans un décor dépouillé; à l’exception de deux carabines de chasse et deux drapeaux tout près d’eux. Il est possible de reconnaître le « drapeau confédéré », devenu un symbole du racisme et de l’esclavage. De plus, l’emblème du Ku Klux Klan est apposé sur le costume de l’un d’entre eux et sur le foulard qui couvre le visage d’un autre. Ces indices éveillent la curiosité du spectateur. S’agit-il véritablement des membres du KKK encore actifs? Cette organisation n’est-elle pas clandestine? Comment l’artiste a-t-elle pu les photographier sans leur masque, brisant ainsi l’anonymat qui les caractérise en montrant leur visage. Il reste que malgré la reconnaissance de ces signes, le spectateur se heurte à l’opacité de l’image et par conséquent, à une pluralité de sens possibles.

L’image et son (con)texte

Tandis que les images paraissent, à première vue, discordantes en raison de la diversité figurative, les textes d’accompagnement affirment une logique implacable. Ces notices descriptives, empruntant à l’apparente objectivité de l’écriture encyclopédique (Lange, 2008), précisent  la nature de ces « espaces », autrement impénétrables bien qu’intéressants d’un point de vue esthétique en raison de leur aspect énigmatique. Ces textes d’environ 120 à 150 mots dérogent à la concision habituelle des légendes qui accompagnent généralement les œuvres tant par leur contenu exhaustif que par leur forme. L’artiste privilégie un ton objectif, un vocabulaire précis et spécialisé, fournit des chiffres et des dates. Tous ces détails et autres faits spécifiques attribuent au texte une valeur documentaire, une véridicité. L’écrit semble exempt de subjectivité ou de procédés stylistiques tout comme l’image d’ailleurs. Or, le texte pourrait contenir des données fictives, mais on s’en remet à l’accès privilégié de l’artiste, à son « expertise » (Lange, 2008).

Cryopreservation Unit
Cryonics Institute
Clinton Township, Michigan

Cette unité de cryoconservation conserve les corps de Rhea et d’Elaine Ettinger, mère et première épouse du pionnier de la cryogénisation, Robert Ettinger. Auteur de L’Homme est-il immortel ? et de Man into Superman, ce dernier est toujours en vie.
L’Institut de Cryogénie propose des services de cryostase (congélation) intervenant après la disparition de personnes ou d’animaux domestiques. Ce procédé est pratiqué dans l’espoir que les progrès futurs de la science, de la technologie et de la médecine permettront de prolonger la vie. Le cas échéant, les membres de l’Institut espèrent être réveillés pour mener longtemps encore une existence en parfaite santé, sans être affectés par la maladie ou le processus du vieillissement. La cryostase doit débuter immédiatement après le constat légal du décès. Le corps de la personne ou de l’animal domestique reçoit alors une injection de substances antigel avant d’être rapidement refroidi à une température stoppant net la décomposition physique. Le processus coûte 28 000 $ s’il a été prévu bien à l’avance, 35 000 $ s’il doit être réalisé dans un délai plus court.

An American Index of the Hidden and Unfamiliar, 2007
Tirage chromogène / 94,6 x 113,7 cm avec cadre
Courtesy de l’artiste © 2014 Taryn Simon


L’usage de déterminants et de noms propres dès les premières phrases du texte établit un rapport d’interdépendance entre l’image et l’écrit : « The patient in this photograph is 21 years old; The bears in the photograph are part of the West Virginia Division of Natural Resources Black Bear Research and Monitoring Project; This flask contains Human Immunodeficiency Virus (HIV) ». Ce que montre Simon à travers ses images ne pourrait être révélé par les mots et, à l’inverse, ce qui est dit –dans une écriture excluant toute hypotypose – ne pourrait être imaginé visuellement. Nous savons peut-être que la cryogénisation constitue une procédure visant à conserver les corps humains dans l’espoir de pouvoir un jour les réanimer suivant les avancées scientifiques. Mais rares sont ceux qui ont vu cette sépulture. L’image montre une structure blanche au bout arrondi. Soutenue par une armature de bois, elle est inclinée à un angle d’environ 65 degrés de sorte que le bout arrondi pointe vers l’objectif. Une fumée blanchâtre emplit la pièce et confère à l’image un effet flouté. La photographie montre l’apparence des choses, présente des figures, des formes, tandis que le texte nous livre nombre d’informations factuelles sur le sujet de l’image, mais plus encore sur son contexte, sur la réalité immatérielle, invisible qui entoure le sujet désigné et que l’on ne voit pas.  Loin d’être restrictif, le dispositif texte/image génère d’autres images, d’autres récits. Alors que l’image s’ouvre sur une infinité de lectures, le texte dénotatif tend à cadrer l’interprétation, sans toutefois en déterminer le sens.

L’artiste a choisi une typographie réduite pour la composition des cartels, ce qui oblige le regardeur à s’avancer de très près, au point de ne plus voir l’image le temps de la lecture. En préconisant un lettrage qu’on ne peut déchiffrer à distance, Simon invite le spectateur à percevoir l’image avant le texte puis à réexaminer les photos après la lecture (James, 2009 : 136). Cet arrangement précise l’expérience singulière qu’offre l’image photographique et l’écrit et nous invite à prendre conscience des limites de l’image autant que du texte : « In this sequential process of viewing, the movement of the two inadequate media finding their complement becomes explicit » (Batchen, 2009). C’est précisément à partir de cette limite que se situe la particularité du rapport texte/image chez Simon 11. Tout compte fait, on s’éloigne ici du rapport traditionnel entre texte/image, puisque le premier n’explique plus la seconde, mais nous y renvoie avec le désir d’en découvrir plus.

À la lecture des notices, le regardeur prend conscience que l’image en apparence objective a déjoué sa perception. Tel que l’écrit Hostetler : « In simultaneously invoking and confounding the presumed neutrality, transparency, and accessibility of photographs, Simon’s work interrupts the natural tendency of viewers to believe what they see » (Hostetler, 2011: 8). Par exemple, l’image d’un corps dépérissant au milieu d’un boisé enveloppé d’une lumière crépusculaire semble tragique avant de lire qu’il s’agit d’un terrain de recherche d’anthropologie médico-légale de l’Université du Tennessee. Ce dispositif demande la participation active du spectateur, l’amenant à prendre conscience de son propre processus d’interprétation. Ce faisant, An American Index « provides us with an architecture of seeing and reading. [Simon] work teaches us photography’s most valuable lesson: To look differently. (James, 2009 : 136). Les images de Simon visent à surprendre le spectateur dans son conditionnement, celui dont use le pouvoir politique. En faisant prendre alors conscience au spectateur à quel point son rapport aux images est conditionné, l’œuvre lui redonne un certain pouvoir, celui de ne pas se laisser tromper. La question n’est donc plus de savoir si la photo dit la vérité, mais à propos de quoi la photographie dit-elle la vérité? (Becker, 2007).

Ce n’est pas tant le visible qui importe que la manière dont s’élabore la visibilité à travers l’agencement de la photographie et du texte. Par delà ces découvertes, l’œuvre en appelle à l’imaginaire et au jugement critique du spectateur en modifiant le regard qu’il pose sur la société. Si l’identité se fonde sur la manière dont les citoyens des États-Unis se perçoivent, laquelle s’actualise sur un mode relationnel (2004 : 26) dans la mesure où celle-ci s’est largement définie à travers un rapport d’opposition à l’autre depuis la Guerre d’Indépendance, Simon renverse les conditions d’affirmation de l’identité en présentant la nation américaine comme un « autre ». Une nouvelle conception de l’identité américaine peut alors se construire. Tandis que le 11 septembre ébranle la valeur fondatrice de l’identité, soit la liberté, il donne lieu à une réaffirmation d’une certaine identité véhiculée autant par le pouvoir politique que par les médias afin de donner un sens aux événements. Les discours préconisent une conception de « l’Amérique profonde : religieuse, idéologue, nationaliste » (2004 : 33) dans le but d’influencer l’opinion publique en faveur des actions entreprises par le gouvernement contre l’« axe du Mal ». Or, An American Index décompose cette vision manichéenne, où les États-Unis représenteraient le Bien et l’autre le Mal. Ici, l’œuvre ne vise pas à influencer l’opinion du public, mais engage le spectateur à se former une opinion qui sera sienne.

Nuclear Waste Encapsulation and Storage Facility,
Cherenkov Radiation
Hanford Site, U.S. Department of Energy
Southeastern Washington State

 

Le complexe de Hanford abrite 1 936 capsules de déchets nucléaires en acier inoxydable, immergées dans un bassin d’eau et renfermant chacune du césium et du strontium. Ensemble, elles contiennent plus de 120 millions de curies de radioactivité. Selon les estimations, il s’agirait de la plus forte concentration aux États-Unis. La lueur bleue résulte de l’effet Tcherenkov qui matérialise les radiations électromagnétiques émises par une particule chargée quand celle-ci libère son énergie et passe plus vite que la lumière à travers une matière transparente. La température des capsules atteint jusqu’à 165 °C. Le bassin d’eau sert de bouclier ; sans cette protection, un être humain placé à 30 centimètres d’une capsule recevrait une dose de radiation mortelle en moins de 10 secondes. Hanford est l’un des sites les plus contaminés des États-Unis.

An American Index of the Hidden and Unfamiliar, 2007
Tirage chromogène / 94,6 x 113,7 cm avec cadre
Courtesy de l’artiste © 2014 Taryn Simon


La production photographique de Simon s’émaille de référents identitaires fortement puissants. Parmi ceux-ci, la topographie du territoire américain formée par les capsules de déchets radioactifs submergées dans l’eau au Hanford Site dans l’État de Washington, un complexe destiné à la production de plutonium. Le territoire, qui accompagne la fondation de l’identité, imprègne l’imaginaire américain. La puissance symbolique du territoire des États-Unis est d’ailleurs largement représentée par le genre western, lequel valorise l’espace illimité qui supporte le fantasme de la quête infinie. L’image créée par l’artiste soulève une contradiction, soit celle que la nation américaine représente elle-même un danger alors qu’elle cherche à contrer la menace en cherchant notamment des armes de destruction massive en dehors de ses frontières. Puis, en nous informant que le site est à l’origine des premières armes nucléaires, incluant celle envoyée à Nagasaki en 1945, l’artiste ravive l’imaginaire du champignon atomique tout autant que les débats entourant cet événement marquant de l’histoire. Il n’est pas anodin de retrouver cette représentation en première page suivant la préface et l’introduction de l’ouvrage publié aux éditions Steidl à l’occasion de l’exposition tenue au Whitney Museum of American Art. Sur un mode métaphorique, cette image laisse entrevoir la proposition de l’artiste, soit dévoiler autant de secrets enfouis à même le sol américain.

Taryn Simon a choisi d’intégrer au projet, à même le mur de la salle d’exposition ainsi que dans le catalogue de l’exposition, un extrait de la lettre de refus envoyée par la Compagnie Disney 12 ; la plus importante entreprise de divertissement au monde et l’un des cinq grands groupes américains détenant les principaux réseaux de l’audiovisuel (Frau-Meigs, 2008 : 144). La requête de Simon a été rejetée sous prétexte de « protection » et de « vigilance ». Le texte, outre le fait de confirmer l’authenticité et le sérieux de la démarche entreprise par Simon, met en lumière une attitude de méfiance que la photographie peut dans certains cas provoquer. Pour Disney, les photographies qui allaient montrer l’envers du décor, les installations, semblent constituer une menace à l’illusion, au rêve et au fantasme, alors que ce qui menace véritablement le rêve, c’est la violence de l’époque. Disney prétend que les gens ont besoin de se divertir, de s’évader dans la magie en ces temps violents tandis que c’est pour oublier la dure réalité. Dans le cadre du projet, cette révélation s’avère précieuse puisqu’elle met en évidence ce que l’image des installations souterraines de Walt Disney World n’aurait pas permis de montrer; Disney suggérant qu’en temps de crise, il est préférable de se conforter dans l’illusion et le rêve.

À la lumière de ce qui a été dit, le terme « Index » rencontré dans le titre de l’œuvre prend un autre sens. S’il renvoie évidemment à la liste ordonnée de manière alphabétique ou thématique à la fin d’un ouvrage en tant que Simon liste les sujets selon des catégories préétablies, il a également deux autres sens qui en élargissent la signification. D’un côté, il peut être compris en lien avec la fonction indicielle longtemps attribuée au médium photographique et que Simon remet ici en doute en composant des images opaques tel que l’a suggéré Lee : « She challenges the indexical value of her photographs by suppressing events or narratives in them, letting them unfold when the photographs are joined by the text » (Lee, 2007: 28). D’un autre, comme le souligne Helena Winston, il peut référer à l’Index Librorum Prohibitorum (1564) (Winston, 2007 : 25), cette liste d’ouvrages interdits par l’Église dans les sociétés théocratiques qui dénote une forme de censure et de contrôle de l’information. En l’occurrence, la mise à l’index constitue une forme d’opacité de la visibilité. À cet égard, il serait possible d’entrevoir An American Index comme s’acquittant d’un travail de démocratisation du visible : l’utilisation étendue de l’index peut traduire une forme de résistance politique des images.

Conférant une visibilité à des réalités qui en sont privées, An American Index ne vise pas la construction d’un récit, mais la possibilité d’une redéfinition infinie de l’identité 13 américaine – intangible, insaisissable, mouvante – qui se réalise entre l’image et le texte et entre les images. Chez Simon, la vérité de l’image relève précisément de sa fiction contenue dans les limites du cadre et dans l’effet que produisent ces « hétéropies » pour créer «un espace d’illusion qui dénonce comme plus illusoire encore tout l’espace réel, tous les emplacements à l’intérieur desquels la vie humaine est cloisonnée» 14(Didi-Huberman, 2011 : 70).

Mirna Boyadjian, 2015


Mirna Boyadjian détient une maîtrise en histoire de l’art de l’UQAM sur le travail photographique de Taryn Simon et contribue à diverses publications. Elle a récemment co-organisé avec Daniel Fiset une journée d’étude à la galerie DHC-ART sur les liens entre esthétique et politique dans l’art actuel, et prépare à titre de commissaire l’événement « art sonore, guerre et monde arabe » qui se déroulera au printemps prochain au Centre SKOL. Dès l’automne 2015, elle entreprendra un doctorat en histoire de l’art portant sur la représentation des conflits dans l’art libanais contemporain.

Exposition Taryn Simon. Vues arrière, nébuleuse stellaire et le bureau de la propagande extérieure jusqu’au 17 mai 2015 au Jeu de Paume, Paris.
La sélection de la librairie.



Références bibliographiques

– Baduel, Pierre-Robert. 1993. « Les médias et la production du réel. L’exemplarité de la seconde guerre du Golfe ». Revue du monde musulman et de la Méditerranée, no 68-69, p. 265-274.
– Baqué, Dominique. 2008. « Construire des identités nationales ». Art Press, no 345, p. 98-99.
– Batchen, Geoffrey. 2007. «Taryn Simon: An American Index of the Hidden and Unfamiliar». Photoworks, no 9, p. 60.
– Becker, Howard. 2007. « Les photographies disents-elles la vérité ? ». Trad. de l’américain par Stéphane Dufoix. Ethnologie française, vol. 37, no 1, p. 33-42.
– Chéroux, Clément. 2009. Diplopie. L’image photographique à l’ère des médias globalisés : essai sur le 11 septembre 2001, Paris : Le point du jour, 131 p.
– Didi-Huberman. 2011. L’oeil de l’histoire. 3, Atlas ou le gai savoir inquiet.
Paris : Les Éditions de Minuit, 382 p.
– Falconer, Morgan. 2009. « An American Index of the Hidden and the Unfamiliar ». The Times. En ligne. 21 février. Consulté le 26 avril 2013.
– James, Sarah. 2009. « Photography Between the Image and the World-An American Index of the Hidden and the Unfamiliar ». In Deutsche Börse Photography Prize 2009, Londres : The Photographer’s Gallery, p. 133-136.
– Lange, Christy. 2008. «Access all areas». Frieze, no115. En ligne. Consulté le 26 avril 2013.
– Lee, Jung Joon. 2007. «Photography’s Intertextuality». Afterimage, vol. 35, no 1, p. 28.
– Schlenzka, Jenny. 2010. «Taryn Simon: Redundancy and Absurdity». Flash Art, vol. 43, no 275, p. 60-63.
– Simon, Taryn. 2007. An American Index of the Hidden and the Unfamiliar. Préf. de Salman Rushdie. Introduction de Elizabeth Sussman et Tina Kukielski. Commentaire de Ronald Dworkin. Catalogue d’exposition (New York, The Whitney Museum of American Art, mars-juin 2007), (Francfort, the Museum für Moderne Kunst, septembre 2007-février 2008). Göttingen: Steidl, 148 p.
– Simon, Taryn. Juillet 2009. « Photographe de lieux secrets ». TED Ideas Worth Spreading. En ligne.
– Winston, Helena. 2007. « Unburying the Idea: Three Textual Strategies at the Whitney ». Art US, no 19, p. 24-29.

References[+]