— La parole à…
Mirna Boyadjian : «  La puissance rédemptrice de l’image chez Taryn Simon » [2/4]


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“The most political decision you can make
is where you direct people’s eyes…
And the most politically indoctrinating thing
you can do to a human being is to show him,
every day, that there can be no change.”
Wim Wenders, The Act of Seeing, 1997

The Innocents de Taryn Simon nous convie à explorer le phénomène des erreurs judiciaires à travers le récit de 45 individus acquittés par la justice américaine, suite à des analyses d’ADN prouvant leur innocence. Dans le cadre de cette entreprise documentaire, l’artiste s’intéresse au rôle de la photographie au sein de l’appareil judiciaire pénal et à la manière dont l’image participe à l’inculpation de personnes en se constituant comme une preuve. Les 45 individus, tous victimes d’une erreur survenue lors du processus d’identification, furent déchargés des accusations qui leur étaient portées au moment de la réalisation du projet. En rencontrant ces individus suite à leur libération, Simon traite à la fois de l’injustice en explorant « l’impact de l’événement et ses conséquences sur les survivants » (Herschdorfer, 2011 : 14) et en interrogeant la valeur d’authentification accordée à l’image dans le contexte judiciaire.
3. SIMON 2002.Innocents. LARRY YOUNGBLOOD

Larry Youngblood
Emplacement de l’alibi, Tucson, Arizona
Avec Alice Laitner, sa compagne et témoin lors du procès
Incarcéré 8 ans à la suite d’une condamnation à 10,5 années de prison pour agression sexuelle, enlèvement et abus sexuel sur mineur

The Innocents, 2002

Tirage jet d’encre / 121,9 x 157,5 cm
Courtesy de l’artiste © 2014 Taryn Simon

L’erreur judiciaire est devenue un thème récurrent autant de la littérature que du cinéma de fiction, pensons entre autres à The Confession (2010) de John Grisham, L’Affaire Dominici (1972) de Claude-Bernard Aubert, In the Name of the Father (1993) de Jim Sheridan, L’Affaire Dumont (2012) de Podz, pour ne nommer que ces quelques exemples. Les cas d’erreurs judiciaires offrent aux créateurs un scénario intéressant d’un point de vue narratif : reconstitution du crime et de l’arrestation, mise en scène du procès et de l’enquête, recherche de nouvelles preuves, etc. Les différentes modalités empruntées par les artistes dans le traitement de cette thématique visent souvent à alimenter l’intrigue ou la tension dramatique afin de « distiller le doute et (dé)montrer la culpabilité ou non dans l’affaire criminelle traitée » (Armengol, 2007 : 5). Rares sont les œuvres qui abordent les contrecoups de l’injustice liée à l’erreur judiciaire. Et pourtant, n’est-ce pas dans cet après que s’exprime la perte et l’impossible retour qui afflige désormais le présent des victimes? La particularité du projet de Taryn Simon réside dans cette mise en lumière de l’après qui, tout en actualisant le passé tragique de ces personnes, propose de rétablir symboliquement l’injustice dans le présent de l’énonciation photographique.

The Innocents tire son origine d’une commande réalisée par l’artiste pour le New York Times Magazine , visant à produire des entretiens filmés et des photos d’individus qui furent condamnés à la peine capitale, incarcérés dans le couloir de la mort avant d’être disculpés grâce à l’acquisition de nouvelles preuves confirmant leur innocence. Ce photoreportage accompagne l’article Life After Death Row écrit par la journaliste Sara Rimer et publié le 10 décembre 2000 , lequel expose la situation de personnes victimes d’erreurs judiciaires aux États-Unis. Les photographies se trouvent intégrées à la suite de ce bref article auquel se juxtapose un commentaire décrivant les circonstances de l’incrimination de même que des extraits choisis du témoignage des six survivants représentés : Ronald Keith Williamson, Earl Washington, Kirk Noble Bloodsworth, Rolando Cruz, James Richardson et Walter McMillian. Le reportage s’attache à rendre compte des conséquences irréparables liées au préjudice subi, qu’elles soient de nature psychologique ou sociale, ou encore, relatives à la réinsertion de ces personnes au sein de la société. L’importance accordée aux portraits, qui occupent plus du deux tiers de l’article, ainsi qu’aux récits singuliers a pour effet d’individualiser ce problème sociétal, afin de mettre en relief la dimension éthique et humaine de cette réalité plutôt que de dénoncer la faillibilité des protocoles institutionnels à l’origine du drame.

C’est en marge de cette commande journalistique que Taryn Simon élabore The Innocents en collaboration avec The Innocence Project : une clinique juridique à but non lucratif fondée par Barry C. Scheck et Peter J. Neufeld en 1992 et dont la vocation consiste à fournir une assistance aux détenus dont l’innocence peut être démontrée par l’ADN . Au cours des trois années consacrées au projet, l’artiste sillonne les États-Unis à la rencontre de 44 hommes et une femme, dont l’inculpation a reposé sur des témoignages oculaires erronés, symptomatiques des protocoles (parfois discutables) mis en place pour identifier les criminels . Accusés de vols, d’enlèvements, de meurtres ou de viols, ces individus furent tous emprisonnés, certains durant 18 ans. À la différence des personnes présentées dans le reportage photographique du NY Times Magazine, celles choisies par Simon ont toutes en commun d’avoir été condamnées en raison d’un témoignage oculaire inexact, où l’application utilitaire d’éléments visuels fut déterminante.

Larry Mayes
Scène de l’arrestation, The Royal Inn, Gary, Indiana
La police a trouvé Larry Mayes caché sous le matelas de sa chambre d’hôtel
Incarcéré 18,5 ans à la suite d’une condamnation
à 80 ans de prison pour viol et vol

The Innocents, 2002

Tirage jet d’encre / 121,9 x 157,5 cm
Courtesy de l’artiste © 2014 Taryn Simon


Le témoignage oculaire et l’image dans le contexte judiciaire

L’identification des contrevenants par témoignage oculaire constitue une procédure pour le moins incertaine, s’appliquant à « fabriquer l’objectivité d’un événement à partir d’expressions subjectives » (Dulong, 1990 : 84). Publié dans Crime, Media, Culture, l’article écrit par Courtney et Lyng aborde notamment les risques encourus par cette procédure : « Though the eyewitness report is invaluable, the re-identification, as in the use of a mugshot, is more problematic. Memories fade and eyewitnesses are susceptible to suggestion, speculation and even confabulation » (Courtney et Lyng, 2007: 184). En certaines occasions, il peut se produire un effet d’inversion, où le sujet se met à ressembler à la représentation comme ce fut le cas pour Jennifer Thompson, victime de viol en 1984 :

I pick Ron’s photo because in my mind it most closely ressembled the man who attacked me. But really what happened was that, because I had made a composite sketch, he actually most closely ressembled my sketch as opposed to the actual attacker. By the time we went to do a physical lineup, they asked if I could physically identify the person. I picked out Ronald because in my mind he resembled the photo, which resembled the composite, which resembled the attacker (Simon, 2003 : 42).

Parfois encore, ce sont les enquêteurs qui influencent le jugement du témoin par l’introduction de portraits photographiques inactuels pouvant correspondre à la description du malfaiteur. Dans le cas de Troy Webb par exemple, la victime a distingué ce dernier parmi une série de photographies en spécifiant que son agresseur lui ressemblait, mais lui apparaissait plus jeune. Les enquêteurs ont par la suite substitué l’image à un portrait de Webb capté quatre ans auparavant (Simon, 2003 : 12). Tel que l’atteste le projet de Taryn Simon et les causes pris en charge par l’organisme The Innocence Project, ces cas ne font pas figure d’exception.

Il importe de noter qu’avant l’année 1987 aux États-Unis, année où survient la la première incrimination s’appuyant sur des analyses d’ADN, soit celle de Timothy Wilson Spencer, les services de police ont recours aux preuves biologiques, aux empreintes digitales (depuis 1902), aux portraits reconstitués au dessin, à la méthode du Lineup ainsi qu’aux photographies policières communément appelées mugshot. Autant d’instruments qui viennent corroborer le discours du témoin et de la victime jusqu’à devenir de véritables pièces à conviction. Or, l’image se voit attribuer une valeur probatoire du fait de la présence corporelle du témoin qui garantit la véracité de son récit, « le lest de vérité qui est le poids du corps ayant vécu ce dont il parle » (Dulong, 1990 : 86). Cela sous-tend alors l’idée d’une correspondance exacte entre la réalité et sa représentation comme on la retrouve au fondement de l’usage du procédé photographique à des fins d’identification criminelle. Ce recours à la photo remonte aux années 1843-44 en Belgique, mais c’est en 1882 que « la forme du portrait d’identité [fut] « standardisée » […] par Alphonse Bertillon, alors employé au Service de police de la Préfecture de Paris » (Samson : 2006 : 67). L’expérience menée par Bertillon « confirme en fait que la vérité ne se saisit pas, ne se livre pas, mais se construit, qu’elle est toujours spécifique, et qu’elle exige l’invention de procédures et de formes nouvelles et singulières » (Rouillé, 2005 : 110). C’est ainsi que ce dernier conçoit un « système scientifique d’identification » dont les règles se trouvent précisées dans l’ouvrage La Photographie judiciaire (1890). Comme le rapporte Sylvain Maresca, les normes alors établies « prévalent encore aujourd’hui – normes strictement définies et régulièrement actualisées par l’autorité administrative dans un sens toujours plus restrictif : rejet des attributs vestimentaires, des décors extérieurs, de la pose trois quarts, etc » (Maresca, 1998 : 88). À l’époque actuelle, ces règles confortent la croyance, selon laquelle le procédé mécanique offrirait une vision objective du monde, et ce, en dépit de la reconnaissance du caractère conventionné et construit de toute image. Malgré une dévaluation (assez récente) de la fonction d’identification de la photographie dans le contexte judiciaire, son utilisation demeure incontournable dans les circonstances d’un crime sans trace biologique : cambriolages, enlèvements, meurtres, etc. (Wells, 2012). Enfin, tel que l’affirme Vincent Lavoie : « Non seulement les images produites et administrées par l’appareil de justice pervertissent-elles le processus d’identification, mais elles deviennent … les catalyseurs des accusations les plus injustes » (Lavoie, 2013 : 13).

Fabriquer la preuve de l’innocence

Troy Webb Scène du crime, The Pines, Virginia Beach, Virginie  Incarcéré 7 ans à la suite d’une condamnation à 47 ans de prison pour viol, enlèvement et vol The Innocents, 2002 [Les Innocents] Tirage jet d’encre / 121,9 x 157,5 cm  Courtesy de l’artitse © 2014 Taryn Simon

Troy Webb
Scène du crime, The Pines, Virginia Beach, Virginie
Incarcéré 7 ans à la suite d’une condamnation à 47 ans de prison
pour viol, enlèvement et vol

The Innocents, 2002

Tirage jet d’encre / 121,9 x 157,5 cm
Courtesy de l’artitse © 2014 Taryn Simon

Les portraits de grandes dimensions conçus par l’artiste arborent une beauté énigmatique. Le regard rivé vers l’objectif (sauf exception), les sujets sont représentés en des lieux divers, apparemment anodins : boisé, cabine de pilotage, espace domestique, rue, terrain de sport, etc. Ces images ne livrent pas leur sens et en appellent à être déchiffrées. Quel sens attribué par exemple à la représentation d’un homme à l’air grave, se tenant debout au milieu d’un terrain boisé aux arbres effeuillés vêtu d’un costard ? Rien dans ces photographies ne permet de cerner l’identité des individus représentés. Assurément, il y a le titre The Innocents qui, désignant les portraiturés sous un nom fort évocateur, annonce le statut de ces individus et marque un lien de cohésion entre eux. Le grand format des épreuves induit le spectateur à percevoir les images avant l’écrit et favorise une posture contemplative. De toute évidence, cette attitude propice au contexte muséal contraste avec celle réclamée par le contexte judiciaire, laquelle implique de précisément dégager l’identité de la personne photographiée et par conséquent, d’appréhender l’image comme une représentation exacte de la réalité. De plus, le format tableau, l’exaltation des détails que permet l’utilisation d’un appareil grand format, la richesse des textures, l’harmonie des couleurs comme le recours au plan moyen mettant en valeur le personnage et son contexte, constituent des procédures formelles qui tranchent avec l’esthétique impersonnelle des photographies d’identité utilisées lors des procédures criminelles. Celles-ci présentent un vocabulaire limité qui se caractérise par « un gros plan photographique du visage de face, inexpressif, sur un fond neutre, auquel s’ajoute parfois une vue de profil » (Samson, 2006 : 67). Selon Courtney et Lyng, l’artiste accomplit une déconstruction du mugshot en préconisant, entre autres, de grands tirages, où les sujets nous sont montrés à une échelle quasi humaine, ce qui a pour effet l’exaltation de leur présence et, de surcroît, de leur innocence (Courtney et Lyng, 2007: 181). Ainsi, la qualité matérielle des images contribue à renverser les critères associés au portrait d’identité.

Par ailleurs, ce renversement s’opère dans le processus même de la prise de vue, de la production de l’image, car l’artiste a ici demandé aux personnes de décider du lieu de la prise de vue, celui qui fut pour eux décisif dans le contexte de la condamnation. Les sujets sont donc photographiés en des lieux intimement liés à l’incrimination injuste dont ils ont été victimes : la scène du crime, le lieu de l’arrestation ou de l’alibi. L’absence de décor dans les portraits dit scientifique vise : « un rejet de la mise en scène ou, plus exactement, écrit Maresca, une réappropriation de la maîtrise de la mise en scène par le photographe … Il s’agit d’inscrire le sujet dans le cadre idéologique ou esthétique du photographe » (Maresca, 1998 : 85). À l’inverse, l’artiste invite les innocents à se (ré)approprier les paramètres de la mise en scène, leur permettant par la même occasion de s’affranchir du cadre idéologique imposé par l’institution. Le soin laissé aux hommes de poser librement devant l’appareil photo contrevient également aux principes de figuration dictés par l’autorité judiciaire. Or, « le modèle gagne en dignité quand il lui est permis de se défendre contre l’objectif » par un travail d’auto-mise en scène, puisqu’il tend à composer sa propre image (Lugon, 2011 : 191) : William Gregory appuyé à une table de billard chez Wick’s Parlor, enlaçant Vicki Kidwell, celle qui fut sa fiancée sept ans plus tôt, avant sa condamnation; Chris Ochoa aux côtés de Jeanette Popp, mère de la victime, devant un restaurant Pizza Hut à Austin, Texas, lieu du crime; Larry Mayes, simulant la scène de son arrestation, camouflé sous le matelas dans une chambre de l’hôtel The Royal Inn; James O’Donnell accompagné de ses deux bergers allemands en bordure d’un cours d’eau, exhibant le portrait-robot réalisé par la police, dans le Cloves Lake Park dans l’État de New York, le lieu du crime, etc.

Cet aspect se révèle par l’écrit, sans quoi on ne pourrait deviner la charge symbolique de l’environnement dans lequel sont photographiés les individus. Et, cela vise avant tout à marquer l’« écart esthétique » entre le sujet et la mise en forme de l’image, à préparer une conversion du regard qui se joue dans le rapport texte/image afin d’engager le spectateur à prendre conscience des habitudes et des a priori qui conditionnent son regard.

La faillibilité du regard 

Au sujet de notre rapport à l’image photographique, la commissaire Lisa Hostetler écrit en introduction de son essai sur le travail artistique de Simon :

[Our] intellect knows that photographic images may be altered and are only a partial representation of what they depict, but this logic is easily short-circuited. In fact, it is largely this instinctual association of truth with photography that accounts for the humor and surprise that arises from an obviously doctored photograph (Hostetler, 2012: 1).

Cette proposition s’avère juste car, s’il est vrai que l’association de la vérité et de la photographie concerne l’« instinct », au sens que lui prête l’auteure, à savoir une habitude d’association non intellectualisée entre la représentation photographique et la vérité : nous savons que la photo est une représentation médiatisée, une mise en scène, mais au moment d’en regarder une, on semble l’oublier. Si l’on réfléchit à la condition d’émergence de cette habitude, on pourrait avancer l’idée qu’elle découle d’une relation entre une certaine idée du « vrai photographique » et des caractéristiques visuelles qui s’y accordent. C’est précisément ce que l’artiste réussit à déjouer.

À distance des mises en scène évidentes ou des effets plastiques que l’on perçoit entre autres devant des photographies narratives ou créatives, celles élaborées par Simon présentent des qualités rappelant un style documentaire : clarté descriptive, netteté, retrait de l’auteur, frontalité, travail en série, etc. Comme le souligne Olivier Lugon, en dépit de la prépondérance accordée à la composition de l’image et à ses effets plutôt qu’à sa fonction informative par les tenants du style documentaire, ces qualités restent intimement liées à l’exaltation de la transparence photographique (Lugon, 2011: 217-218). Alors que la facture des images réalisées par Simon renvoie à ce genre, l’intervention de la légende réfute la lisibilité de la photographie, à savoir « qu’une image enregistrée [soit] lisible et signifiante en soi, qu’un accès direct, presque non-médiatisé, à des objets semblant se présenter d’eux-mêmes renferme un potentiel de signification digne du langage » (Lugon, 2011 : 242). Ainsi, Simon réoriente notre perception, provoquant un « écart esthétique » défini par Jauss comme « la distance entre l’horizon d’attente préexistant et l’œuvre nouvelle dont la réception peut entraîner un “changement d’horizon” en allant à l’encontre d’expériences familières ou en faisant que d’autres expériences, exprimées pour la première fois, accèdent à la conscience » (Jauss, 2007 : 58). Simon a composé ses œuvres de telle manière qu’elle est parvenue à déjouer les attentes des spectateurs et ainsi provoquer une sorte de conscientisation de leurs prédispositions à une certaine esthétique de la réception.

Sans l’écrit, la reconstitution de laquelle procèdent ces sujets passe inaperçue. L’identité, de même que l’histoire de ces hommes, demeurent anonymes, sans cesse menacées par l’ambiguïté du médium photographique, « beautiful in one context, écrit l’artiste, but … devastating in another » (Simon, 2003 : 7). Ce dévoilement met en évidence « la limite du savoir que la photographie peut donner du monde » (Sontag, 2008 : 43). Autrement dit, c’est l’idée de la transparence photographique qui est remise en cause, en nous montrant que « toute photographie est une fiction qui se prétend véritable » (Fontcuberta, 2005 : 11), qu’il n’existe pas de vérité inhérente à l’image, mais que celle-ci se construit. Le spectateur fait face à l’erreur que lui-même aurait pu commettre, à expérimenter la faillibilité de sa propre perception à la manière du témoin oculaire. Il est dès lors projeté dans le monde et condamné en quelque sorte à s’observer observer. L’expérience induit une distance critique l’amenant à interroger son rapport à l’image, à l’apparence de vérité qu’elle laisse miroiter. Puis, cette mise à distance l’entraîne à prendre conscience de la réalité de l’institution judiciaire. Force est de constater que cette découverte bouleversante nous lie à la fois au témoin et à l’innocent, tous deux victimes des procédures définies par le système judiciaire. Une manière pour Simon de renvoyer, moins à l’erreur commise par le témoin, qu’à la procédure qui y conduit.

2. SIMON 2002. Innocents.CHARLES IRVIN FAIN

Charles Irvin Fain
Scène du crime, Snake River, Melba, Idaho
Incarcéré 18 ans à la suite d’une condamnation à mort
pour meurtre, viol et enlèvement

The Innocents 2002

Tirage jet d’encre / 121,9 x 157,5 cm
Courtesy de l’artiste © 2014 Taryn Simon

Tout compte fait, le dispositif mis en place par l’artiste, en mobilisant l’expérience du voir, devient la condition d’une perception renouvelée de l’image et de son contenu. Si de prime abord, ces photographies manifestent un vide événementiel, il en est tout autrement après la lecture des vignettes. Les informations dénotatives de la légende guident la lecture et parviennent à densifier l’image, sans toutefois lui conférer une signification. Il revient donc au spectateur d’en préciser le sens. Une deuxième lecture s’impose, qui elle met l’accent moins sur le sujet que sur le contexte et sur la relation possiblement malaisée entre l’individu et l’espace dans lequel il se trouve. Ainsi, les individus qui peuplent ces images gagnent en profondeur, et échappent à l’apparence d’être ou de n’être plus qu’une image.

Dans l’ouvrage Jours D’après, Nathalie Herschdorfer présente les travaux d’une trentaine de photographes contemporains, dont Robert Polidori, Suzanne Opton, Raphaël Dallaporta, Sophie Ristelhueber, Taryn Simon, etc. Tous traitent des conséquences rattachées à des conflits armés, des catastrophes et des drames humains : « Leurs images sont considérées comme formant un genre photographique nouveau, baptisé “aftermath photography” … Neutralité, retenue et détachement sont les caractéristiques clés d’un style esthétique particulier » précise l’auteure. (Herschdorfer, 2011 : 17). Ainsi, ces artistes abordent les événements à l’aune de leur disparition : ceci à l’encontre des photojournalistes, de qui l’on attend de capter l’événement. Si avec The Innocents, l’artiste traite des conséquences liées à l’erreur judiciaire, elle le propose toutefois à partir du présent de l’image qui dévoile la rencontre ou le retour de ces personnes en des lieux significatifs en regard de leur cause. En quête de justice, ces individus revisitent les lieux, « les marquant du sceau de leur innocence enfin reconnue » (2013 : 14). Parmi les 45 innocents, 12 ont accepté de se rendre sur la scène du crime, cet endroit resté jusque-là fictif et qui pourtant, reflète la cause de leur malheur. La scène du crime se révèle porteuse d’un événement tragique qui s’est réellement produit : un crime. Symboliquement, ce lieu incarne donc une double disparition, soit l’intangibilité de l’agression et l’absence de vérité. Dans le cas d’Edward Honaker, la forêt dense aux arbres effeuillés dans le Blue Ridge Mountains en Virginie représente aussi l’emplacement où est survenue une violente attaque contre un couple en 1984. Charles Irvin Fain est pour sa part capté près de Snake River en Idaho, le site où le corps d’une fillette fut retrouvé sans vie en 1982. Lori Waxman note avec raison au sujet du préjudice subi que « ces photographies ne portent de trace visible des tragédies survenues dans les paysages qu’elles cadrent ou aux personnes qu’elles illustrent » (Waxman, 2004 : 32). Cependant, on pourrait lui reprocher de passer sous silence la réalité invisible du crime, drame qui en a engendré un autre : c’est bien à cause de l’intangibilité de l’agression qu’il y a eu l’injustice. Plusieurs autres ont choisi l’endroit de l’arrestation, de l’identification ou de l’alibi, autant de lieux qui appartiennent au passé de ces individus et qui témoignent de l’erreur judiciaire, lieux sans doute de « l’indestructible mémoire ». La reconstitution orchestrée par Simon, à laquelle participent les portraiturés, nous permet de parler des images « en termes d’après-coup. Mais à condition de préciser que l’après-coup peut se former dans l’immédiat, qu’il peut faire partie intégrante du surgissement même de l’image » (Didi-Huberman, 2003 : 45-46).

Dans son essai intitulé Entre fantomatique et métonymie : Stratégies de la disparition des corps dans l’art contemporain, Paul Ardenne décrit une modalité esthétique de la disparition qui aide à comprendre la manière dont la disparition peut s’affirmer dans « l’immédiat de l’image »:

[…] on y traite toujours de la substance disparue comme d’une formule active, que celle-ci soit au demeurant représentée ou non. Dans tous les cas de figure, c’est le ce n’est plus là qui ensemence le mouvement esthétique, l’absence se fait non seulement présence, mais tout autant puissance active (Ardenne, 2000 : 256).

Ce passage exprime un enjeu majeur de l’esthétique « disparitionniste », soit celui du rapport au temps. Si la disparition précise, sur la dimension de la réalité matérielle, l’évanouissement de la visibilité, des signes tangibles de l’événement, elle indique, sur la dimension esthétique, le passage de l’imperceptible à l’apparaître sensible.  Les images de la série deviennent l’espace d’une rencontre entre le passé dont émane le lieu et le présent de l’innocent. C’est d’ailleurs à travers cette cohabitation que s’exprime la perte engendrée par l’isolement et renforcé par la légende qui informe le spectateur de la durée de l’emprisonnement. Aussi, les prises de vue invitent le regardeur à pressentir l’isolement des personnages, et ce, en dépit de leur libération. Cela s’observe notamment à travers la composition visuelle: lorsqu’un point de fuite est envisageable, celui-ci est flou ou entravé par des branchages épais comme dans le portrait d’Edward Honaker, par des rideaux, un mur, une clôture ou des arbres touffus. Ainsi se prolonge, hors des murs de la prison, l’injustice. Le temps écoulé s’inscrit à même l’image dans les replis de l’événement (la relation entre le personnage et l’espace dans lequel il se retrouve), nous laissant entrevoir l’affliction qui jamais ne quittera ces êtres. Enfin, en montrant la quête de justice qui anime ces hommes et en suscitant une communauté de spectateurs, Simon et The Innocence Project tendent à leur offrir une certaine rédemption.

La force du témoignage 

Le projet de Simon accorde une place significative au témoignage. La vidéo — présentée dans l’auditorium du Jeu de Paume — autant que l’ouvrage qui accompagne l’exposition constituent des documents d’appoint entièrement voués aux récits singuliers de ces personnes. Par la mise en valeur des témoignages sous la forme textuelle et filmique, l’artiste tend à (re)donner la parole à ceux dont on avait ignoré la voix. Avec la vidéo, Simon nous convie à pénétrer de plus près l’univers de quinze innocentés. La trame retrace certains moments dans la vie de ces individus depuis leur arrestation jusqu’à leur libération selon une division pluripartite annoncée par des intertitres. Dans un premier temps, les individus se présentent brièvement à la caméra, en communiquant des informations qui redoublent celles contenues dans les légendes. Suite à cela, on apprend le contexte de leur identification et des détails concernant le procès et l’expérience troublante de leur incarcération. Enfin, ces derniers nous font part des séquelles qu’ils conservent de leur mésaventure. D’un point de vue formel, la vidéo affiche une sobriété conforme au régime de visibilité de l’enquête documentaire. Il y a assurément un travail de montage, d’agencement, mais, contrairement aux photographies, ce travail ne se préoccupe pas de l’esthétique de l’image. Le montage est ici destiné à composer la narration, à réagencer les entrevues dans l’objectif de reconstituer la chronologie des récits. La préférence qui y est accordée aux décors extérieurs, aux plans rapprochés et fixes comme à l’éclairage naturel, confère aux discours une immédiateté, voire une authenticité et, de ce fait, induit un effet de proximité avec la réalité représentée. À l’évidence, l’effet de réel accentué par l’image animée tend à intensifier l’expérience de l’œuvre et approfondir le lien entre le spectateur et ces individus laissés pour compte.

Taryn Simon, The Innocents. Ed. Umbrage, 2003.

Taryn Simon, The Innocents. Ed. Umbrage, 2003.


Simon a fait paraître en 2003 aux Éditions Umbrage, dans un ouvrage portant le même titre que le projet, l’ensemble des portraits photographiques de la série dont chacun est accompagné, sur une page adjacente, d’un texte qui explique la nature du crime et le contexte de l’arrestation en plus d’un extrait des propos recueillis lors des entretiens. Le frontispice du livre exhibe les portraits de tous les innocentés. L’artiste emprunte cette fois au vocabulaire de la photographie d’identité. Les portraits, différents de ceux présentés dans l’exposition, représentent les individus devant un arrière-fond blanc. Les visages en gros plan fixent l’objectif sans expression. Sur l’ouvrage, le titre bien visible « The Innocents » identifie les personnages par un statut qui annonce leur innocence. L’artiste suggère une identification antithétique à celle communément appliquée au portrait d’identité dans le contexte criminel, en établissant l’identité de ces individus à partir de leur innocence.

Le livre inclut une préface rédigée par Simon qui relate sa démarche, un commentaire d’introduction des fondateurs de l’organisme The Innocence Project ainsi qu’un lexique consacré au vocabulaire propre au domaine juridique. La publication de l’ouvrage a pour effet d’étendre la portée du projet au-delà du cadre muséal, dans la sphère sociale et, par conséquent, d’éviter que ces drames sombrent dans l’oubli. Si par la force du témoignage en tant que « modalité d’établissement de la vérité » (Dulong, 1990 : 77), ces individus furent condamnés à tort, l’artiste parvient dans le contexte de l’œuvre à briser le silence qui découle de leur isolement. La création de la vidéo comme de l’ouvrage permet de retourner à tout moment revoir, écouter et lire le témoignage des individus, conduisant ainsi le spectateur à vivre une expérience évolutive qui se module selon les différents supports et leur mise en relation. Ceci favorise d’autant plus l’émergence de nouvelles visibilités qu’il revient au spectateur d’organiser.

Vues d’exposition
Les Innocents, 2002, HD Vidéo, 30:20 min, son, couleur
Un film de Taryn Simon
Projeté dans l’auditorium du Jeu de Paume, Paris


Par le dispositif texte/image, l’ouvrage et la vidéo, l’œuvre en appelle à une participation active de la part du spectateur (nous pourrions même évoquer la part de responsabilité dans l’exercice du voir). Partant, le rapport sujet/objet se délie au profit d’une relation sujet/sujet qui se tisse à partir de cette mise en échec du regard qui, d’un côté, vient affirmer la faillite de la soi-disant objectivité du médium qui fonde son usage en criminalistique et, de l’autre, déplacer la vérité au sein du processus de fictionnalisation auquel nous prenons part. Un pacte se noue alors entre l’image et le spectateur, près en cela du pacte fictionnel développé en ces termes par Comolli :

[En] dépit de l’artifice, l’on s’aperçoit, chemin faisant, qu’on est de plus en plus dans une épreuve de vérité, dans une expérience où le spectateur se trouve touché par des choses qui lui paraissent justes, ou vraies, ou fortes. Et donc, le monde se reconstruit au fur et à mesure, quelque chose de « réel » réapparait peu à peu au bout de l’artifice (Comolli, 2006 : 99).

Bien entendu, dans le cas qui nous concerne, l’artifice ne découle pas d’un jeu de mise en scène par des acteurs, ces individus existent véritablement et leurs récits ne sont pas fictifs, mais il y a tout de même quelque chose de cet ordre, d’une vérité qui sourd de l’artifice, qui semble s’organiser dans le rapport entre l’œuvre (son façonnement) et le spectateur.

Taryn Simon nous laisse appréhender l’origine de la condamnation erronée en ayant recours à la photographie pour attester de l’innocence de ces individus sur la base d’une image entièrement fabriquée. D’une part, elle procède à un renversement des « présupposés idéologiques du portrait d’identité qui sont, souligne Hélène Samson, l’inscription corporelle de l’individualité et l’objectivité de la représentation » (Samson, 2006 : 68) et, d’autre part, elle inverse le processus qui a mené à l’incrimination injuste. Alors que la culpabilité des individus s’est fondée sur une fiction juridique issue de la réalité, leur innocence – du moins symbolique – s’établit sur une réalité engendrée par la mise en forme d’une fiction. De plus, l’artiste mise sur la rencontre entre le spectateur et l’œuvre en engageant celui-ci à prendre part au processus de rétablissement de la preuve de l’innocence; un moyen d’instaurer une relation empathique et de rétablir la relation des innocentés vis-à-vis le monde extérieur pour restaurer un lien social qui semble s’être rompu, une coupure encore vive, et ce, en dépit de leur liberté retrouvée. En marge des organes de presse et des prescriptions relatives aux commandes journalistiques, Taryn Simon crée une œuvre qui ravive, par l’expérience esthétique, la sensibilité du spectateur, seule voie possible pour constater l’injustice vécue par ces innocents.

Mirna Boyadjian, 2015



Mirna Boyadjian détient une maîtrise en histoire de l’art de l’UQAM sur le travail photographique de Taryn Simon et contribue à diverses publications. Elle a récemment co-organisé avec Daniel Fiset une journée d’étude à la galerie DHC-ART sur les liens entre esthétique et politique dans l’art actuel, et prépare à titre de commissaire l’événement « art sonore, guerre et monde arabe » qui se déroulera au printemps prochain au Centre SKOL. Dès l’automne 2015, elle entreprendra un doctorat en histoire de l’art portant sur la représentation des conflits dans l’art libanais contemporain.

Exposition Taryn Simon. Vues arrière, nébuleuse stellaire et le bureau de la propagande extérieure jusqu’au 17 mai 2015 au Jeu de Paume, Paris.

La sélection de la librairie.


Références bibliographiques

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– Comolli, Jean-Louis. 2006. « Entretien sur Jean-Louis Comolli. La pensée dans la machine ». Revue rue Descartes, no 53, p. 72-100.
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– Sontag, Susan. 2008 (1983). Sur la photographie, Paris : Christian Bougois, 280 p.
– Waxman, Lori. 2004. « Picturing Failure, Représenter l’échec ». Parachute, no 115, p. 30-45.
– Wells, Gary. 25 avril 2012. « Using Science to Improve the Accuracy of Eyewitness Identification : Advances and Limitations? ». Dans le cadre de la série de conférences : The Science to Fight Injustice Lecture Series. University of California. School of Social Ecology. En ligne. http://ocw.uci.edu/lectures/lecture.aspx?id=777. Consulté le 10 mai 2013.

– Publication gouvernementale : Canada, Service des poursuites pénales du Canada. 2011. Un système plus juste : La voie vers l’élimination des condamnations injustifiées. Rapport du Sous- comité FPT des chefs des poursuites pénales sur la prévention des erreurs judiciaires. En ligne.http://www.ppsc-sppc.gc.ca/fra/pub/spj-ptj/index.html.

–Vidéo : Simon, Taryn. 2004. The Innocents. HD Vidéo, 30:20 min, son , couleur.