Ce livre reprend le texte d’une conférence que Pascal Quignard a donnée en différents lieux (de l’École Normale Supérieure de Paris, au Musée des Beaux-Arts de Lille, en passant par le Collège Iconique, Paris), augmentant puis resserrant son propos sur la temporalité singulière des images, qui enchantait déjà Diderot dans la peinture de ses contemporains. Mais c’est l’exemple des peintures de l’antiquité romaine, dont il expose à la fois la dépendance aux récits et ce qui les oppose radicalement à la narration, qui arrête Pascal Quignard.
S’adressant tour à tour aux peintres, aux photographes, aux cinéastes, aux historiens de l’art, aux spécialistes de l’image, aux conservateurs, aux archéologues, il tire des fresques de l’antiquité romaine un constat : l’anecdote n’y est jamais montrée. On a beau connaître l’histoire ou, plus précisément, son dénouement : l’image ne perd ni ne gagne rien à ce savoir. C’est après-coup que le témoin, le survivant, l’historien, raconte en reconstituant des faits mémorables. Les historiens d’art eux-mêmes considèrent les œuvres d’art comme des faits accomplis. Mais bien que l’on puisse reconnaître dans ces peintures des scènes inspirées de récits mythologiques, loin de s’y référer comme à une source fiduciaire sur laquelle s’accorder, elles suspendent le récit préalable, se soustraient à sa loi, effacent son texte. « La peinture romaine sort du récit auquel elle renvoie selon une modalité très particulière : en préfigurant la scène qu’elle ne montre pas sur la paroi (p. 32) ».
Autrement dit, l’action représentée qui s’accomplit dans l’histoire ne s’accomplit pas dans l’image. Loin d’être un supplément ajouté aux récits (une illustration seconde), les images reviennent en vérité en amont d’eux : « Si la peinture ancienne n’est pas une représentation qui met en scène l’action, c’est parce qu’elle est encore une embuscade qui observe les éléments qu’elle met en place sans qu’elle les assemble encore (p. 22). » Voyez Médée méditant avant son passage à l’acte, que l’on dira alors prémédité. Avant donc que l’histoire ne commence, l’image montre au conditionnel ce que le récit élude dans sa consécution : l’hésitation, l’irrésolution, la tension retenue des issues possibles qui nous maintient dans l’ignorance du sort, avant que l’irrémédiable et l’irréversible que l’on raconte n’y mette un terme. Dans l’anticipation ou la précipitation, acculé à ce qui va peut-être arriver, le moment d’avant devient l’image qui se refuse à la fatalité d’un récit funeste. Funeste, ne serait-ce que parce qu’il est conté, par-delà le drame, à partir d’une fin consumée. L’image montre et affirme ainsi la ténacité du “pas encore”.
Damien Guggenheim
Pascal Quignard, Sur l’image qui manque à nos jours, édition Arléa 2014