« Il n’est plus question nulle part de soumettre les objets artistiques à l’ancien verdict des goûts mesurés par les connaisseurs et d’opposer, autant qu’il est nécessaire, aussi longtemps qu’on le voudrait, l’invention aux clichés, la sobriété aux excès, l’ingéniosité à la dégradation. La querelle du kitsch a été certainement reprise, relancée par des philosophes et avant tout par des écrivains qui ont tenté, qui tentent encore, sans craindre les controverses et sans regretter leurs contorsions ou leur palinodies, de définir une « condition postmoderne ». Mais cette querelle interminable n’efface pas le jugement des aînés, qui ont vu dans le kitsch artistique une prétention faite de niaiserie, de sentimentalité, de grandiloquence, de conformisme. C’est ainsi : les querelleurs ne le reconduisent pas, mais le compliquent, ou reportent sa révision. » (p. 112)
Une des particularités du kitsch, comme objet élevé à la dignité d’une évaluation critique, est que sa définition semble toujours échapper, et que ceux qui s’y sont aventurés n’ont eu de cesse de se reprendre. C’est ainsi que l’on croise dans cette chasse au snark (cf. Lewis Carroll, La Chasse au Snark, 1876) plusieurs tireurs à l’affût, camouflés, imitant des cris de bête sauvage, qui courent dans tous les sens, prêts à tirer au moindre bruit, et pour lesquels le plus grand danger reste celui d’être pris pour une proie. Loos le premier crie au crime, Broch tempère et parle d’une dégradation générale, Brecht recourt à un électricien, Kracauer suit les traces de sa propagation massive ; et pendant que Benjamin y décèle le dernier masque du banal, Adorno soupçonne une parodie de la catharsis. Syberberg, arrivé plus tard, après une version sanglante du kitsch, entendra encore se perdre au loin, comme l’écho d’un rêve, un sourd craquement.
Daniel Wilhem, à travers cette querelle centenaire, fait l’hypothèse que le kitsch est plus qu’une simple affaire de goût, de style ou de morale. Qu’il est une valeur sentimentale à quoi l’on peut toujours opposer une remarque sarcastique ou inoubliable, mais en gardant à l’esprit qu’il peut tout aussi bien être la manifestation intensifiée du sarcasme ou de l’inoubliable. Le sentimentalisme kitsch, marginalisant le sentiment du beau ou du sublime, vaut dans notre relation à l’art pour ce qu’un sobriquet désigne dans une parole affective comme le plus intime des poncifs. Ce surnom — ou petit nom – est bien le signe indubitable que l’amateur reste désarmé devant l’objet, aussi précieux qu’insubstituable, de ses préférences.
Damien Guggenheim
Daniel Wilhem, Querelle du kitsch, éditions Furor, 2014