Les articles de Kracauer sur la photographie, comme le titre « Sur le seuil du temps » sous lequel ils ont été réunis l’indique, s’attachent à la dimension temporelle propre à la photographie, aussi bien dans sa constitution que dans sa destination. Que ses essais furent initialement publiés dans des journaux prend alors tout son sens, et cette réédition n’a pas manqué de reproduire judicieusement les pages avec les images choisies pour illustrer son propos.
Dans sa constitution d’abord, la dimension temporelle que Kracauer reconnaît en propre à la photographie comme à nul autre art est l’instantané. La photographie instantanée permet en effet de voir ce qu’on ne saurait apercevoir sans cette invention technique qui suspend le cours du temps. Elle surprend des postures saugrenues, elle saisit au vol des expressions grimaçantes, elle immortalise la vie frémissante. En sauvegardant ainsi les choses éphémères et passagères, l’obturateur s’ouvre à l’indétermination, à l’imprévu, au fortuit, qui trouve dans la ville moderne son champ d’action privilégié.
Mais c’est aussi et surtout dans sa destination que Kracauer définit la dimension temporelle spécifique à la photographie. Après être descendu dans la rue pour se mêler à la foule, il entre au hasard dans une maison bourgeoise, s’invite dans une famille honnête, s’assoit confortablement dans un des fauteuils du salon. Puis brusquement il se lève, ouvre une fenêtre et observe la rue selon cette nouvelle perspective : « On ne saurait surestimer le précoce succès populaire des photographies comme souvenirs. Il n’y a guère de familles qui ne puissent se vanter de posséder un album dans lequel les générations de chers disparus se bousculent dans des décors variés. Avec le temps, cependant, la signification de ces souvenirs se transforme sensiblement. À mesure que s’estompe leur pouvoir évocateur s’affirme leur fonction documentaire : leur valeur d’enregistrement éclipse leur séduction originelle en tant qu’auxiliaires de la mémoire. Feuilletant l’album de famille, la grand-mère revit sa lune de miel tandis que ses petits-enfants étudient avec curiosité ces gondoles bizarres, ces modes surannées et d’anciens jeunes visages qu’ils n’ont jamais vus. » (p.75)
Par cette seule évocation, Kracauer parvient à dégager et à condenser les nouvelles problématiques que la photographie introduit dans le champ de la critique esthétique.
Damien Guggenheim
Siegfried Kracauer, « Sur le seuil du temps. Essais sur la photographie. »
Textes choisis et présentés par Philippe Despoix. Traductions de l’allemand par Sabine Cornille et Claude Orsoni, de l’anglais par Daniel Blanchard. Photographies commentées par Maria Zinfert. Éditions de la Maison des sciences de l’homme. Collection Philia dirigée par Gérard Raulet,2014.