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Stephen Gill : “Talking to Ants” [FR/EN]


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Photographe anglais, Stephen Gill a choisi le périmètre de sa ville de résidence, Londres, pour champ d’action et plus précisément Hackney, dans East London, quartier populaire dont le destin a été scellé avec les Jeux Olympiques et ses grands chantiers.
Avec la série Talking to Ants (Parler aux fourmis), il poursuit sa quête d’imprégnation du lieu dans l’image en immisçant dans la lentille même de l’appareil des objets trouvés à proximité, réinventant là encore la place du paysage au sein de l’image.

Raphaëlle Stopin Voici près de quinze ans que vous avez ancré votre travail photographique dans la ville que vous habitez : Londres, et plus spécifiquement dans votre quartier, si tant est que l’on puisse définir ainsi cette vaste étendue que constitue l’East End. Cette zone, sous votre objectif, semble être une ressource inépuisable. Quel rapport entretenez-vous avec ce territoire ?

Stephen Gill East London est inépuisable mais j’ai réalisé à la fin de l’année 2013 que moi, je n’étais pas inépuisable et que j’étais en train de faire l’expérience d’une sorte d’overdose. J’associe Londres avec le fait de travailler d’une manière assez obsessionnelle. Il est très difficile de s’y détendre. C’est à la fin des années 1990 que j’ai commencé à m’immerger dans East London et à répondre photographiquement à cet environnement, tentant de décrire de manière subjective des aspects de la vie dans cette partie de Londres. Depuis je n’ai jamais arrêté d’y prendre des photographies.

RS Dans la série intitulée Buried, vous avez creusé le sol pour y enterrer des tirages couleurs dans les paysages qu’ils représentaient. Dans Hackney Flowers, vous apposiez sur la surface de l’image des fleurs issues des sites photographiés. Dans Talking to Ants, vous intégrez toutes sortes d’artefacts – pour la plupart des débris méconnaissables – et d’insectes dans le boîtier de votre appareil et enfin, avec Best before End, vous avez choisi de développer vos négatifs en les plongeant dans des boissons énergisantes trouvées dans East London.

On peut certainement sentir à quel point l’intégration d’éléments du paysage dans la matière même de l’image dans vos premières séries venait appuyer l’entropie à l’œuvre dans cet environnement – East London ayant subi de grands bouleversements, sous l’effet du processus de gentrification et son accélération avec les Jeux Olympiques de 2012. Pourtant, dans une série plus récente, dans laquelle la relation au paysage est plus lâche – Best before End –, vous poursuivez cette mise à mal de la surface de l’image. Pourquoi cette nécessité de recourir à ce type d’expérimentations ? La surface de l’image est-elle inapte selon vous à traduire les espaces que vous traversez ? Quelque chose se perd-il nécessairement en chemin une fois que le lieu a été encapsulé sous la gélatine du négatif ou le papier du tirage ?

SG En pratiquant de telles interventions, vous obscurcissez, effacez, retenez autant d’éléments que vous en ajoutez. Cela suscite souvent des sentiments mêlés, d’harmonie et de conflit, une confusion d’échelle ou un manque de clarté. Dans ce déni d’informations, je crois que se crée un espace dans lequel d’autres choses peuvent se passer, où le sujet peut se faire entendre différemment.

La série Buried (2004-2005) que vous mentionnez était, je suppose, une collaboration directe avec le lieu dans lequel je suis revenu pour enterrer ces images : la zone de Hackney Wick, où je les avais réalisées. Je les ai laissées sous terre un moment pour ensuite les déterrer. Le lieu les avait marquées et avait joué un rôle dans l’aspect final de l’image.

La série Hackney Flowers (2004-2007) ressortait du même esprit d’« extraction » : extraire des objets, fleurs et graines, provenant d’un seul quartier de Londres, Hackney, pour les mêler à l’image, en les arrangeant soigneusement à sa surface avant de les photographier.

Comme pour cette dernière série, Talking to Ants (2009-2013) traduit aussi cette volonté d’extraire un fragment du lieu, mais cette fois le travail repose davantage sur le hasard, ou plutôt sur cette zone si particulière situé quelque part entre l’intention et le hasard. Les photographies, faites dans East London entre 2009 et 2013, intègrent des objets et des créatures que j’ai collectés dans les environs puis que j’ai placés dans le boîtier de mon appareil. Cette méthode agit comme un encouragement à l’adresse du lieu : j’attends qu’il embarque à bord de l’image et qu’il soit encapsulé dans l’émulsion du film comme des objets dans de l’ambre. Mon objectif était de traduire l’esprit du lieu en même tant que de décrire son apparence, qui se trouvait alors simultanément devant et dans l’appareil. J’aime penser à ces images comme des photogrammes réalisés dans la chambre noire du boîtier, sur lesquels harmonie et conflit se sont installés aléatoirement suivant l’endroit où les objets se sont déposés.

Quant à Best Before End, c’est une tentative de réaliser une série d’images qui puisse refléter et condenser l’intensité de la vie en milieu urbain, et traduire la façon dont la ville en un sens ne nous autorise plus à être fatigués. Ces “energy drinks” ont une présence physique palpable à l’image, non parce qu’ils sont devant l’objectif mais au sein de l’émulsion, puisqu’ils ont été intégrés au processus de développement. Les images ont été prises à Hackney et les boissons en sont également issues. Les boissons énergisantes ont causé des modifications sur la surface du film et des altérations des couches de l’émulsion, que j’ai ensuite appuyées par endroits à l’aide d’un pinceau alors que l’émulsion était encore souple. Les négatifs individuels étaient ensuite mis à sécher puis re-photographiés.

RS Dans Talking to Ants, les objets que vous intégrez à l’image sont de très petite échelle, étiez-vous donc fourmi vous-même dans cette quête de matériaux ? Comment avez-vous négocié avec le facteur hasard, à quel point cet aspect aléatoire est-il important dans le processus ? Est-ce une forme de liberté que vous récupérez en laissant ainsi certaines décisions artistiques aux bons soins du hasard et des fourmis ?

SG Comme vous l’avez mentionné, au cours des dernières années j’ai tenté de collaborer avec le lieu et le sujet de manières différentes, toutes les expérimentations que j’ai pu menées allaient en ce sens. Je crois que cela venait d’une volonté de prendre du recul et d’avoir moins de contrôle, afin que le sujet puisse s’avancer et in fine, parler de lui-même, c’est ce que j’espère atteindre. Cette façon de travailler repose moins sur les vertus descriptives de la photographie, qu’elle n’est aux prises avec l’ambition d’enregistrer l’esprit du lieu, ou disons les paroles articulées par le lieu lui-même. Le titre « Talking to Ants » se réfère à mon état d’esprit quand je réalise ces images, il renvoie à l’enfance et ces moments où l’on est totalement dans ses pensées, absorbé tout entier dans la contemplation d’objets et de créatures diverses. C’est une forme de liberté aussi pour le sujet, cela me laisse respirer, et lui avec, et cela me permet d’atteindre l’autre côté du miroir. Je ne veux pas déprécier la photographie descriptive mais j’ai souvent le sentiment que la « straight photography » n’est pas suffisante pour véhiculer toutes les idées et les pensées.

RS Vous avez publié un grand nombre de livres, tous à votre compte, sous le nom de votre maison d’édition, Nobody Books, et pour la plupart très vite épuisés. Chacun d’entre eux témoigne du même soin presque artisanal apporté à leur fabrication. Ils n’ont le plus souvent aucune image en couverture, ni aucune typographie visible, mais une sérigraphie reproduisant une peinture ou un dessin. Ils évoquent ces volumes du XIXe siècle habillés de papiers colorés, il y a du mystère dans ces ouvrages qui ne révèlent rien de ce qu’ils offriront aux yeux. Cela leur donne une patine qui les place hors du temps, comme si vous tentiez d’extraire ces images de leur cadre temporel, est-ce une intention de votre part ? Et plus généralement, comment abordez-vous cet aspect de la vie du travail ? La forme éditoriale est-elle le but ultime de tous vos travaux ?

SG Je garde ces deux aspects de mon travail nettement séparés, je ne réalise jamais une série en ayant le livre à l’esprit. Ce n’est que quand la série est finie ou qu’elle m’a épuisé, ou que je l’ai épuisée, que je pense à comment le travail peut faire surface. Et il arrive souvent que des séries ne donnent pas lieu à un livre. Je prends mon temps pour éditer et établir la séquence des images, c’est un processus que j’apprécie. À ce stade, et tout au long du processus de conception, j’essaie de demeurer fidèle au sujet et me replonger dans l’état d’esprit qui était le mien au moment de la prise de vues. C’est vrai que je n’ai pas utilisé d’images sur les couvertures jusqu’à ce jour, j’aime l’idée que l’image soit encapsulée dans le livre même. Le livre fermé est ainsi comme le bouton pause, avant que la lecture ne soit relancée par son ouverture. Pour ce qui est de la vie du travail, je réalise souvent à la fois un livre et des tirages à partir d’une série. Ces derniers temps, j’ai eu davantage d’expositions que lors des années écoulées : plus de musées et de collectionneurs ont acquis des tirages. Je pense que les livres seront toujours une constante dans mon travail parce que ce qu’ils offrent fait totalement sens avec la nature de ma démarche artistique, ils permettent de tenir la cohérence de la série complète dans une séquence fixe, ils sont facilement maniables et transportables, ils ont une vie qui leur est propre, sont plus abordables que les tirages, accessibles à de plus en plus de personnes, dont les étudiants et les bibliothèques, et ils sont tant pour vos mains que pour vos yeux.

Les œuvres de Stephen Gill sont présentes dans de nombreuses collections privées et publiques et ont également été exposées dans des galeries internationales telles que The National Portrait Gallery, The Victoria and Albert Museum, Agnes B, Victoria Miro Gallery (Londres) ; Sprengel Museum (Hanovre) ; Tate (Londres) ; Galerie Zur Stockeregg (Zürich) ; Archive of Modern Conflict (Londres) ; Gun Gallery (Stockholm) ; The Photographers’ Gallery (Londres) ; Leighton House Museum (Londres) ; Haus Der Kunst (Munich), ainsi que des expositions personnelles dans des festivals et des musées dont les Rencontres d’Arles, le festival de photographie Contact à Toronto, Photo España et enfin à FOAM (Amsterdam).

Talking to Ants de Stephen Gill, 2014. Ed. Nobody Books : 10 exemplaires signés par l’artiste à la librairie du Jeu de Paume.

www.stephengill.co.uk
Nobody Books