Le territoire investi par Brea Souders est celui des souvenirs et de la mémoire. Dans cette série, elle explore une matière assoupie – ses archives photographiques – qui, ainsi réanimée par l’artiste américaine, en ressort métamorphosée.
Raphaëlle Stopin Dès vos premières séries, vous avez exploré la mémoire de votre famille et vos propres souvenirs, votre héritage. Comment en êtes-vous venue, avec cette série Film Electric, à saisir le matériau source du médium : l’original ?
Brea Souders J’explore divers concepts dans mon travail, la mémoire étant l’un d’entre eux. Dans Film Electric, ce ne sont pas tant mes souvenirs personnels qui sont à l’œuvre mais la nature même de la mémoire. La série est survenue accidentellement, alors que je coupais de vieux négatifs. Mes archives rassemblent une dizaine d’années de photographies, parmi lesquelles figuraient de nombreux négatifs dont je savais que je ne réaliserais aucun tirage – des négatifs trop clairs ou trop sombres, avec un visage flou, une composition bizarre ou des bascules de couleurs étranges. Ces archives sont une sorte de creuset de ma vie, réunissant des images de vacances en famille, de personnes aimées, d’inconnus, d’animaux, de plantes, des expérimentations, des projets artistiques, des méditations poétiques, des images sur « rien », bref, de tout. J’ai commencé à découper ces négatifs sur une feuille de plastique transparent et alors que je les laissais tomber, je me suis aperçue que certains fragments venaient s’y coller quand d’autres glissaient à terre. Cette force invisible – l’électricité statique – déterminait ce qui restait et ce qui disparaissait. Et cela m’est apparu comme une métaphore tout à fait juste de la nature de la mémoire. Pourquoi certains souvenirs demeurent-ils suspendus au premier plan de notre conscience quand d’autres tombent dans l’oubli ? Cela m’a aussi évoqué la nature fragmentaire des souvenirs que nous conservons, la façon dont une journée entière se résume en impressions et sentiments en demi-teinte sans restituer le panorama complet de l’expérience vécue.
RS Certaines pièces de Film Electric semblent sortir d’une sorte de vortex, rassemblant des fragments non identifiables retenus dans des formes de spirale. Ils paraissent mus par le sens d’une destinée commune, comme s’ils avaient compris qu’ils partageaient un dessein commun qu’il leur fallait réaliser. Comment procédez-vous pour élaborer ces compositions ? D’où émergent ces formes ?
BS Elles sont obtenues en « contorsionnant » la feuille d’acétate, en la pliant et la tordant littéralement. Quand les fragments s’attachent à la feuille par la force de l’électricité statique, ils ne sont pas immédiatement immobiles. Ils bougent à mesure que je manipule la feuille. Parfois, les morceaux s’agglomèrent créant une spirale très dense. D’autre fois, la plupart des fragments vont tomber et ne demeure qu’une composition très minimale. Ce résultat est aussi affecté par le nombre de pièces que j’ai placées, la torsion de la feuille etc. Ces décisions sont basées sur mon ressenti du moment et sur mon désir d’expérimenter le panel des formes.
RS Vous avez toujours fait preuve d’un grand intérêt pour la couleur, que vous maîtrisez parfaitement dans vos photographies. Comment avez-vous travaillé cette composante dans Film Electric ?
BS J’ai dû laisser aller et embrasser les propriétés colorées inhérentes au film lui-même. J’ai toujours été attirée, depuis que j’ai commencé à pratiquer la photographie argentique, par la dominante rouge du film négatif et par sa nature monochromatique. C’était là mon point de départ, à partir duquel j’ai intégré des fragments qui puissent dépeindre le monde suivant ses couleurs « réelles ». J’aime quand les deux s’entrelacent au sein de la même image, quand la couleur abstraite et réelle coexistent. J’apprécie que les couleurs reviennent au hasard sur le devant de la composition, et se détachent de manière frappante des fonds pâles ou neutres. Ces fragments étant tous issus de mes archives, ils sont tous marqués par une palette chromatique que je connais. C’est donc un monde de couleurs qui est déjà mien.
RS Vous êtes habituée à construire entièrement votre image devant votre appareil, qu’est-ce que cela impliquait de prendre cette direction radicalement différente : recycler des images existantes, entamer la matière en la découpant et laisser le soin de la composition à d’autres mains (l’électricité statique) ? À quelle image de votre mémoire, de votre identité, cela vous a-t-il conduit ?
BS Cela m’a fait beaucoup de bien, ce geste consistant à « entamer » mes archives a été comme d’ouvrir les vannes. De vieux travaux ont soudain respiré un air nouveau. Jusqu’à présent, je connaissais ma méthodologie de travail parfaitement, chaque jour que j’entrais dans le studio, je savais quel allait être mon processus de création, j’avais atteint un point où il me fallait faire une pause et dans un sens, me laisser aller. Aujourd’hui je suis revenue à mes images construites en studio, et il est probable que je poursuive également ce type d’expérimentations menées avec Film Electric. Qui sait où ces aller-retours et cette dynamique me conduiront…
Du 12 juin au 1er août 2014 : exposition de Brea Souders à la galerie Bruce Silverstein, New York
Aujourd’hui établie à New York, Brea Souders est originaire de Baltimore et a étudié à l’Université des arts du Maryland. Elle a exposé son travail internationalement dans des galeries et des festivals, parmi lesquels : Bruce Silverstein Gallery, New York, Abrons Arts Center, Camera Club de New York, Center for Photography de Woodstock à New York, Festival International de Mode et de Photographie à Hyères. Elle a reçu une bourse de la Fondation Jean et Louis Dreyfus Foundation à la Millay Colony of the Arts ainsi qu’une bourse de matériaux Kodak par Women in Photography/LTI-Lightside. Son travail a été publié dans New York Magazine, Artnews, and Creative Review.