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Lorenzo Vitturi : “Dalston Anatomy” [FR/EN]


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Des sons, des couleurs et des odeurs, à foison. Lorenzo Vitturi dresse un portrait très personnel de Dalston, quartier de Londres qu’il habite et où se tient un marché multiethnique. Dans ses portraits de passants, clients et vendeurs et dans ses natures mortes de marchandises abandonnées en fin de marché, se rencontrent l’exubérance propre au lieu et les fantaisies personnelles de l’artiste. Il y parle un langage de pigments, de textures et de formes sculpturales maintenues en un périlleux équilibre.


Raphaëlle Stopin Vous avez grandi dans les rues de Venise, la ville d’Europe peut-être la plus impassible face aux bouleversements induits par les temps modernes (érosion mise à part, le paysage y a peu changé) et avez choisi Londres, mégapole fiévreuse, pour ville d’adoption. Le quartier de Dalston, paroxysme de l’activité et du chaos urbain, est devenu le vôtre. Comment cet environnement s’est-il imposé comme votre sujet ?

Lorenzo Vitturi Le paysage de Venise n’a pas changé, c’est vrai, mais socialement, le bouleversement a été drastique. Dans les années 1960, la ville comptait 120 000 résidents. Aujourd’hui elle n’en dénombre plus que 60 000. Ce qui se passe aujourd’hui dans la plupart des villes européennes majeures s’est déroulé à Venise il y a plusieurs décennies déjà. La gentrification change profondément la géographie sociale ; aujourd’hui, seules les grandes marques ou les personnes très riches peuvent se permettre de vivre dans les centres-villes, quand le reste de la population est contrainte à vivre en périphérie. Le cœur de la ville a été transformé en un lieu sec et standardisé, comme une boutique.
Venise est aujourd’hui un Disneyland, un terrain de jeu pour millionnaires et touristes, et Londres est en train de connaître le même processus, dur, violent, de gentrification, qui fait si mal à voir. Je poursuis donc ma promenade dans ces lieux et capture quelque chose de ce qu’ils sont, à l’état le plus cru, le plus brut et beau, avec tous leurs flux, odeurs et façons de faire différentes, avant qu’ils ne soient transformés, qu’ils ne disparaissent, emportés par le temps qui ne cesse de passer.
Quand je me suis retrouvé à Dalston il y a 4 ans, j’ai fait ce que j’avais toujours fait. J’ai cherché la couleur, l’excitation et la vie. J’ai trouvé tout cela en un endroit, au marché de Ridley Road, l’un des plus vieux marchés de Londres et le point de rencontre des communautés africaines, asiatiques et plus récemment, latino-américaines. Pour moi, Dalston est très semblable à Venise –une curieuse et fantastique cacophonie de cultures et de couleurs, de maisons et de voix– et j’ai ressenti ce besoin de capturer le marché, cette communauté puis de les distiller sous forme de photographies.

RS Le titre Dalston Anatomy pose l’idée que vous observez, étudiez voire disséquez le corps que serait ce marché : de ses acteurs – clients et vendeurs – à ses marchandises. Sur quelle partie s’est d’abord arrêté votre regard ? Quelle forme, des portraits ou des natures mortes, avez-vous exploré de prime abord ? L’un appelle-t-il nécessairement l’autre selon vous ?

LV J’aime comparer mon processus à celui d’un anatomiste éclairé. Il faut imaginer le marché, ses produits et ses gens comme un seul et même corps, que je dissèque utilisant mon appareil comme le scalpel du chirurgien et mon studio comme laboratoire. Lors de cette étude d’anatomie, je sélectionne les fragments que j’ai trouvé les plus intéressants, pour leurs formes ou leurs couleurs. Une fois sélectionnés, je les ramène dans mon studio et je les mélange tous, dans une sorte de libertinage plastique où se mêlent sculpture, collage et peinture. Je recrée ainsi de nouvelles anatomies dont les traits n’existent que dans mon monde visuel. Le résultat final de ce processus est une série hétérogène d’images, qui mêle différents langages et approches photographiques : des snapshots, portraits de rue, photographies de sculptures en studio ou de collages et scans de matériaux trouvés.

RS Entre ces deux aspects – portraits et natures mortes – surgissent des parallèles formels étonnants, que la mise en page de votre livre ne fait que renforcer. Les visages, les chevelures, les peaux sont abordés comme des volumes et des matières. Les portraits sont même parfois littéralement supports pour des compositions (vous tirez un portrait sur papier, sur lequel vous intervenez avec des pigments, des tissus, re-photographiant l’ensemble pour obtenir une deuxième image). Le réel est ainsi pris pour matière malléable et transformable. Pourtant dans cette fantaisie baroque, vous constituez un vrai document sur le marché. Dire l’esprit de ce lieu, était-ce une volonté à l’initiative du projet ?

LV Quand j’ai commencé Dalston Anatomy, j’ai juste ressenti le besoin instinctif de geler tout ce que je pouvais faire d’autre à côté, j’ai choisi le coin le plus large de mon appartement, transformé un studio, et j’ai commencé à jouer avec les objets que je pouvais trouver dans les rues avoisinantes de Dalston. C’est comme cela que le projet a démarré. Pendant plusieurs mois j’ai parcouru le marché de long en large, j’ai sélectionné des matériaux, les ai ramenés au studio, ai construit ces sculptures à l’équilibre précaire, les ai photographiées avant et après leur chute. Ce n’est qu’après un certain temps que je me suis demandé ce que j’étais en train de construire, ce qu’il y avait derrière tout cela.
J’ai réalisé que mon environnement était en train de changer à toute allure, les gens changeaient aussi, de nouvelles personnes emménageaient. J’ai aussi pris conscience que les débris que je ramassais dans la rue n’étaient pas des débris ordinaires, mais qu’il y avait parmi ceux-ci des restes provenant d’anciens appartements qui avaient été vidés afin d’être rénovés pour une classe plus aisée.
Ce n’est qu’à ce moment là que j’ai éprouvé le sentiment que ces images n’étaient pas uniquement le résultat de mon imagination la plus secrète mais qu’elles étaient également connectées à une réalité bien plus large : elles faisaient partie d’un tout, d’une « bigger picture » comme on dit en anglais, ma « bigger picture » incluant bien évidemment l’endroit où je vis, la communauté que j’aime et dont je me préoccupe.

RS Dalston Anatomy c’est avant tout un livre. La couverture est faite d’un textile africain très coloré et l’intérieur est aussi dense que les rues de Dalston : images pleine page, sans marges, et peu de pages blanches. En quoi cette forme était-elle porteuse d’évidence ?

LV Dès le départ j’ai su que le livre serait le meilleur moyen de montrer ce que j’avais en tête. Depuis les prémices du projet, des premières collectes d’objets à la création d’atmosphères et la fabrication de sculptures, j’étais en fait déjà dans le processus d’éditing d’un livre et cela m’a aidé à trouver une cohérence visuelle optimale entre l’ensemble des sculptures et les autres matériaux ou formes d’images. J’ai traité chaque double-page comme un espace physique prêt à accueillir une composition différente.
Tout, sculptures, portraits, instantanés, scans de matériaux trouvés, (comme ces feuilles de maïs), a été édité ensemble afin de créer une séquence fluide d’images utilisant les couleurs et les similitudes anatomiques comme liant narratif. Un rythme musical, de l’afrobeat en quelque sorte.

RS Vous avez fait des installations avec vos images dans le marché, vous avez collé des posters de vos photographies sur les palissades ; certaines ont été décollées et réutilisées par les habitants. Vous vous placez là aussi dans le flux des marchandises. Comment vous inscrivez-vous vous-même, en tant qu’artiste et en tant que citoyen, dans votre image ?

LV Dès que j’ai eu fini le projet, j’ai senti la nécessité de le rendre aux gens du quartier, à la communauté du marché (qui doivent être les personnes les plus photographiées d’East London, sans pour autant avoir jamais vu une seule de ces images). Je voulais voir leur réaction et compléter le cycle que j’avais ouvert quand j’ai commencé. Je n’aimais pas l’idée d’utiliser l’âme d’une communauté et d’un lieu pour l’enfermer immédiatement dans une galerie et la montrer à quelques personnes triées sur le volet.
Je crois qu’un artiste doit avoir un rôle actif dans sa communauté et utiliser sa capacité de vision pour montrer les choses dans une perspective différente, au public le plus large possible. Ce que j’entends par là c’est que si nous cherchons toujours à ce que l’art soit un moyen de communiquer de grands concepts, de reconnecter le monde avec ses idées les plus visionnaires, alors l’art ne doit pas être une denrée réservée à une élite fréquentant les musées. C’est précisément ceux qui sont occupés à construire et modeler notre société par leur travail quotidien que l’on doit amener à voir à quel point le fruit de leur travail est beau et significatif. Je me rappelle un des vendeurs du marché qui était émerveillé de voir que ses légumes, vus sous un angle différent, pouvaient devenir des œuvres d’art.
Bien sûr, quand on montre un projet artistique dans un espace public, où l’intérêt premier n’est pas focalisé sur l’art ou la photographie, il faut être prêt à toutes sortes de réactions : des opinions fortes, l’acceptation, comme le rejet. Heureusement, le projet a été apprécié et la majorité des personnes de la communauté ont pris Dalston Anatomy pour ce qu’il est : une ode visuelle à Dalston, comme un endroit unique où se mêlent différentes cultures mais aussi une célébration de la vie en tant qu’expression de la diversité et d’une énergie inépuisable.

Photographe italien installé à Londres, Lorenzo Vitturi (Venise, 1980) a étudié la photographie et le design à l’Instituto Europeo di Design à Rome puis à la Fabrica, centre de recherche en communication de Benetton. De son expérience antérieure dans le cinéma (il y était peintre décorateur), Lorenzo Vitturi a gardé le goût pour l’installation et la mise en scène.
Dalston Anatomy a été sélectionné en 2013 pour le prix « Paris Photo – Aperture Foundation PhotoBook Awards », et simultanément exposé à FOAM 3h à Amsterdam.



www.lorenzovitturi.com
“Dalston Anatomy” de Lorenzo Vitturi, seconde édition
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