À la suite de ses précédentes et récentes séries mettant en scène des objets poétiques de révolte (Eggs, Ropala, Bombs, etc.), le photographe aborde le récent contexte social de son pays, à la fois berceau de l’Europe et devenu, à ses dépens, son laboratoire politico-économique. L’artiste reprend à son compte la démarche de l’opposant contraint au système D, le ready-made répondant chez lui à des critères de formes, de couleurs, de compositions, in fine de poésie, en lieu et place de ceux de la dangerosité ou de l’efficacité escomptées.
Dans ce monde, on retrouve, transfigurés par la main tant que par l’oeil du photographe, des codes et des images que nous connaissons ou que nous avons récemment découvert : de l’univers carcéral et son économie de moyens tel qu’évoqués par Robert Bresson dans Un condamné à mort s’est échappé ou des silhouettes de manifestants vues dans les médias, prises sur la place Maïdan à Kiev, quelques temps après ceux de la place Syntagma à Athènes.
Raphaëlle Stopin Vous avez décidé d’ancrer votre photographie dans votre village natal, situé au Nord de la Grèce, dans les Balkans. Pourriez-vous expliciter le contexte de ce lieu ? Comment a-t-il évolué au cours des dernières années, votre relation à celui-ci a-t-elle elle-même changée ?
Petros Efstathiadis C’est un petit village du Nord de la Grèce, pas ce genre d’endroits que vous mettriez sur une carte postale pour attirer les touristes. La mentalité d’un village – une société miniature – peut être assez excitante quand l’on est très jeune, mais l’excitation s’essouffle vite, car rien de nouveau n’arrive. Les vies sont faites dans la répétition : les mêmes petites actions, jour après jour. Une existence réglée comme une horloge, suivant scrupuleusement une discipline presque absurde ; les petites choses y ont une importance, il y a une réelle satisfaction à leur accomplissement. Le fait de ne plus y vivre m’en donne une vision plus objective. Je lui reconnais davantage son caractère surréaliste unique.
RS Dans vos premières séries, vous photographiez des parents et des voisins, incarnant pour la photo personnages fantasmés et autres figures héroïques, postés devant une bâche de plastique tenant lieu de fond de studio. À partir de ces portraits, vous êtes allé encore davantage vers la mise en scène, mêlant cette fois la sculpture à l’histoire : vous avez entrepris la construction de machines hybrides tels que des canons ou des radeaux, ainsi que toute une gamme de bombes artisanales aussi colorées qu’inoffensives. Comment ces objets poétiques de contestation ont-ils peu à peu émergé ?
PE Mes premières mises en scène, ces portraits dont vous parlez, sont nés d’une obsession que j’avais pour la figure du photographe du début de siècle dernier, le portraitiste des jeunes heures de l’ère photographique. J’avais trouvé cette photographie de ma grand-mère, prise il y a 80 ans par un photographe ambulant, devant un fond de studio défraîchi, un peu sale. Tout m’y a paru familier, presque un siècle après, cette image faisait écho à ce que j’avais alors en tête. Mes premiers portraits pris dans les arrières cours du village sont très inspirés de cette imagerie simple, honnête, du caractère originale de cette photographie, comme si elle avait le pouvoir de tracer une ligne continue dans l’Histoire.
Mes images ressortent de la fiction, j’essaie d’apporter une distance vis à vis de l’histoire de mon environnement proche et de celle de mon pays, mais la vie, telle qu’elle s’y déroule, est bien présente dans mes images. Ces machines bizarres que je construis m’appartiennent, autant qu’à la terre dont elles émergent. Elles sont issues de mon esprit et du territoire qui est le mien. Grâce à elles, je peux rentrer dans la trame narrative que je veux construire, et changer l’angle de vision et la signification d’objets telles qu’un canon, une bombe ou d’un sujet, tel qu’un soldat.
Certains événements historiques, politiques, sociaux m’inspirent le désir de construire un microcosme à partir de leur matière. J’ai je crois ce sens de l’histoire, de la narration, peut-être parce que j’ai été élevé dans une certaine mythologie animée d’actes et de figures héroïques.
RS Dans vos derniers travaux, vous êtes dans un parti pris très sculptural, cette fois appliqué à la figure humaine. Il ne s’agit plus de portrait mais de création de figures monumentales, de gardiens totémiques, tous drapés dans leurs armures customisées, et dans une forme d’absurde.
Face à ces figures, vous avez élaboré un environnement, où vous instillez un sentiment, nouveau pour vos images, de confinement, cadrant plus serré, ne laissant plus apparaître le village dans lequel la mise en scène prend place. On pense aux intérieurs photographiés par Walker Evans lors de la campagne de la FSA (Farm Security Administration) pendant la Grande Dépression. Comment ces deux ensembles, ces gardiens monumentaux, et ces intérieurs mis en scène, se répondent-ils ?
PE Il y a 6 ans, j’ai photographié un petit garçon « drapé » dans du papier aluminium comme un cosmonaute amateur. Ce portrait était motivé par un désir, celui d’amorcer une narration, une odyssée héroïque. C’était en quelque sorte mon premier « gardien totémique », celui-là, envoyé dans l’espace. Mes « lohos » comme je les appelle, ces figures, en sont le prolongement. Me tenant à cette idée de personnages héroïques, j’ai commencé à « construire » des héros. La situation en Grèce et dans le reste du monde me dit qu’il y a urgence et me donne la volonté de prendre la parole davantage, ne serait-ce qu’en images. Je ne vis pas dans une bulle et je ne peux pas me résoudre à rester dans mon canapé, il me faut aller me salir et prendre part à mon armée.
L’œuvre constituée par Walker Evans au moment de la Grande Dépression est d’une contemporanéité frappante. J’ai traversé aussi des endroits de grande dépression, et je n’y étais pas en touriste. Je sens les images de Walker Evans familières, proches, beaucoup de recoins et de murs en Grèce et ailleurs en Europe me rappellent ces intérieurs de baraques miséreuses. Dans mes derniers travaux, c’est une sorte de version contemporaine d’une même histoire qui se joue, en couleurs.
Les photographies des « lohos » sont des figures postées sur un champ de bataille, prêtes à faire front. L’environnement qui les ceint est une sorte de prison, c’est la scène dans laquelle cette bataille doit avoir lieu. Une prison improvisée pour des combattants improvisés.
RS Vos photographies se situent quelque part à mi-chemin entre tragédie et comédie, et stylistiquement entre une sorte de brutalité, une approximation feinte, et une réelle richesse dans les détails et les matières. Comment vous maintenez-vous sur cette frontière étroite ? Pourriez-vous décrire votre processus de travail, celui-ci implique-t-il la construction préalable de scénarios, la réalisation d’esquisses ?
PE Mes photographies procèdent toutes de l’attraction qu’exercent sur moi certains événements historiques. Disons que j’ai certaines obsessions. Je fais des storyboards et des dessins et quand l’idée me taraude suffisamment longtemps, alors je fais mes recherches et si je sens toujours de l’excitation, alors seulement je me mets à la construction. Je collecte des objets dans les granges de mes voisins, et parfois je vais dans la campagne en ramasser d’autres. Maintenant je reconnais facilement ce qui a sa place dans mes images, j’ai des objets fétiches, que j’utilise encore et encore. La plupart sont sales, usés, rouillés et lourds.
Une fois que tout est prêt, j’attends la bonne lumière. Je photographie et remets tout à sa place, et passe à l’image suivante.
Pour être sincère envers mes idées je m’impose de suivre certaines règles, d’utiliser certains types d’objets, de lieux, de garantir la présence d’un certain degré de strates, de détails. Je dois laisser la matière brute, ne pas simuler cette brutalité et pour la garder intacte, je dois procéder de manière instinctive. Je m’immerge dans le lieu et j’imagine qu’il n’y a rien : ni internet, ni électricité ni aucune technologie et je dois alors improviser, tout construire avec le seul recours de mes mains.
Par exemple, pour cette image que j’appelle la « cuisine », j’ai dû trouver un moyen de déplacer et d’assembler tous ces objets, sans aide, sans voiture. J’ai pensé à la manière dont on déplaçait autrefois les pierres pour construire les pyramides. Une fois que l’on est alerte, on trouve le moyen de tout faire.
J’essaie d’atteindre cette qualité d’authenticité dans mes images, de les maintenir instinctives. Si j’y parviens, elles peuvent alors devenir colorées et pleines de détails, drôles et sérieuses, logiques et absurdes : schizophréniques. C’est une marche d’équilibriste en effet, c’est bien ça qui me plaît.
RS Je sais que vous êtes plutôt réticent à envelopper vos images dans des discours trop analytiques. Vous reconnaîtrez pourtant une préoccupation patente pour votre environnement, dont votre œuvre témoigne. A ce titre, quelle en serait la dimension documentaire ?
PE Il y a évidemment un degré documentaire dans toute idée qui prend racine dans le réel éprouvé. Et s’il y a beaucoup de fantaisie dans mes images, derrière chacune d’entre elles, il y a une histoire, un fait, un événement.
Je dirais que mes images ont de plus en plus à voir, de façon certaine, avec des fictions symboliques, des fables auxquelles j’ai envie que le spectateur croit. Je veux que mes images l’emmènent dans une dimension ambiguë, qu’il soit amené contre toute logique à croire à ce qu’il a devant les yeux, à y voir une réalité plausible.
La vraisemblance de fait est une notion toute relative. Ce qui peut paraître de l’ordre de la fiction la plus absurde pour quelqu’un vivant à Londres, peut sembler des plus réalistes à quelqu’un résidant quelque part en Afrique, en Amérique Latine ou dans les Balkans. Pour certains, cela sera totalement exotique et à des années lumière de leur quotidien, quand pour d’autres ce sera de la plus grande des banalités.
Et parfois, cette réalité plausible que j’essaie de construire me rattrape : j’imagine et réalise des bombes artisanales faites de fleurs, de savonnettes et de ficelles et une bombe explose un peu plus tard à Athènes. Je crée des silhouettes cagoulées et harnachées de bric et de broc dans ma campagne et deux mois plus tard en allumant la télé, je les vois sur la place Maïdan.
Diplômé de l’Université pour les arts créatifs de Farnham (Grande-Bretagne), Petros Efstathiadis vit dans son pays natal, la Grèce. Il a participé à l’exposition collective “Realities and Plausibilities” à la galerie Xippas d’Athènes en 2009 et en 2011 à Where the wild ones are à la galerie Ego Barcelone. Il a publié notamment dans Wallpaper* et Monocle.
En 2013, il remporte le Grand Prix du Jury Photographie au Festival International de Mode et de Photographie à Hyères et à ce titre, se voit consacrer lors de l’édition 2014 sa première exposition personnelle. Intitulée “Kipseli”, elle est constituée de travaux inédits, présentés dans ce portfolio, combinant photographies et vidéos.