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Jasper de Beijer: “Udongo” [FR/EN]


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Le travail de Jasper de Beijer (Pays-Bas) aborde, depuis ses prémices au début des années 2000, la question de la représentation, de l’image en tant qu’élément essentiel à la construction de l’Histoire, et à ce titre, en tant que véhicule de mythologies et de clichés. Si sa forme ultime est celle de la photographie, l’œuvre de Jasper de Beijer investit au préalable d’autres médias dont le dessin et la sculpture. Avec Udongo présenté ici, l’artiste façonne de toutes pièces dans son studio des tableaux qui nous renvoient à l’image elle-même fabriquée et forcément simpliste d’un territoire aussi vaste que
complexe : l’Afrique.

Raphaëlle Stopin Tout d’abord, situons Udongo dans le contexte plus large de votre œuvre, en rappelant ici les séries qui l’ont précédée : une de vos premières séries, intitulée Buitenpost, explore le territoire de l’Indonésie, évidemment lié à celui des Pays-Bas par son passé colonial. Vient ensuite The Devil Drives, inspiré du récit par Richard Burton de son voyage dans la régions des Grands lacs d’Afrique équatoriale (côte est), publié au début des années 1860. Immédiatement à sa suite, vous réalisez la série Cahutchu, qui rappelle le passé glorieux de Manaos (Nord-Ouest du Brésil) à l’heure du boom de l’industrie du caoutchouc dans la deuxième moitié du 19e siècle. S’ensuit Heroes and Ghosts, qui aborde l’imagerie du Japon ; Le Sacre du Printemps qui déploie des tableaux de la Première Guerre Mondiale et enfin Riveted Kingdom, série évoquant le grand âge de l’invention industrielle au Royaume-Uni. Si ces sujets sont très différents les uns des autres, en terme de culture et de période historique abordées, ils partagent un trait commun : ce sont des territoires porteurs d’une mythologie puissante, que ce soit celle du fermier colonial, de l’explorateur blanc en terre noire ou du guerrier japonais. Ils sont également marqués par un même sceau, celui de temps à jamais révolus, d’empires voués à leur perte, des périodes de décadence annoncée, voire consommée, dont le souvenir a perduré grâce à l’imagerie tenace qui leur est attachée.

Vos séries tournent autour d’une matière existante, mettant parfois même les deux pieds dedans, cette matière étant celle de l’image collective véhiculée par le sujet. L’image (d’archive, vernaculaire) est-elle toujours le point de départ de vos séries ?

Jasper de Beijer Ce n’est pas systématique. Je peux également être attiré par des récits de voyage ou par une série d’objets aperçue dans un musée. Parfois encore, je vois un documentaire abordant un sujet si étrange que son caractère irréel me stimule aussitôt.

RS Vous mêlez au sein de votre travail différentes pratiques. Quel est le premier medium que vous ayez abordé et comment en êtes-vous venu à la photographie ?

JdB Je pratiquais le dessin, je réalisais de grandes compositions, traitant de sujets souvent liés à la nature. J’ai ensuite commencé à réaliser des maquettes comme références pour mes dessins. Puis est venue la photographie, j’ai réalisé que regarder une photographie c’est toujours y voir une sorte de témoignage, j’ai alors compris qu’en ayant recours à ce médium, je pouvais fabriquer mes mondes imaginaires et construire de toutes pièces des témoignages de ces lieux.

RS Le processus créatif pour chacune de vos images est très long, du moment passé à documenter le sujet, à fabriquer physiquement ce monde imaginaire, jusqu’à assembler les différents matériaux (photographies, matériaux issus d’Internet) et composer l’image finale sur l’écran d’ordinateur. Quel rôle revêt le temps dans votre processus créatif, quelle importante a cette durée du
faire ?

JdB Le temps que cela prend pour transformer l’idée en image est souvent trop long, mais c’est aussi le temps nécessaire pour sa fermentation si l’on peut dire. Une fois que mon imagination est entrée dans un sujet donné, je demeure à l’intérieur de ce monde jusqu’à la fin de son élaboration. C’est comme construire un navire : vous vous voyez voguer sur les vagues, mais pendant ce temps-là, sur les docks, il y a cet objet massif et statique qui doit être tiré à la mer à la fin de la construction. Et tout ce qui semblait si incertain et difficile à manier au commencement se trouve soudain à la mer, tous ces éléments trouvent alors leur place, chaque partie sert le tout et cette masse imposante d’acier devient légère. C’est ce que je ressens quand je vois les premiers tirages de mes images au laboratoire.

RS Une fois l’idée installée et la documentation constituée, vous rendez-vous sur place, en Indonésie pour Buitenpost ou en Afrique pour The Devil Drives, pour confronter l’imagerie à la réalité d’aujourd’hui ou vous maintenez-vous dans le fantasme de ces anciens mondes ?

JdB C’est variable. En tout premier lieu, je ne traite pas de la réalité mais de ce qu’il en reste. Pour la plupart des gens la réalité, c’est ce qu’ils ont devant les yeux, mais ce n’est qu’un angle de la réalité que nous percevons. Dans cette perspective, mon travail s’approche de la théorie du simulacre de Jean Baudrillard. C’est drôle, on parle souvent de la grotte de Platon, mais les ombres sont juste un jeu de marionnettes indonésiennes. Oubliez la réalité et jouissez de son interprétation.

Je voyage beaucoup et cela tient un rôle essentiel dans mon travail mais je sais que la réalité est impossible à attraper, on ne peut pas l’enfermer dans un bocal. Quand vous épinglez un papillon sur un carton, il devient une pièce décorative et vous ne pouvez plus l’imaginer voler.

RS L’isolement de votre studio vous aide-t-il à atteindre ce sentiment d’enfermement partagé par la plupart de vos images, d’un monde également contraint par les limites de l’image ?

JdB Absolument. J’ai besoin d’être seul et nourri d’informations. J’ai ce besoin, et je construis strate par strate, jusqu’à ce que cela ressemble à la version purifiée et filtrée de la part de réalité avec laquelle j’ai commencé, et à mesure de la construction, je m’enferme à mon tour dans ce simulacre.

RS Revenons à Udongo : comme dans la série plus récente Marabunta (dédiée à la guerre des narco-trafiquants au Mexique), vous traitez de l’imagerie contemporaine. La mythologie de ces territoires est bien plus récente et véhiculée par les médias et le cinéma, davantage que par la littérature. Pourquoi avoir déplacé votre intérêt vers ces sujets d’actualité « chaude » ? Ces séries répondent-elles à une préoccupation que vous auriez quant au fait que la société des médias maintient une sorte d’âge colonial en réduisant ces territoires « exotiques » aux clichés que nous élaborons à partir d’eux ?

JdB Dans un certain sens, c’est juste de l’histoire moderne. L’Histoire (celle qui est racontée et passée) est une série de petits paquets joliment ficelés qui ont une connexion claire les uns avec les autres, comme la relation de cause à effet par exemple. Si nous ne procédons pas ainsi, l’histoire devient un chaos, comprenant de si nombreux facteurs qu’aucune logique n’y serait perceptible. Mais à vrai dire, l’histoire ne répond à aucune logique et la relation de cause à effet en matière de faits historiques est bien plus complexe que nous ne l’imaginons. Les médias écrivent l’histoire, ils concoctent ces petites bouchées faciles à avaler et ensuite relèvent les relations entre les événements pour les rendre intelligibles. Dans ce sens, l’histoire et les médias ont ça en commun : ils écrivent une saga, avec des bons, des méchants, des récits avec des fins tristes ou heureuses, mais ce n’est pas la façon dont le monde fonctionne.

RS Dans certaines de vos séries (Le Sacre du Printemps, The Riveted Kingdom et Wir sind das Gedächtnis, qui évoque ces grands monuments qui furent détruits pendant la Seconde Guerre Mondiale et que vous imaginez reconstruire avec des matériaux hétéroclites trouvés sur les champs de ruine), vous traitez d’un territoire bien plus proche – à la fois sur un plan géographique, culturel et historique – puisqu’il s’agit de l’Europe, au 20e siècle. Est-ce que l’éloignement des territoires que vous avez abordés en premier lieu (Manaos, l’Indonésie, l’Afrique) et l’exotisme que cela charriait vous était nécessaire pour acquérir la distance adéquate et enfin construire votre propre fantasme et image ? Ces travaux vous ont-ils préparé à questionner de manière plus précise l’imagerie de notre culture moderne ?

JdB Vous touchez quelque chose là. Au début de ma carrière, c’était plus facile de mettre l’exotisme en bocal et de l’étudier. Maintenant je sais que ce mécanisme marche de la même manière partout, de mon pas de porte jusqu’à la forêt sombre d’Amazonie. Je suis très heureux de ne pas être un scientifique qui ait à expliquer les merveilles du monde. Je peux me contenter de prendre mes distances et de jouir de raconter des histoires, sans égard pour la vérité. Les scientifiques disent que le monde comprend 11 dimensions. Alors quelle sorte de réalité peut découler de seulement 4 dimensions ?

Diplômé de l’Amsterdam School of the Arts et de l’Autonomous Design program de l’école d’art d’Utrecht, Jasper de Beijer est établi à Amsterdam. Son œuvre a été présentée dans de nombreuses expositions personnelles et collectives, et figure dans plusieurs collections, dont celle de la Bank of America et Rabobank. Parmi les institutions et galeries qui l’ont exposé, on compte The Hague Museum of Photography, the Museum of Contemporary Art Denver, Museum Het Domein (Sittard), Asya Geisberg Gallery (New York), Galerie Nouvelles Images (La Haye), Galerie TZR (Düsseldorf), Hamish Morrison Galerie (Berlin) and Studio d’Arte Cannaviello (Milan). Son travail est égaement présent sur les foires d’art international telles que PULSE New York ou encore SCOPE Miami.



www.debeijer.com