Il y a bientôt cinq siècles que La Boétie écrivit son Discours sur la servitude volontaire. Jadis, c’était la soumission au monarque absolu que dénonçait l’ami de Montaigne. Aujourd’hui, la servitude volontaire a pris des formes nouvelles, d’autant plus sournoises qu’elles se bardent de moralité. Les pays occidentaux – et ses intellectuels en particulier – ont embrassé avec d’autant plus de ferveur la cause des printemps arabes qu’ils y voyaient la preuve du fait que les peuples du Levant s’illuminent donc, enfin, des Lumières et qu’ils se décident à décapiter, après quelques siècles de retard, les têtes de leurs tyrans. Il était temps, diront les bien-pensants, ceux qui se savent déjà du bon côté : il y donc bien une raison à l’œuvre dans l’Histoire. Pourtant, cette condescendance avec laquelle on a porté le regard sur les tentatives du monde arabe, jamais assez concluantes, de se défaire de ses despotes, ferait presque oublier que dans nos sociétés, une autre tyrannie s’est établie d’autant plus durablement qu’elle ne dit pas son nom : la tyrannie de la bien-pensance. Vous ne connaissez pas ? La bien-pensance, c’est cette idéologie désormais hégémonique qui, au nom de principes moraux dont elle détient les clés, demande avant tout la chose suivante : d’arrêter de penser. D’arrêter de penser, comprenez-vous, car cela risquerait de heurter la sensibilité de certains.
Au début du mois de mars, le Jeu de Paume a vu son compte Facebook suspendu pendant 36h. Le grief ? Sur sa page du réseau communautaire, le musée avait affiché une photo en noir et blanc de l’artiste Laure Albin Guillot (1879-1962) montrant un nu féminin drapé. Facebook interdisant toute forme de nudité, le compte fut automatiquement suspendu et le musée mis en garde contre toute infraction future. Si le compte a entre-temps été rétabli, le musée a promis d’autocensurer sa communication sur le réseau social. Peu de temps auparavant, la page Facebook du magazine américain The New Yorker avait elle aussi été suspendue, à cause d’un caricature montrant Ève aux seins nus. Soucieux de ne pas se mettre à dos le puissant réseau, le dessinateur Mick Stevens avait remplacé le dessin incriminé par une version où il aura pris soin de rhabiller Adam et Ève. Jusqu’où ira la servitude volontaire ?
Après l’affaire du « Concept du visage du fils de Dieu » du metteur en scène italien Romeo Castellucci, où des intégristes catholiques étaient presque parvenus à faire déprogrammer au Théâtre de la Ville de Paris ce spectacle accusé de « christianophobie », c’est au tour de l’exposition de l’artiste palestinienne Ahlam Shibli, qui vient de s’ouvrir au Jeu de Paume, aux Tuileries, de faire craindre une nouvelle vague de terrorisme moral. Depuis son inauguration, les menaces sont quotidiennes et le musée a dû être fermé, vendredi soir, pour une alerte à la bombe : l’exposition est incriminée de faire « l’apologie du terrorisme », notamment par la Ligue de défense juive (LDJ). Comble du paradoxe, bien sûr, quand on sait que cette association, interdite aux Etats-Unis et en Israël, avait attaqué physiquement les spectateurs d’une pièce palestinienne en 2009, dans le VIIe arrondissement, et qu’un de ses commandos avait pénétré au Musée d’art moderne de la ville de Paris en 2010, pour saccager l’exposition du photographe allemand Kai Wiedenhöfer dédiée aux conditions de vie dans la bande de Gaza.
Bien sûr, on pourra toujours dire que ces sont là des groupuscules marginaux et d’ailleurs, les « bien-pensants » ne manquent pas de se démarquer de leur violence. Mais ils n’en demandent pas moins la déprogrammation de l’exposition, à grands renforts venant de l’étranger. Etrange, quand on sait que pendant toute la période pendant laquelle l’exposition avait été montrée précédemment au Musée d’art contemporain de Barcelone, celle-ci n’avait suscité pas la moindre polémique… En quoi font-elles donc scandale, aujourd’hui, en France, ces photos d’Ahlam Shibli et en quoi feraient-elles « l’apologie du terrorisme » ? Il est peu probable que ce soit la série sur les commémorations de la Seconde guerre mondiale à Tulle, en Corrèze, ni celle sur les orphelinats en Pologne, ni même sans doute celle sur les homosexuels et transsexuels au Proche-Orient.
Des six séries, c’est donc la dernière, intitulée Death, qui est incriminée. La photographe, née en Galilée en 1970 et appartenant elle-même à la minorité arabe des bédouins d’Israël, s’y intéresse à la place centrale qu’occupent, au sein de l’imaginaire palestinien, les morts de la Seconde Intifada (2000-2005). Au fil des foyers qu’elle visite dans les camps de réfugiés de Naplouse et des alentours, elle montre ces portraits, souvent glorifiés, des jeunes hommes qui sont morts, ou bien sous le feu des balles israéliennes ou bien parce qu’ils se sont fait exploser lors d’attentats kamikazes. Des familles qui jusque-là n’étaient que des familles ordinaires deviennent soudain des familles vénérées, parce qu’un des leurs est devenu un « martyr ».
Dans son communiqué publié le 13 juin 2013, la ministre de la Culture ne soutient qu’à mi-mot l’institution dont elle a pourtant la tutelle, se montre compréhensive face à tous ceux que ces images dérangeraient et demande au Jeu de Paume de « distinguer la proposition de l’artiste de ce qu’exprime l’institution ». Mais qu’est censée exprimer une institution ? Quel est le message (bien-pensant) que doit faire passer un musée « contre » ses artistes ? Il est bien triste de voir qu’au pays de Victor Hugo, de Voltaire ou de Rousseau, le ministère qui a en charge de défendre la liberté d’expression artistique considère que sa mission consiste au contraire dans son encadrement étroit. Bref, de défendre un art neutralisé, embaumé et sociologisé d’avance, pour éviter le risque que l’art puisse éventuellement nous faire réfléchir.
« Mon travail est de montrer » dit Ahlam Shibli « pas de dénoncer ni de juger ». Or c’est précisément ce qu’on semble vouloir lui refuser. L’artiste, qui dans la série Trackers, également exposée au Jeu de Paume, tente de montrer toute l’ambiguïté de cette communauté bédouine dont elle est issue, prise en étau dans le conflit et accusée de traîtrise par les deux côtés, cette même artiste est sommée de s’identifier, de choisir son camp et de signifier clairement ses intentions, de façon à pouvoir être mieux réfutée ensuite. Pour cette forme – la plus subliminale – de censure qui consiste à déterminer le sens d’une œuvre pour mieux en évacuer ensuite la puissance dérangeante, le poète Bernard Noël (celui même dont le roman Le Château de Cène avait été condamné pour outrage aux mœurs en 1973) avait trouvé une expression cinglante : il appelait cela la « sensure ».
Emmanuel Alloa, 2013
Chercheur à l’Université de Bâle au sein du Pôle National de recherche eikones, Emmanuel Alloa enseigne la philosophie à Bâle ainsi que l’esthétique au Département d’arts plastiques de Paris VIII.