— La parole à…
Marie-José Mondzain : NE CÉDONS PAS


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Le vendredi 14 juin, le Jeu de Paume a été contraint de fermer brutalement ses portes pour des raisons de sécurité. Une alerte à la bombe, précédée de menaces qui continuent encore aujourd’hui de s’exercer contre sa directrice ainsi que contre son équipe, est à l’origine de cette soudaine et stupéfiante décision. De quoi s’agit-il ? On peine à croire au motif de cette décision qui révèle une terrible confusion entre la terreur et la censure, confusion perversement produite et cultivée par des extrémistes qui se livrent de plus en plus régulièrement à un sophisme dévastateur : ils menacent, cherchant à inspirer la crainte au cœur de la société civile. Incriminant tout geste créatif de leurs adversaires devenus à leurs yeux suppôts du terrorisme, ils entravent tout accès à une œuvre et tout débat. Dès lors comment débattre d’une œuvre soustraite aux regards et à la pensée ?

Voici les faits :

L’artiste palestinienne Ahlam Shibli expose actuellement sous le titre « Foyer Fantôme » un vaste ensemble de photographies qu’elle a pris soin d’accompagner de textes clairs qui informent le spectateur des circonstances, des lieux dans lesquels les personnes, le plus souvent nommées, acquièrent leur visibilité. Plusieurs sections rythment cette exposition. L’une concerne les Bédouins palestiniens engagés volontaires dans l’armée israélienne, une autre les gays, lesbiennes, bi et transsexuels d’origine pakistanaise, libanaise, turque, palestinienne et somalienne, une autre nous conduit dans un orphelinat de Pologne, une autre encore en Corrèze dans les lieux de la résistance au nazisme qui abritent aussi la mémoire des guerres coloniales. Enfin vient le corps du délit qui déchaîne la violence de qui exige la censure, la section intitulée « Death » qui témoigne de tous les gestes de résistance et de construction d’une mémoire collective dans la ville de Naplouse, en Palestine. Oui, Ahlam Shibli photographie les murs de la ville et les cloisons de l’espace domestique où, par-delà ces murs qui les isolent, le visage des morts, victimes volontaires ou non, sont là pour dire la présence parmi les vivants de la souffrance, du deuil et de la poursuite du combat.

Dans toutes ses parties, l’exposition montre sans emphase ni complaisance les différents chemins que prend la mémoire pour donner aux vivants et aux survivants l’abri d’un « foyer », d’une appartenance fragile et menacée. Résister à l’oubli du passé pour résister aux épreuves du présent. À quel espace imaginaire appartiennent-ils ? Espace complexe où le réel est traversé par les fantômes ; espace dont Ahlam Shibli respecte les contradictions. Cette exposition est subtile, elle parle de la violence sans la moindre violence, elle évoque les désordres en ne donnant aucun ordre, elle propose un regard sans chercher la complicité d’un autre regard. L’art donne visage et voix à ceux qui en sont privés, l’image donne une patrie à ceux qui n’en ont pas. Hospitalité d’une visibilité impalpable mais qui produit espoir et courage.

Il s’agit d’une œuvre, c’est-à-dire d’un geste d’art dont l’énergie émotionnelle doit sa force politique non à quelque message idéologique mais à la liberté qui nous est offerte. Voilà ce que ne supportent pas les idéologues fanatiques qui ne peuvent penser aux Palestiniens qu’en termes d’invisibilité et d’effacement.

Ils harcèlent, menacent et réclament la censure de l’exposition, sa fermeture pure et simple au motif des variations regrettables des interprétations. En un mot, un geste d’art devrait être une injonction à aimer et à haïr sur ordre d’un pouvoir imposé par la force. Cela trace le chemin bien connu de toutes les dictatures.

Ce n’est pas au Jeu de Paume ni à sa directrice qu’il revient d’assurer protection et liberté aux artistes, à leurs œuvres et aux visiteurs qu’ils accueillent. C’est à celles et ceux qui disposent des forces de l’ordre et qui ont la charge des créations de l’art et de la culture de prendre position fermement et d’agir en faveur du respect inconditionnel que toute démocratie digne de ce nom doit à la liberté de création et d’expression. Faute de quoi les bénéfices escomptés du maintien de l’exception culturelle ne sont plus que rodomontades et fausse rhétorique dans un paysage européen où toutes les libertés sont menacées. Conjurons et combattons le fantôme de la dictature pour que les exigences qui nous habitent fassent de nous, résolument et contre tout, une communauté humaine qui ne cédera à aucune pression, ni frilosité opportuniste.

Nous, citoyennes et citoyens, attendons donc impérativement des institutions le soutien et la protection inconditionnels que mérite toute création, et cela en dépit des menaces de ceux qui veulent obtenir la censure, contrôler la liberté des artistes en visant celles et ceux qui les accompagnent et les soutiennent. Aujourd’hui, de façon irrecevable et contradictoire, le ministère emploie la formule suivante : « Cette neutralité revendiquée, peut en elle-même choquer et donner lieu à de mauvaises interprétations. » Voilà qui serait comique en toute autre circonstance… Ainsi l’art devrait-il sortir de sa « neutralité » pour indiquer clairement l’univocité de sens d’une image? Le Ministère de la Communication semble oublier que la Culture et l’Art, qui sont par excellence et par définition le champ de l’indétermination et de la liberté, relèvent aussi de sa charge. L’art doit rester une fête de l’esprit ouverte à toutes les interrogations et susceptible de partager l’énergie et le courage de ceux qui savent, mieux que tout autre, les risques que l’on prend au cœur de cette « neutralité ». Là se situe l’enjeu de notre appel : c’est un enjeu d’humanité et de vérité.

NE CÉDONS PAS !!!

Marie-José Mondzain, philosophe