C’est que leur vie n’est qu’un voyage (…) La vie, c’est celle du viator. Ceux qui dans ce bas monde – comme ils disent – sont comme à l’étranger (…) C’est que, en quelque point que l’on soit de ce prétendu voyage, la structure, c’est-à-dire le rapport à un certain savoir, elle, n’en démord pas. Et le « désir », comme on traduit improprement, est strictement, durant toute la vie, toujours le même. Jacques Lacan1.
Les artistes paysagistes du 19e siècle, en quête de panorama, étaient fascinés par le décor naturel qu’ils étaient les premiers, sinon à embrasser du regard, du moins à peindre ou à photographier. Dans les vastes étendues du Nouveau Monde, dans des contrées apparemment inhabitées, il était difficile de faire la part entre le voyage et la conquête, l’exil et l’évasion, la promenade et l’expédition. Dès qu’ils posèrent leur chevalet ou leur trépied, comme un drapeau fiché au sol, la nature les regardait, le paysage s’offrait et se rendait, par l’entremise de l’art, au pays. À la différence des artistes d’Europe, qui depuis peu se dispensaient du voyage en Italie, ils découvraient une antiquité végétale que l’on répute vierge, parce qu’elle ne recèle en elle aucun vestige historique. Laurence Bertrand Dorléac rappelle le choc des premières peintures de paysage : « Avant qu’ils ne se mettent à se promener, en Europe, les voyageurs étaient bien moins intéressés par le spectacle de la nature hostile que par les lieux à visiter pour leur mérite historique qui permettaient de retrouver les signes de la culture classique gréco-romaine. Et quand la représentation de ces signes du passé tendit à disparaître, le choc fut tel que l’on attaqua les artistes qui voulaient s’en passer en les accusant de rompre avec l’histoire. »2 Peu après que les artistes européens réinventèrent la peinture de paysage en se détournant des tourments de l’histoire (échecs des révolutions, ou pertes de territoires dans les défaites de la guerre), les artistes américains tentèrent de leur côté d’apprivoiser l’immensité du paysage à leur histoire naissante. Dans l’un et l’autre cas, le paysage ne fait pas moins œuvre de monument historique. Réappropriation d’un territoire perdu ou nouvelle conquête, le paysage est toujours délimité à l’intérieure d’une frontière que la représentation légende en souvenir de champ de bataille ou en repérage des guerres à venir.
On retrouve le chevalet du peintre paysagiste au centre de l’installation Idyll Pursuits (1991) de Renée Green 3. Il fait face à une cimaise rectangulaire sur laquelle on devine des traces de pas, ainsi que, juste au-dessus, une photographie en noir et blanc d’un paysage de montagnes aux sommets enneigés. C’est une photographie touristique, prise par l’artiste elle-même, lors d’un voyage au Venezuela. Un drapeau triangulaire jaune surmonte ce bloc portant les mots « El Dorado ». De nombreux tableaux, encadrant tantôt des photographies, tantôt des textes, sont posés au sol, entourant et délimitant l’installation, ou encore accrochés à la verticale derrière la cimaise. Les lettres des textes ont été scrupuleusement imprimées une par une, semble-t-il, car elles forment des lignes irrégulières. Elles remplissent la toile du chevalet et ornent également la palette du peintre posée à plat sur son tiroir tiré à l’extérieur. Une longue vue pointe depuis le haut du chevalet en direction de la cimaise, elle-même reliée au chevalet par des harnais. Renée Green met en scène un poste d’observation, la place du regardeur accompagné des instruments de sa convoitise. La prise de vue situe, plus qu’il n’offre à la contemplation, un paysage lointain et inaccessible. Les tableaux rassemblent des documents autour de la figure de Thomas Cole, peintre voyageur et fondateur de l’Hudson River School. Sur la toile, on peut lire l’itinéraire détaillé de l’expédition en Amazonie de Georges Catlin, peintre connu pour ces portraits d’amérindiens ; sur la palette celui de Frederic Edwin Church, le plus proche des disciples de Cole, qui entreprit comme son maître de nombreux voyages en Amérique du sud pour y trouver des motifs exotiques. D’autres tableaux mentionnent encore un roman d’aventure du 19e siècle, de Frank Redcliffe, A Story of Travel and Adventure in the Forests of Venezuela, notamment par cette citation : « Je sentais que je possédais la vie de toute chose. Je pouvais voir dans ma main. L’étroitesse du jeu commença à me dégoûter ; il n’y avait rien pour défendre cette vie ; et je soupirai pour les prairies. »
Ces itinéraires renvoient conceptuellement aux procédés que les peintres modernes prennent pour objet dans une pratique autoréflexive et critique de leur art. Maintenus hors du cadre de la peinture, ils affichent le prix dissimulé des expéditions qui sanctifie le paysage idyllique. Ces itinéraires dressent la liste factuelle des lieux visités, des destinations choisies, des escales incontournables, des arrivées et des départs échelonnés. Ils retracent, étapes par étapes, les déplacements qui ont amenés le peintre devant son motif. Ces voies suivent celles des pionniers, des explorateurs, des missionnaires, des chercheurs d’or ; elles transportent les convois de marchandises et favorisent l’expansion colonisatrice de nouveaux territoires. Tirés des archives muséographiques, ces itinéraires de voyage sont consignés dans le style de procès-verbaux. Ils opposent la lecture à la contemplation, l’histoire au sentiment élégiaque du paysage. Comme Simon Schama l’indique, « les peintres américains ont beau vouloir créer un art neuf, en rupture totale avec le passé, un art brillant d’innocence, à l’image de leur Nouveau Monde édénique, qu’ils en aient conscience ou non, bon gré mal gré, ils sont les héritiers d’une tradition métaphorique tenace et ancienne. Du reste, la vénération du bois sacré des origines est d’autant plus remarquable que ceux qui accrochent ces icônes dans leur salon sont rarement des sentimentaux larmoyants. Certes, Luman Reed et Daniel Wadsworth, les protecteurs de Church et Cole, se flattent d’avoir bon goût, mais ils n’en sont pas moins des négociants de New York et de Nouvelle-Angleterre et leur capital, investi dans des centaines d’entreprises fructueuses, s’emploie précisément à faire disparaître ces bois qui font l’objet de leur culte […] Même sous sa forme la plus agressive, la plus impérialiste, l’Amérique moderne n’est donc pas davantage vidée de ses mythes et de sa mémoire du paysage que n’importe quelle autre culture. Et il faudrait suivre aveuglément les axiomes des Lumières pour déclarer la science et le capitalisme incompatibles avec la religion naturelle4. »
Parmi ses paysages romantiques, Thomas Cole a peint deux séries de tableaux allégoriques. La première, intitulée « Le Destin des Empires » (1836), comprend cinq toiles : L’État sauvage, l’État pastoral, L’Apogée, La Destruction, La Désolation. La seconde, « Voyage de la vie » (1842), forme une série de quatre toiles : Enfance, Jeunesse, Maturité, Vieillesse. Le voyageur n’est pas seulement celui qui se perd dans un paysage hostile ou idyllique, il est aussi celui qui vit sa vie comme un voyage qui le conduit de la naissance à la mort. Et ce, dans une civilisation qui elle-même se développe selon le modèle des âges de la vie. La beauté d’un paysage repose sur son caractère transitoire, d’autant plus accrue qu’elle s’accompagne du sentiment que l’on disparaîtra avant lui. Le peintre célèbre l’éphémère destinée en peignant chaque paysage comme s’il pouvait être le lieu de son dernier séjour. La vision du monde touristique découle à sa manière du romantisme Colien. Comme Thomas Cole avant lui – étranger en ce bas monde –, le touriste s’arrête devant le décor naturel. Mais là où l’artiste s’absorbait dans une nature plus grande que lui, dans une effusion sublime qui anticipait sur sa propre mort, le touriste, lui, dans une effusion pittoresque, anticipe son propre retour à la maison.
S’éloignant de la société, Thomas Cole veut se croire non seulement le premier découvreur (ce qu’il obtient par la peinture) mais aussi le dernier témoin (avant le déboisement de la civilisation). Il y projette, isolée de toutes autres, sa dernière demeure (La Croix dans la solitude, vers 1845 ; Croix au crépuscule, vers 1848, par exemple). Sa tombe solitaire face au paysage prend la place de la Rückenfigur romantique. Il est curieux d’observer que son disciple Frederick Edwin Church reprit telle quelle cette image, dans son hommage À la mémoire de Cole, en 1848. Peignant à son tour le double du tombeau de son maître, cette fois bel et bien posthume, mais toujours imaginairement situé en pleine nature, perdue au sein d’un immense temple végétal. Sa tombe redouble, non le regard du spectateur devant le tableau (rapatriant par le procédé de la Rückenfigur le regard des cieux sur la terre), mais le désir de conquête du peintre porté par un désir de mort (réinstaurant au passage un regard céleste). On devine toutefois, derrière la colline, un monticule : comme le décrit Elias Canetti, dans Masse et puissance5, la grande ombre de la forêt produit un effet de masse qui rappelle au promeneur solitaire la société toujours plus nombreuse des morts sur celle des vivants. Il est vrai qu’à cet égard, un paysage américain ne produit pas aussitôt le même effet qu’un paysage européen. Malgré son étendue, on pense aux îles. Le mythe de l’Eldorado des conquistadors subsiste intact dans nos représentations. Reste que ces peintures de paysage idyllique (qui absorbe jusqu’à la naissance et à la disparition des empires) sont des trophées de guerre. Elles célèbrent une paix qu’une nature conciliante paraphe en se divinisant. Lévi-Strauss, écœuré par les romans d’aventure, les récits de voyage et les albums illustrés en kodachrome, notait dans ses Tristes tropiques que, non satisfait d’avoir anéanti les populations autochtones et leur culture, il fallait encore aux Colons anoblir leur ombre, sans laquelle ni l’Arcadie des anciens ne pouvait être attesté, ni l’Éden de la Bible vérifié6.
Damien Guggenheim
Renée Green, Ed. Jrp/Ringier, 2009
References