Ingénieure en informatique et auteure de science-fiction, Catherine Dufour propose ici une malicieuse trilogie de contes. Un genre littéraire souvent associé à l’enfance pour ses traits fantaisistes mais aussi pour ses pouvoirs d’imagination et de projection, un futur en appelant un autre. Au fil de cette promenade parisienne, Émile, Émilie et Emmy parcourent le siècle passé comme le Pont Royal enjambe la Seine…
TROIS CONTES DU FUTUR ANTÉRIEUR
1900
Il était une fois un petit garçon nommé Émile, qui s’ennuyait terriblement dans la vie. Tout l’ennuyait et il s’ennuyait partout, avec tout le monde.
Pousser son cerceau aux Tuileries en compagnie de son ami Dédé lui
pesait ; jouer aux billes avec son ami Lulu sur le sable, près du grand
bassin, le faisait bailler. Il n’avait même pas le coeur de courir sur les
pelouses, pour attraper des papillons avec son petit filet vert.
Un jour qu’il se promenait le long de la Seine derrière ses parents, et qu’il
poussait dans leur dos des soupirs déchirants, il aperçut un vif éclat sous
un buisson d’épimèdes. Se penchant, il distingua une grosse bille de
verre abandonnée dans la boue, et qui scintillait au soleil.
– Oh ! Un calot.
Émile se glissa sous le buisson pour ramasser le calot. Il le frotta contre
sa manche pour le nettoyer. Comme il faisait ce geste, soudain ! tout se
brouilla. Il vit, comme dans un rêve, son père et sa mère s’éloigner au
fond d’un épais brouillard ; il eut l’impression d’être pris dans un grand
vent. Il ne le savait pas, mais c’était les années qui passaient autour de lui
à toute vitesse, comme des arches d’or.
Émile se frotta les yeux avec ses poings, plusieurs fois. Rien n’y fit : il était désormais tout seul sur un quai très bien maçonné, et ce qui ressemblait
à la Seine coulait paresseusement deux mètres plus bas. Il leva la tête :
au-dessus de lui, comme un fantastique ballet, glissaient des centaines
d’aéroplanes. Certains avaient une, deux, voire trois ailes, et ils étaient
de toutes les couleurs. Les uns étaient minuscules, les autres grands
comme des diligences, et transportaient des dizaines de gens dont
Émile n’apercevait que les chapeaux dépassant de la nacelle. Au milieu
de tout cela, des policiers pourvus d’ailes articulées, reconnaissables à
leur uniforme et à leur bâton blanc, faisaient la circulation. Il y avait aussi,
plus haut, presque à hauteur de jolis nuages blancs, des montgolfières
bariolées. Elles se dirigeaient à l’aide de grandes hélices dont les pales
luisaient au soleil. Des cris, des bruits de moteur et des rires tombaient
du ciel sur la tête d’Émile stupéfait !
Émile décida de quitter les berges, et chercha un escalier : il n’en vit aucun. Mais une rangée d’ascenseurs s’ouvrait dans le mur. Comme il
en approchait timidement, un préposé lui fit un grand sourire, ouvrit la
porte d’une des cabines et dit d’une voix forte :
– Attention à la marche !
Émile entra timidement dans l’ascenseur tout tapissé de glaces et de
velours rouge. Le préposé referma la grille et abaissa un levier : moins
d’une minute plus tard, la grille s’ouvrait à nouveau sur un immense
boulevard.
« Tout le monde descend ! » hurla le préposé. Émile sursauta, fit un pas hors de l’ascenseur, et faillit tomber : le trottoir venait de se dérober sous ses pas.
Éberlué, Émile s’aperçut que le paysage défilait lentement devant lui. Il reconnut au passage le pont Royal, baissa les yeux sur ses chaussures : il
se tenait sur un immense trottoir roulant, dont les lattes de bois glissaient
sans bruit sur la chaussée. Émile, peu rassuré, se rapprocha doucement
du bord et, prenant son courage à deux mains, il sauta…
[…]
Texte original © Catherine Dufour, 2021.
Le Jeu de Paume remercie Catherine Dufour pour son aimable et généreuse collaboration.
« Le futur a une gueule d’accident de voiture » / Usbek & Rica
Catherine Dufour / Librairie