— Bibliothèque idéale
Vanessa Beecroft,
tableaux vivants


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Les filles simulaient les sculptures, et les sculptures qui ont été installées ressemblaient à des corps de femmes vivantes. Vanessa Beecroft1

Couverture du catalogue de l’exposition de Vanessa Beecroft au Musée d’art contemporain Castello di Rivoli, Turin, Italie (du 8 octobre 2003 au 25 janvier 2004) Performance 1993-2003, (Skira, 2003)



Les critiques se sont souvent contentés de voir dans les performances spectaculaires de Vanessa Beecroft un commentaire des canons de beauté prescrits par la mode, prenant la forme d’une condamnation de la marchandisation des corps et des stéréotypes aliénants. Comme s’il suffisait de représenter une image ou de mettre en scène une imagerie pour en dresser sa dénonciation. Ils se sont arrêtés à une critique idéologique de l’image du corps des femmes ou du moins à sa dimension rhétorique. Mais quel est au juste le corps du modèle ? On peut penser que le modèle qui pose depuis des siècles pour les artistes gagne à s’éclairer par celui de la mode, qui a repris le nom de mannequin d’atelier pour le désigner et l’employer. Il a rarement eu, ou qu’accessoirement, un nom propre. Bien qu’il soit en représentation, il n’endosse pas tout à fait un rôle. Roland Barthes a situé le paradoxe du corps du modèle (de la cover-girl) qui est à la fois individuel, tout en étant investi d’une valeur d’institution abstraite : « sa fonction essentielle n’est pas esthétique, il ne s’agit pas de livrer un “beau corps”, soumis à des règles canoniques de réussite plastique, mais un corps “déformé” en vue d’accomplir une certaine généralité formelle, c’est-à-dire une structure ; il s’ensuit que le corps de la cover-girl n’est le corps de personne, c’est une forme pure, qui ne supporte aucun attribut. » Il ajoute que sa mise en situation dans un décor tend bien souvent à recouvrir cette abstraction.


C’est cette abstraction qui est engagée dans les performances de Vanessa Beecroft. Les mannequins ne défilent pas, mais forment un ensemble, comme un tableau vivant immobilisé dans son exhibition, à ce point de passage entre le tableau et le podium. Les femmes posent sans costumes, sans accoutrements, sans déguisements ; et bien que déshabillées, elles se présentent rarement entièrement nues. Une fois dévêtues (de leurs signifiants, de leurs mouvements, comme de leurs vêtements), c’est la pluralité des corps seule, qui compose un groupe plus ou moins serré ou relâché, qui leur donne consistance, leur confère une tenue et leur assure un maintien. Ses figures se passent, dans leur absorbement oisif, du regard porté sur elles qu’elles semblent ignorer. Pourtant la frontalité des postures suppose la place d’un regard structurant, que les spectateurs sont invités à occuper, mais qui passe pour ainsi dire à travers eux. Elles font sécession sans avoir besoin d’une séparation claire entre une scène et une salle.


On a rarement vu des rassemblements de femmes avant la seconde moitié du vingtième siècle. Les hommes, eux, de tous temps, ont formé des meutes, des armées, des foules, des masses. La mode, avant la politique, aura été ce lieu précurseur. La futilité qu’on lui prête s’avère parfois réversible. Cette réversibilité transparaît à travers l’intrusion de l’Histoire dans l’effort que la Mode produit infatigablement pour la refouler dans ses retours saisonniers. C’est ce que Roberto Calasso nous suggère en rappelant le sens que Baudelaire donnait à la modernité, mot qu’il a été le premier à mettre en circulation : « Il feuilletait “une série de gravures de modes, commençant avec la Révolution et finissant à peu près au Consulat”. Il s’agissait des merveilleuses images du “Journal des dames et des modes” de Pierre de La Mésangère. Pour nous introduire à l’œuvre d’un artiste [Constantin Guys] qu’il va présenter comme le “peintre de la vie moderne”, rien de moins, il ne l’associait pas aux anciens maîtres mais à des gravures de mode. Et qui plus est, de la Révolution. Comme si la Révolution avait été en premier lieu une bonne occasion pour changer de modes et de coiffures un peu plus rapidement que d’habitude. »


La pose des modèles présuppose la photographie de mode. Mais en supprimant l’instantané qui conditionne le dynamisme des postures, Vanessa Beecroft impose aux corps des modèles un temps long qui devient une épreuve physique. Cette immobilité prolongée introduit le public à l’expérience de l’artiste devant son modèle, mettant celui-ci face à son propre désœuvrement d’esthète. Leur identité, qui repose seulement sur une typologie minimale, générique, et sans profondeur psychologique, donne à leur féminité une dimension spectrale et désincarnée, qui nous renvoie ailleurs, à d’autres modèles dans les peintures et les sculptures disséminées dans les collections des musées (fond disparate dans lequel la mode puise elle-même). Cette multitude de femmes rassemblées dans un même temps et dans un même lieu déroute le regard, tandis que leur immobilité neutralise l’hystérie du spectacle. Rien ne semble pouvoir se dérouler. On assiste à une sorte de naufrage immobile et glacé. Soustraits à la séduction, les modèles marquent un temps mort ; la pose phallique adoptée au début de la performance se relâche pour laisser place progressivement à la fatigue. C’est ce poids de la fatigue qui semble être la véritable visée de ces tableaux vivants, qui ruine imperceptiblement la performance de l’intérieur.



Damien Guggenheim


Le catalogue de Vanessa Beecroft, Performance 1993-2003, (Skira, 2003) a été édité à l’occasion de l’exposition organisée par Marcella Beccaria au Musée d’art contemporain Castello di Rivoli du 8 octobre 2003 au 25 janvier 2004. C’est la première exposition rétrospective consacrée à l’artiste, qui comprenait des photographies, des vidéos et des installations, et qui a aussi été l’occasion de la création d’une nouvelle performance.




Roland Barthes, Système de la mode, in Œuvres complètes, vol. 2, éditions du Seuil, 2002, p. 1156-1157
Roberto Calasso, La Folie Baudelaire, Gallimard, Folio, traduit par Jean-Paul Manganaro, 2011, p. 236

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