Entre 2006 et 2010, Michael Schmidt réalise un projet photographique autour de la nourriture et de la consommation. Lebensmittel [Denrées alimentaires] est à la fois un livre et une installation qui rassemble 177 photographies prises dans différents pays européens : Allemagne, Norvège, Pays-Bas, Autriche, Italie et Espagne. Alternant photographies noir et blanc et couleur, vues générales et gros plans, l’ensemble dresse un portrait de l’alimentation contemporaine. Fermes, exploitations maraîchères, élevages industriels, abattoirs, usines agroalimentaires, la série donne à voir la production, le calibrage et les transformations des denrées alimentaires. L’usage de la couleur met en avant l’utilisation de colorants de synthèse, exacerbe la brillance des emballages en plastique et modifie parfois l’aspect des produits jusqu’à les rendre méconnaissables ou abstraits.
Ce travail n’est pas sans rappeler la série Common Sense que Martin Parr a consacré à la fin des années 1990 à la consommation de masse et à son corollaire, la production de déchets. Celle-ci se décline également sous la forme d’un livre et d’une installation qui matérialise particulièrement bien l’idée d’accumulation. Plus froide et moins spectaculaire, la série de Michael Schmidt n’en interroge pas moins les pratiques de la production alimentaire contemporaine et ses dérives : massification, standardisation, normalisation, conditionnement et transport à outrance. L’agencement de la série par fragments restitue visuellement la discontinuité de la chaîne de production mais aussi les procédés intensifs de découpe et de fractionnement, largement employés dans ce secteur et qui agissent tant sur la qualité des aliments que sur les corps de ceux qui les travaillent et les ingèrent. En nous donnant à voir et à réfléchir autant sur les principes de composition que de décomposition de la matière, l’ensemble agit à la façon d’une vanité contemporaine.
Encore une fois, ce sont avant tout les processus de transformation qui intéressent Michael Schmidt. Ainsi apparaissent ces tranches de jambon de porc industriel à la surface parfaitement lisse et homogène, séparées les unes des autres par de fins films plastiques tout aussi uniformes, empaquetées, comprimées et suintantes sous l’opercule transparent d’une barquette synthétique bleu azur, découpées et colorées artificiellement de façon à suggérer l’image d’un ourson rose souriant et à rendre, sans doute, cet aliment commun et insipide plus attrayant et ludique. La forte présence des ombres portées donne pourtant à ces oursons un caractère plus inquiétant que véritablement appétissant. Plus rien de naturel ici : tout de la matière première, qu’elle soit animale ou pétrolifère, semble avoir été modifié voire nié pour satisfaire aux besoins d’une consommation toujours plus rapide et efficiente. Dans une frontalité analogue à celle des tranches de jambon dans les rayonnages, Michael Schmidt semble comparer avec humour la matière gélatineuse, miroitante, froide et chimique de ces surfaces comestibles (mais sans doute indigestes) à ses propres tirages photographiques.
Ève Lepaon
Exposition « Michael Schmidt. Photographies 1965-2014 »
Catalogue Michael Schmidt