— Bibliothèque idéale
Paul McCarthy,
la broyeuse de chocolat


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« Il suffira de se rappeler que, dans la mesure où les rites et les croyances liées au Père Noël relèvent d’une sociologie initiatique (et cela n’est pas douteux), ils mettent en évidence, derrière l’opposition entre enfants et adultes, une opposition plus profonde entre morts et vivants ».
Claude Lévi-Strauss, Le Père Noël supplicié, éditions Sables, 1996, p.34


Le plaisir esthétique frissonne. Quelque chose remonte. Un affect se déplace en douce. Paul McCarthy a jeté ses pinceaux, troqué ses tubes de peintures contre des tubes de ketchup, de mayonnaise, et de moutarde ; il s’est emparé de seaux d’huile de moteur, de pots de graisse ; il en a enduit une toile, puis très vite le corps. Il s’est attifé d’un gros nez, de perruque, de saucisses. Il est devenu expressionniste. Il ne se prend pas pour un chaman : il fait le clown, un clown inquiétant. Il s’est trouvé des complices, et en a fait des partenaires. Il s’est appuyé sur des légendes nationales, des mythes folkloriques, qui rassemblent sentimentalement des foules, pour se guider dans des scénarios d’orgies masturbatoires et incestueuses. Ces scènes n’ont évidemment rien de scandaleux. C’est leur équivalence qui choque nos sentiments patriotiques. Qu’un plug anal soit tenu pour la même chose que la colonne Vendôme (ou plutôt l’inverse), c’est bien pour ça qu’on l’admire, qu’on l’aime ou qu’on veuille la détruire. L’artiste parle de sa sculpture comme d’un Brancusi. Il l’a nommée Tree. Il insiste sur son caractère abstrait. Cette équivalence est bien une abstraction, une idéalité qui nous fait basculer, par exemple, du ketchup au sang pour nous faire revenir ensuite à la peinture. Cet aller-retour de la sublimation nous fait passer le frisson esthétique d’un orifice à l’autre.

Couverture du catalogue Chocolate Factory Paris, Pretext, première édition, Hatje Cantz, Paris, 2014



Les Pères Noël en chocolat produits par la fabrique de McCarthy, que l’on pouvait voir peu à peu s’amasser au Musée de la Monnaie en 2014, sont bien voués à être dégustés. L’un des meilleurs chocolatiers de la capitale a été sollicité. Ce qui prête à cette œuvre l’avantage de ne pas comporter de soucis majeurs de conservation, tout en déroutant le fétichisme propre aux collectionneurs. Et surtout, cette appropriation de l’œuvre renouvelle une autre forme de fétichisme qui tient à l’expérience du plaisir enfantin (mais pas seulement) de manger quelque chose — entendant par là une représentation, tel qu’un lapin ou de l’argent en chocolat, tel qu’un bonhomme en brioche ou un pingouin en massepain, ou encore des bonbons en forme de fraise ou de banane, etc. -, qui ajoute au plaisir de manger, celui de détruire qui lui est inhérent. Ce plaisir destructeur et iconoclaste accompagne chaque création de l’artiste ; il n’est jamais enrobé ou euphémisé. Paul McCarthy s’en prend à la représentation de la figure humaine présentée comme une totalité sans faille : « l’intérieur rococo du bâtiment où la Chocolate Factory existe maintenant projette une trompeuse notion d’utopie : dans sa fausse finesse, il suggère une complétude, en tant qu’êtres humains, ce qui est lié à la notion de perfection. Le rococo est politique : il couvre l’absurdité de l’existence ». Entre merde et chocolat, douceur et injure, rêve et brutalité, c’est la matière elle-même qui se divise, en se répandant d’un côté en connotation et en se rétractant de l’autre en dénotation. La merde, le sang, le sperme, le lait, l’urine, toutes ses sécrétions mettent en péril l’image unifiée et idéalisée du corps en le débordant de toutes parts. Elles font taches.

Avec ça, il y a du merveilleux et du féérique dans l’art de McCarthy. Son étron géant, complex shit, change notre rapport au paysage. On entre surpris dans un univers de conte, comme Alice tombe dans un puits. Mais cet art produit aussi des merveilles : ainsi lorsque, soulevée par une tempête, sa sculpture de merde gonflable s’envola au-dessus de Berne (elle était exposée dans les jardins de la Fondation Paul Klee) pour venir s’écraser, à quelques kilomètre de là, dans la cour d’un foyer pour enfants. Ernst Bloch dit des contes, cruels ou merveilleux, qu’ils ne sont pas des mythes en miniature. Là où les mythes racontent sans fin le retour des fils prodigues, le conte lui narre comment les enfants s’échappent de chez eux à la découverte du monde : « le conte qui éclaire le colportage désigne la révolte, la légende, née du mythe, le destin subi. Il y a dans le conte la révolte du petit, qui cherche à dissiper par les « lumières » l’emprise magique, avant même que les « lumières » existent, tandis que la légende parle à voix basse de l’immuable ». Les contes permettent d’accueillir la question freudo-lacanienne, chassée de partout : d’où viennent les enfants ? Que l’on songe à la production industrielle de figures en chocolats sortis d’un moule, aux lutins lubriques surgissant des recoins sombres de la forêt, aux lits renversés, les uns jetés par-dessus les autres : les œuvres de McCarthy émettent à ce sujet des hypothèses variées. Elles n’ont pas toutes été, une fois pour toute, écartées.



Damien Guggenheim




Le catalogue de l’exposition « Chocolate Factory Paris » a connu deux éditions différentes. La première présente le projet de l’exposition tel qu’il devait avoir lieu. La seconde édition reprend intégralement la première version, tout en incluant sous le titre : « are you the f…ing artist ? » la documentation de l’exposition telle qu’elle a eu lieu et a évolué dans le temps, avec l’accumulation des Pères Noël en chocolat qui remplissaient les salles, et telle qu’elle a été modifiée par des événements imprévus (attaque de l’artiste et sabotage de sa sculpture place Vendôme) qui nécessitaient une réponse.


Paul McCarthy, Chocolate Factory Paris, Pretext, Musée de la Monnaie de Paris, Hatje Cantz, 2014
Paul McCarthy, Chocolate Factory Paris, Musée de la Monnaie de Paris, Hatje Cantz, 2015
Paul in Paris / Paris in Paul, sous la direction de Donatien Grau, Les Belles Lettres, 2016, p.17
Sigmund Freud, Trois essais sur la théorie sexuelle, Payot, 2014
Bruno Bettelheim, Psychanalyse des contes de fée, Robert Laffont, traduit par Théo Carlier, 1976
Ernst Bloch, Héritage de ce temps, éditions Klincksieck, traduit par Jean Lacoste, 2017, p.148



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