« Alors que Lines in the Sand aborde le concept du double ou du fantôme d’Hélène, j’irai à Las Vegas, le casino du désert, afin de copier une copie des icônes égyptiennes dans une ville d’illusion et de hasard. J’utiliserai aussi des vieilles photographies et des maquettes dans l’atelier pour faire des vidéos en toile de fond ». Joan Jonas
Allan Kaprow rattachait l’invention de ses premiers happenings aux actions painting de Jackson Pollock. Ce qu’attestent les photographies et les films de Hans Namuth qui documentent la danse du peintre autour de ses toiles posées à terre. Allan Kaprow insistait sur l’action au détriment de l’œuvre produite qui, dans le cas de Jackson Pollock, pose à long terme des soucis colossaux aux restaurateurs confrontés à des coulures et des éclaboussures qui s’effritent irréversiblement. Joan Jonas poursuit cette tradition devenue classique du happening : la grandeur et la décadence du théâtre de geste. Mais elle ajoute aux happenings éphémères de Kaprow la dimension du simulacre. Chaque geste est un signe qui fait illusion ou semblant. La performance simulée n’a pour ainsi dire pas lieu (c’est dans le film seulement). Lorsqu’elle dessine à l’aide d’une craie fixée au bout d’un long bâton, sur un panneau d’ardoise, sur du sable ou une toile, son geste entre dans une scénographie orientée par un dessin, qui s’avère avoir été le script. Aussitôt réalisé, il peut être détruit ; et le froissement du papier jeté en boule produit un son destiné avant tout au bruitage.
Sur cette scène simulée, qui participe autant du plateau de télévision que d’une scène de théâtre, le poète redevient un personnage, un récitant, un rhapsode, un coryphée. Il commente les images qu’il fait défiler sur les écrans. Il double les films qui se succèdent. Il entre et sort de la scène qu’il délimite au grès des délais et des circuits de diffusion. Il s’interpose entre les images en leur faisant écran ou en assurant leur relais. Il joue tour-à-tour le rôle de Narcisse et celui d’Echo. Joan Jonas diffracte le temps présent de la performance par des temporalités erratiques, spectrales, asynchrones. Elle mêle récit épique et domestique. Sa poétique antinaturaliste se déploie comme une palinodie généralisée qui récuse le théâtre par la performance, la performance par le film, le film par l’installation, l’installation par la sculpture, la sculpture par le dessin, etc. Le film, par exemple, ne documente pas la performance, il est inclus dans cette dernière ; l’installation elle-même n’est pas plus ce qui reste que ce qui précède la performance. Tout est disposé, comme au théâtre, dans une répétition avant une première qui n’aura pas lieu. « Alors que la représentation tente d’absorber la simulation en l’interprétant comme fausse représentation, la simulation enveloppe tout l’édifice de la représentation lui-même comme simulacre ».
La légende rapporte que pour avoir diffamé la plus belles des femmes (Hélène de Sparte, la femme aux deux, aux trois maris, l’infidèle épouse) dans les mêmes termes que ceux du récit d’Homère, Stésichore perdit la vue. Il ne la recouvrit qu’après s’être récusé en composant une palinodie. La palinodie est un contre-chant où le poète revient sur ses pas ; il rature son accusation pour lui substituer une louange. Elle désigne une rétractation, qui efface, en le reprenant, ce qui a été avancé. C’est une façon de se dédire, de revenir sur ce qui a été énoncé, de le dénoncer. C’est un contredit, un dé-tissage, mais qui en rajoute. La palinodie s’attaque à ce qui n’aurait pas dû avoir lieu. Elle propose une autre version de la fable qui réhabilite la femme honnie tenue pour responsable de la guerre de Troie. L’aveuglement est bien sûr porté par la légende que les récits homériques incommodaient. Mais la rétractation laisse des traces grossières : « Non, ce récit n’est pas vrai : tu n’es pas montée sur les navires aux beaux tillacs et tu n’es pas entrée dans la citadelle de Troie. » La palinodie garde à travers sa double négation, en plus de la première version qu’elle conteste, les contestations de la censure. Elle tord la légende pour la faire dériver ailleurs, elle corrige le récit mais sans le supprimer. Elle se contente de superposer une version posthume qui cohabite avec la première en la rendant incertaine. Elle repose sur le pouvoir de fictionnement des légendes en ramenant leur invention au conditionnel.
C’est cette palinodie qui inspira après-guerre la poétesse Hilda Dooliltle (H.D.) dans son poème « Hélène en Egypte ». Pour de toutes autres raisons que celles qui contraignirent Stésichore, son récit repose sur l’hypothèse que les guerriers n’aperçurent sur les remparts de la ville assiégée que l’image d’Hélène, son effigie. C’est l’incipit de ce long poème que récite Joan Jonas dans son installation- performance « Lines in the Sand » (2002) : « Nous connaissons tous l’histoire d’Hélène de Troie mais peu d’entre nous ont suivi ses pas jusqu’en Egypte. Comment y est-elle allée ? Stésichore de Sicile, en sa Palinodie, fut le premier à nous en parler / Selon la Palinodie, Hélène ne fut jamais à Troie. Elle avait été transportée ou transférée de Grèce en Egypte. Hélène de Troie fut un fantôme, substitué à la véritable Hélène / Les Grecs et les Troyens ont donc combattu pour une illusion ». Puis, plus loin : « Ose-t-il se rappeler l’irréalité de la guerre, en ce lieu enchanté ? / Peut-on mettre en balance les milles navires avec un baiser dans la nuit ? « . Elle clôt la performance par une autre citation de H.D. tirée de son journal, au temps de son analyse avec Freud : « J’ai vu le monde à travers ma double lentille, il me semblait que tout était cassé sauf cela. »
Le simulacre assemble des choses qui ne sont pas à leur place (elles n’ont pas de place assignée), la simulation déjoue l’illusion de la présence (la seule présence réelle est la guerre au loin retransmise à la télévision comme spectacle). Hélène n’était pas à Troie, l’Égypte est à Las Vegas, le dessin que Joan Jonas trace en live ne correspond pas à celui qui est projeté simultanément. Le décor et les accessoires de sa performance-installation composent un paysage contrefait en attente de récit ou qui témoignent d’un récit passé que la récitation ne vient pas combler. Les voix ajoutées aux images du film envoûtent comme les paroles murmurées d’un hypnotiseur, mais le pouvoir de la voix qui nous berce n’en a pas moins le pouvoir inverse de nous tirer hors du songe cinématographique, comme une parole entendue en rêve parfois provoque le réveil. Les voix et les images se mêlent et se juxtaposent sans jamais se recouvrir, au sens où pas plus qu’elles ne s’annulent, elles ne vont à l’unisson. Il fut un âge d’or du cinéma muet où le film tout entier était mû par l’absence de la parole qui renforçait la puissance expressive du décor. Un piano improvisait parfois un accompagnement. Mais en 1929, comme nous le rapporte Lotte Eisner, la première projection d’un film parlant en Allemagne signa la fin du cinéma expressionniste : « Quand Dita Parlo prononça dans un des premiers films parlants Mélodie du cœur (1929) de Hans Schwarz, le mot « Pferd » [cheval], la salle entière éclata de rire et les critiques cinématographiques rentrèrent chez eux pour écrire de longs articles où ils déclaraient que le film parlant n’avait aucun avenir. »
Damien Guggenheim
Simon Joan, In the Shadow a Shadow: the Work of Joan Jonas, Hatje Cantz, 2015
Ce livre largement illustré et faisant autorité, contient des centaines d’images en couleur et présente la collection définitive de l’œuvre de Jonas. Première monographie de la pionnière du multimédia, elle couvre plus de 40 ans de performances, films, vidéos, installations, textes et sculptures. En plus de la documentation des projets cruciaux de l’artiste, In the Shadow a Shadow comprend des essais de Douglas Crimp, Barbara Clausen et Johanna Burton, un texte d’enquête majeur de Joan Simon, des textes de Joan Jonas elle-même sur plusieurs de ses œuvres phares, ainsi que des photographies et des dessins inédits des archives de Jonas.
Joan Jonas, “Lines in the Sand”, In the Shadow a Shadow: The Work of Joan Jonas, Hatje Cantz, 2015, p.383-384
Jean Baudrillard, Simulacres et simulation, Galilée, 1981, p.16
Platon, Phèdre, traduction E. Chambry, Flammarion, 1964 (243 a).
H.D., Hélène en Égypte, éditions de la Différence, traduit par Jean-Paul Auxeméry, 1992, p.21, 50, 51.
Hilda Doolitle, Pour l’amour de Freud, traduit par Nicole Casanova, éditions des femmes / Antoinette Fouque, 2010 p.164
Lotte H. Eisner, L’écran démoniaque, éditions André Bonne, 1952, p.167
Barbara Cassin, Voir Hélène en toute femme, les empêcheurs de penser en rond, 2000