— Brèves
De loin en loin


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L’invitation du Jeu de Paume m’a tout de suite fait penser à deux films, les deux seuls au tournage desquels j’ai jusqu’à présent assisté. L’un et l’autre sont de Pedro Costa : Dans la chambre de Vanda et Où gît votre sourire enfoui ? Pourquoi ces deux-là ? Parce qu’ils auraient dû être projetés ce printemps. Parce qu’ils ont constitué, au début des années 2000, deux étapes majeures de la conquête du cinéma par le numérique. Parce que tous deux, depuis leur fabrication jusqu’à leur achèvement – leur projection –, nouent l’intérieur et l’extérieur d’une façon qui, en cette année 2020, ne peut que prendre une résonance singulière.


Dans la chambre de Vanda a pour décor central et presque unique une simple pièce assez nue occupée par une jeune femme, Vanda, dont on ne saurait dire au juste comment elle y remplit ses journées. Je me souviens n’avoir été admis dans cette chambre qu’avec réticence, et pour un temps compté. Ce qui se passa pendant ces quelques minutes, je ne suis pas sûr de l’avoir bien compris. Où gît votre sourire enfoui ? se déroule dans une salle du Fresnoy, privée de lumière pour cause de montage – de re-montage, plutôt, d’une nouvelle version de Sicilia ! par Danièle Huillet et Jean-Marie Straub, devant un public d’étudiants qu’on ne voit, ni n’entend, guère, et auquel je pus, pour quelques heures cette fois, me mêler.




Extrait de Où gît votre sourire enfoui ? de Pedro Costa, Portugal, 2001, 1h44 (également extrait de Seis Bagatelas [Six Bagatelles], Portugal, 2001, 18 minutes) Betacam SP

On dit souvent – et je continue à le croire – qu’il n’y a rien à voir sur un tournage. Trop d’attente et trop de lourdeur logistique, trop de petits gestes répétés. Ces tournages-là furent quant à eux à mille lieux de ce que le mot évoque. Ni doudoune ni coin café, à peine l’ombre d’une équipe. Aucun ronron inutile. Du temps à perte de vue, mais toujours plein. Comme une vie quotidienne enfin réalisée. Tournages malgré tout comme en studio, dans la chambre où l’on vit, dans celle où l’on travaille : conditions minimales qui sont aussi, pour le cinéaste au moins, des conditions optimales. Le rêve d’une sorte d’autarcie totale. Et pourtant il faut dire, sans contradiction, que s’inventa là, à deux reprises, un cinéma du dehors. Sinon cela, un cinéma qui posa, et pose encore, une des grandes questions contemporaines – voire la question – : où sont, profondément, les images ? dedans ou dehors ? dans la caverne ou quelque part dans le ciel ? dans l’ombre ou à la lumière ?



Extrait de Dans la chambre de Vanda de Pedro Costa, Allemagne / Italie / Suisse / Portugal, 2000, 170 minutes, 35 mm

Que peu de cinéastes aient aussi bien filmé la nature et la terre que les Straub, chacun le sait, et le titre du film de Costa est fait pour le rappeler. Ce titre emprunté à une réplique de Sicilia ! rappelle aussi combien les Straub ont précisément associé la nature à ce rapport de l’intérieur et de l’extérieur. Où gît votre sourire enfoui ? : tout ce qui est enseveli doit (re)sortir, c’est une loi absolue de l’Histoire, ainsi que du cinéma. Tout s’enfonce, oui, mais tout remonte. Dans la chambre de Vanda a également retenu cette leçon, bien qu’il s’agisse d’un film que les Straub n’auraient jamais eu l’idée de réaliser. L’extérieur qui n’est pas loin, depuis le couloir où le vieux maître de Metz va faire les cent pas entre deux collures, ne l’est donc pas davantage pour celle qui, à Lisbonne, s’enferme dans sa chambre comme dans la drogue. Et les paysages de Sicile aperçus sur le moniteur sont à peine moins proches que ceux du Cap-Vert. Sans doute est-ce un paradoxe avec lequel il va falloir, désormais, compter : plus le cinéma – celui qu’on fait, celui qu’on voit – est condamné à la chambre, plus ses images sont vouées à voir loin.


Emmanuel Burdeau




Emmanuel Burdeau est critique de cinéma. En 2016 et 2017, il a animé au Jeu de Paume un séminaire sur les séries télévisées, auquel participèrent notamment Emanuele Coccia, Sylvie Laurent et Matthew Weiner. Il est l’auteur de plusieurs livres, dont Vincente Minnelli (Capricci, 2011) et Gravité, sur Billy Wilder (Lux, 2019).



Le magazine remercie Pedro Costa pour son aimable autorisation.