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« Le Sujet et son milieu : huit essais sur les avant-gardes allemandes » de Maria Stavrinaki


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« Oui, la cathédrale de l’âme divine au-dessus du morne quotidien, du chou-navet et du pain à la sciure de bois pour les pauvres, les autres ! Ollé, hoho, hojototo – j’ai failli crier ça – ça c’était bâtir, et pas du bâtisme, du conscient, du voulu, pas quelque chose d’aussi stupide et désagréable que la politique ou l’économie. » Raoul Hausmann, Puffke fait de la propagande pour le proletkult, 1921


Le titre « Le Sujet et son milieu » définit la corrélation structurelle et dialectique dans laquelle furent engagés les artistes (tels que Franz Marc, Max Beckmann, Hugo Ball, Kurt Schwitters, et Marcel Breuer, entre autres) à partir de la position souvent conflictuelle et mouvante qu’ils occupaient dans le contexte des avant-gardes allemandes. Dès avant même le bouleversement de la première guerre mondiale, ils délaissèrent cette place que leur avait réservée de longue date une tradition qu’ils contestaient, et qui les maintenait exilés de l’histoire ou en marge de la société. Le décentrement du sujet moderne mit en demeure les artistes d’en aggraver les effets ou d’en colmater les brèches. Les discours qui en témoignent et que l’auteur restitue frappent par leur mégalomanie métaphysique qui paraît très éloignée du regard que l’on porte aujourd’hui sur les œuvres de ces artistes expressionnistes, dadaïstes ou constructivistes. Ils étonnent beaucoup moins venant des prophètes oubliés de la Gesamtkunstwerk (l’œuvre d’art total). Sous les ruptures affichées et les prises de positions contradictoires se glissent des continuités inattendues, des retours en force, des cohérences qui échappent au recul historique comme aux groupements d’écoles, mais qu’en historienne de l’art Maria Stavrinaki suit en détail à travers leurs déplacements et leurs ramifications.

Du programme romantique, les expressionnistes héritèrent d’une division qui s’exacerba entre ceux qui encourageaient la dissolution du sujet dans le monde – son absorption – et ceux qui prônaient un détachement radical. La même division se poursuivit, le « monde » désignant alors moins la nature que la société. On la retrouva chez les dadaïstes, puis au Bauhaus ; à gauche comme à droite, les artistes étaient partagés entre engagement et désengagement, entre un art pur et un art social. Ce qui ne les empêcha pas de passer d’un postulat à l’autre : fuyant par exemple la société, après s’être engagés à corps perdu dans une révolution avortée, ils pouvaient encore concevoir leur art comme la préfiguration d’une société nouvelle. Cette division était elle-même traversée par une autre tension. Celle éclatant d’un long procès de sécularisation, à chaque œuvre recommencée, que soldait l’abandon d’une quête religieuse, exemptant l’art de toute mission salvatrice ou rédemptrice. Seulement, une fois l’art affranchi de l’emprise de la religion, c’est une religion de l’art qui s’affirma souverainement. C’est toute l’ambiguïté d’un désenchantement qui eut du mal à s’imposer : qu’il suscitât les plus grandes résistances ou à l’inverse un engouement héroïque, il conduisit les résurgences spirituelles ou mystiques à faire place peu à peu à une obsession politique révolutionnaire ou utopique, qui n’en commandait pas moins, de la même place, une finalité démesurée à l’art, fondatrice et formatrice.

« Hausmann avait forgé un mot pour désigner le syndrome des artistes et autres Geistiger (hommes d’esprit) à vouloir devenir à tout prix « le facteur de formation nécessaire pour les masses » : le « bâtisme » (Aufbauismus). De vocation totalisante, le bâtisme portait par définition sur le futur. Il se manifestait sous plusieurs formes, tels les projets d’une communauté organique issue soit d’une révolution de l’esprit (cycle de l’Arbeitsrat für Kunst), soit d’une révolution éthique, plus respectueuse du marxisme (cycle de la revue Die Aktion). La « cathédrale du socialisme » était le symbole fort du bâtisme […] Tout le monde savait, et ceux qui en avaient la nostalgie les premiers, que le Grand Art présupposait un Peuple. Mais ce Peuple faisait de toute évidence défaut. Le dadaïsme avait tiré les conséquences de l’absence de sujet collectif, nécessaire pour créer une nouvelle « convention » pour l’art. Ainsi se consacrait-il à un art de « destruction », dont l’objet fut l’illusion qu’un art du peuple, conçu sur le modèle organique fourni par le passé idéalisé, était imminent ou même possible (p. 222). » On retrouve aujourd’hui, sous la même lumière tamisée des musées, les œuvres qui ont heureusement échoué dans ce projet à côté de celles qui tendaient à le mettre en échec.

Damien Guggenheim



Maria Stavrinaki, Le Sujet et son milieu : huit essais sur les avant-gardes allemandes, Éditions du Mamco, Genève, 2018. ISBN : 978-2-94015-995-6, 17 x 24 cm, 280 pages, 22 euros.