— La parole à…
Jacques Donguy :
L’Optophone ou les
péripéties d’une invention


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Le 17 février 2018 se déroulait au Jeu de Paume une performance inédite avec un Optophone, instrument original conçu par Raoul Hausmann, mais qu’il n’a jamais pu réaliser de son vivant. L’artiste Peter Keene a lui-même réalisé plusieurs versions de cet instrument, la dernière datant de 2004. Les musiciens Geneviève Strosser et Florent Jodelet ont proposé une activation de cet optophone en interprétant un ensemble de poésies phonétiques de Raoul Hausmann. Le poète Jacques Donguy retrace ici la généalogie d’une invention et d’une pensée intermedia chez Raoul Hausmann.



Performance optophonétique, avec Geneviève Strosser et Florent Jodelet (à gauche), Peter Keene et Jacques Donguy, le 17 février 2018 au Jeu de Paume, Paris. Photographie © Francesca Avanzinelli, 2018


Dans une lettre du 23 juin 1963 à Henri Chopin, publiée dans le premier numéro de la revue Celebrity café aux presses du réel, Raoul Hausmann écrit : « Je voudrais attirer votre attention sur le fait que depuis 1922, j’ai développé la théorie de l’optophone, appareil qui transforme des formes visibles en sonorité et vice versa. J’avais un brevet anglais, “Procédé pour combiner des nombres sur base photoélectrique” qui était une variante de cet appareil (…). Pour construire l’optophone, il me manquait l’argent. » Dans cette même lettre, il évoque un nouveau manuscrit : « Du Monde des Formes abstraites à l’Optophone ». Il s’agit en fait de la deuxième lettre de la correspondance qu’il va échanger avec Henri Chopin jusqu’à sa mort en 1971. Raoul Hausmann, jusque là assez isolé à Limoges, entre en relation dans les dix dernières années de sa vie avec toute une nouvelle génération, celle de la poésie concrète et de la poésie sonore, Pierre Garnier qui animait la revue Les Lettres, Henri Chopin qui animait la revue Cinquième Saison puis la revue OU d’abord à Paris puis en Angleterre, Théodore Koenig qui à Bruxelles dirigeait la revue Phantomas, Paul De Vree qui dirigeait à Anvers la revue De Tafelronde et Édouard Jaguer qui lui dirigeait à Paris la revue Phases. Et c’est à l’occasion de la parution du numéro de la revue Cinquième Saison n°17, Poème phonétique qu’il entre en contact avec Henri Chopin et qu’il s’abonne à la revue. Et dans toutes ces revues, il y aura des publications de textes de Raoul Hausmann. Mais celui avec lequel il aura la relation la plus continue et la plus amicale sera Henri Chopin qui viendra lui rendre plusieurs visites à Limoges et l’enregistrera pour la revue-disque OU avec les premiers magnétophones de l’époque.

Le titre exact du brevet n°446.338 déposé à Londres pour le texte le 25 septembre 1934, pour le descriptif technique le 25 octobre 1935, et accepté le 27 avril 1936, était : “Improvements in and relating to Calculating Apparatus” [« Améliorations pour et concernant une machine à calculer »]. Hausmann, dans une correspondance à Henri Chopin, en donne curieusement un autre titre : “Device to transform numbers on photoelectric basis”. Ce brevet de Londres diffère du projet initial, celui d’une machine pour passer du son à l’image, et de l’image au son. Hausmann a tenté autour de 1930 de déposer un brevet de l’Optophone sur cette base initiale à Berlin, ce dont témoigne toute une correspondance. Comme il l’explique dans une lettre à Théodore Koenig de la revue Phantomas : « Comme l’Office des brevets de Berlin ne voulait pas m’accorder un brevet pour l’optophone, qu’il jugeait “techniquement réalisable, mais dont il ne pouvait pas voir l’utilité”, j’ai transformé l’optophone en machine à calculer sur base photoélectrique. »

Raoul Hausmannn dessin accompagnant le brevet de l’Optophone, 1934.


Passer du son à l’image et de l’image au son est facilement réalisable avec l’ordinateur aujourd’hui, mais était difficile à l’époque. Hausmann a imaginé cette idée d’optophonétique dès 1922, dans un article publié d’abord en russe dans le numéro 1-2 de la revue Veshch/Gegenstand/Objet d’El Lissitzky et Ilya Ehrenberg, « Revue internationale de l’art moderne », qui n’aura que trois numéros, victime en Union Soviétique de changements de direction idéologique, puis le même article traduit en hongrois dans le numéro 1 de la revue MA de Lázlo Moholy-Nagy. Dans un document inédit donné à Henri Chopin sous le titre « À PROPOS DE L’OPTOPHONE », Hausmann rappelle la chronologie de ses différentes tentatives pour faire diffuser ses idées sur l’optophonétique. En 1924, dans le numéro 3 de la revue G de Hans Richter, revue d’avant-garde sous-titré Material zur elementaren Gestaltung [« Matériel pour la Forme élémentaire »] qui aura 5 numéros, il publie un article technique sur l’optophonétique. En 1925, il prend contact avec les inventeurs allemands du film parlant, Hans Vogt, Joseph Massolle et Joseph Engl. Rappelons que c’est en septembre 1922 que fut montré au cinéma l’Alhambra de Berlin le premier film avec son optique produit en Allemagne. La bande son était sur la pellicule, où étaient enregistrés des signaux optiques correspondant à des données acoustiques. Le son avait donc un support physique, comme les images. Le procédé d’enregistrement du son sur la pellicule utilisait un Kathodophon qui transformait le son en impulsions électriques transmises à une lampe à haute fréquence dont l’intensité changeait à mesure. Hausmann, à la suite de cela, va publier un texte : « Du film parlant à l’optophonétique ». Sa première idée de brevet pour l’Optophone date de la visite en 1926 d’un élève au Bauhaus de Moholy-Nagy, Walter Brinkmann, qui lui suggère de déposer un brevet, ce qu’il essaiera de faire au bureau des brevets à Berlin. Et c’est en 1927 qu’il eut la visite de Daniel Broïdo, le frère de Vera Broïdo, qui était ingénieur à Berlin et qui travaillait à une machine à calculer à base photo-électrique pour la grande firme d’électricité A.E.G., la General Electric Company. Et c’est à ce moment-là qu’il a changé son idée d’Optophone pour celle d’une machine à calculer à base photo-électrique, et Hausmann et Broïdo ont même construit un modèle pour la démonstration. Mais à cause du nazisme, Daniel Broïdo a émigré à Londres, et Hausmann à Prague. Le brevet a été finalement accepté à Londres. Quand Hausmann a été obligé de quitter la Tchécoslovaquie en 1938 à cause des nazis – il était considéré comme un artiste dégénéré et sa femme, Hedwig Manckiewitz, était d’origine juive –, il a vendu son brevet à Daniel Broïdo pour 50 livres sterling. Ce brevet, par ses fonctions, par exemple permettant d’« imprimer des tickets de train (…) où les trois valeurs – destination, classe et type de train – ont à être combinées », est en fait celui d’un ordinateur peu de temps avant que le premier ordinateur ne soit réellement créé. Le premier ordinateur, Colossus, a été créé 7 ans plus tard, en 1943, pour décrypter les messages encodés par Enigma pour l’armée allemande, machine binaire à base de systèmes mécaniques, bandes de papier perforé, et systèmes électroniques, d’abord 1500 tubes à vide, puis 2400.

Daniel Broïdo était en effet le frère de Vera Broïdo, qui a été la maîtresse de Raoul Hausmann de 1928 à 1933 à Berlin, puis jusqu’en 1938 à Ibiza avant de partir à Londres et qui a servi de modèle à Raoul Hausmann dans les dunes de la Baltique. Il était ingénieur, et ce qui est intéressant, c’est qu’après avoir déposé ce brevet avec Raoul Hausmann, il a travaillé plus tard à Londres en 1956, donc très tôt, sur l’ordinateur LEO, puis sur les ordinateurs ICL. Quand on lit le brevet de Londres présenté comme une machine à calculer, on est en fait sur un prototype d’ordinateur, sans les moyens techniques de celui-ci.

Mais la préoccupation de Raoul Hausmann pour l’Optophone va être une constante jusqu’à sa mort, comme nous le voyons dans sa correspondance avec Henri Chopin. Dans une lettre du 20 décembre 1963, il écrit : « Un jour, je voudrais réaliser l’optophone, seul appareil électronique exact pour contrôler une nouvelle phonie (…) ». Le 19 février 1967, il rappelle le brevet déposé à Londres, et ajoute : « en 1927 j’ai inventé mon “Optophone” pour transformer des formes abstraites en musique. » et le 18 janvier 1970, il écrit : « je te joins une déclaration “À propos de l’optophone” relative à mes activités techniques que tu ne connais peut-être pas. », et enfin, quand Henri Chopin publie son dernier livre, “Sensorialité excentrique”, il y joint, en français, le texte de l’Optophonétique de 1922.


Nous avons, pour la reconstitution de l’Optophone, deux sources iconographiques, les schémas techniques du brevet déposé à Londres, concernant plutôt une machine à calculer, et le schéma simplifié et son commentaire publié dans le livre que Jean-François Bory a consacré à Raoul Hausmann aux éditions de l’Herne en 1972, dont le titre est : « Prolégomènes à une monographie de Raoul Hausmann », livre rédigé sous le contrôle étroit de Raoul Hausmann et de son vivant, selon le propre témoignage de Jean-François Bory. Et c’est le seul livre écrit sur lui de son vivant, même s’il est paru quelques mois après sa mort, et c’est le seul schéma de ce qu’ aurait pu être l’Optophone. Voilà comment Hausmann le commente dans ce livre : « l’Optophone (est) basé sur une cellule de sélénium disposée devant une lampe à arc dont un haut-parleur fait varier la luminosité proportionnellement aux sons émis. La cellule de sélénium, dont la conductivité augmente en fonction des particules lumineuses reçues, permet alors, par une série de résistances, d’enregistrer par le son (gravure sur disque) la lumière qu’elle reçoit. Ainsi ce qui apparaît comme image devient son dans la station intermédiaire. Il suffit alors d’inverser le procédé en le montant en série pour que le son devienne image. » La cellule photovoltaïque de sélénium a été utilisée notamment pour les posemètres des appareils photographiques, le sélénium réagissant à la lumière.

Raoul Hausmann n’est pas le seul à s’intéresser à ces correspondances son/image ou musique/peinture. Le mot même d’optophone remonte à un instrument élaboré en 1912 à l’université de Birmingham par l’ingénieur britannique Edmund Edward Fournier d’Albe à l’usage des aveugles, pour « traduire des effets optiques en effets acoustiques » destiné au repérage spatial, permettant de localiser la lumière par l’ouïe, instrument qu’Hausmann connaissait, qui a passionné la presse de l’époque et qui a d’ailleurs inspiré à Picabia le titre de deux de ses tableaux en 1921/22, Optophone I et Optophone II. Et selon un texte inédit que nous a transmis Henri Chopin, Hausmann connaissait aussi « l’expérience de la lampe parlante à arc incandescent » de William Duddell. Pour les lampes à arc de carbone, utilisés à l’époque en Angleterre pour l’éclairage public, William Duddell avait remarqué qu’en variant avec un clavier la tension fournie aux lampes, on pouvait créer des fréquences audibles contrôlables, ce qui a donné lieu à un spectacle auquel Hausmann a assisté au musée de la Poste à Berlin en 1920. Hausmann connaissait aussi « les expériences d’Ernst Ruhmer sur la transformation des sons en signes visibles au moyen d’une cellule de sélénium », sujet sur lequel Ruhmer a écrit en 1905 un livre, La cellule photo-électrique et sa signification pour l’électrotechnique qu’Hausmann possédait à Limoges. Ernst Walter Ruhmer, physicien allemand, était connu pour étudier les applications pratiques utilisant les propriétés de sensibilité à la lumière du sélénium, qu’il a utilisé pour améliorer le photophone de Bell, un prototype de téléphonie sans fil. Ruhmer a aussi découvert un procédé qui sera adopté pour les premiers films sonores qu’Hausmann connaissait. Et enfin, Hausmann avait découvert l’existence du “Claviluz” de Thomas Wilfred aux États-Unis, grâce à un article d’un journal new-yorkais, un piano provoquant un kaléidoscope d’images colorées sur une surface concave. Là sont les références qu’il cite. D’autres références auraient pu être citées par lui, dont le clavier chromatique “Chromola” à la première du Prometheus de Scriabine au Carnegie Hall le 20 mars 1915, ou le piano optophonique de Vladimir Baranoff-Rossiné, brevet russe n°4938 du 18 septembre 1923.

Par ce brevet déposé à Londres et co-signé par lui, Hausmann se légitime comme scientifique, ou artiste ingénieur. En témoignent ses carnets et les textes tapuscrits déposés au Musée départemental d’art contemporain de Rochechouart ou à la Berlinische Galerie à Berlin, où nous trouvons dans les années 1920 des textes sur l’électromagnétisme, la physiologie oculaire et l’optique : il cite les corps rayonnants de Max Planck, la spectroscopie de Wilhelm Röntgen, Niels Bohr et même Albert Einstein. Le carnet numéroté X à Berlin, datant de 1923, s’intitule « Spectroscopie, Physique solaire, Optique » et contient des schémas techniques. Dans le manifeste du “PRÉsentisme” publié en 1921 dans la revue De Stijl, il dialogue et polémique avec Marinetti sur la technique. Voici ce qu’il écrit dans L’Art Nouveau de 1933 : « Avec le train, l’avion, l’appareil photo et les rayons X, nous parvenons (…) à l’extension du sens de la vision dans la plastique créative de la vie. » Donc, non pas la problématique de la vitesse comme chez les futuristes, mais celle de la vision, ce qui renvoie à un texte de Hausmann de 1922, « Le principe de la fonctionnalité universelle en optique », qui commence par la question : « Qu’est-ce que la vision ? », ce qui renvoie aussi au titre du fameux livre de Moholy-Nagy, Vision in Motion. Hausmann avait donc une culture scientifique réelle, mais mélangée de considérations philosophiques, et avec des limites. Il pensait que « la lumière est de l’électricité vibrante, et le son aussi de l’électricité vibrante ». Walter Brinkman, lors de sa visite à Hausmann, émet une hypothèse plus prudente, faisant la distinction entre ondes mécaniques et électromécaniques, « les sons [étant] des vibrations de l’air » et la lumière devant être intégrée à l’électricité.

L’artiste Peter Keene, qui avait ramené d’Angleterre, à l’occasion d’une visite familiale, une copie du brevet de l’Optophone à partir de son numéro d’enregistrement que nous lui avions fourni, brevet qui se trouvait en fait au pays de Galles, va en réaliser plusieurs prototypes. Peter Keene est en effet petit-fils d’un ingénieur qui a fait des recherches sur la radio et les antennes dans les années 1930, inventeur génial qu’il a bien connu, comme il le dit lui-même : « Avec l’aide de mon grand-père, j’utilisais des pièces de récupération qu’il me procurait à l’aide de vieilles machines. » Il s’intéresse donc à l’archéologie des technologies, dont celle de la télévision ou de l’ordinateur. Il va réaliser une première reconstitution de l’Optophone en janvier 1999, à l’occasion d’une exposition personnelle à Paris. Le son était provoqué par la rencontre d’un capteur et d’un rayon laser mis en mouvement selon deux axes x et y par l’intermédiaire d’une manivelle, reconstitution assez proche des schémas disponibles. Une deuxième version en 2000 va s’inspirer des technologies de l’époque, celle de Léon Theremin et celle de la télévision de John Logie Baird utilisant, non un tube cathodique, qui n’existait pas à l’époque, mais le système mécanique du disque de Nipkow qui existait en 1923, à l’époque de Hausmann. Dans la troisième version de 2004, qui est le prototype réalisé pour l’exposition « Son & Lumières » au Centre Pompidou et qui est aussi celui utilisé pour la performance du 17 février 2018 au Jeu de Paume, Peter Keene a remplacé « l’arc chantant » du projet initial par trois diodes lumineuses de couleurs rouge, bleue et verte correspondant à un découpage de la bande passante en son grave (le rouge), médium (le bleu) et aigu (le vert), dont les projections sur un écran à travers les filtres de trois cylindres rotatifs percés et en mouvement sont à l’origine d’une image flottante mue par le son, couleurs qui génèrent elles-mêmes par un dispositif retour un nouveau son. Donc trois versions, et chaque fois, un Optophone revisité, une nouvelle création artistique.

Deux musiciens, Geneviève Strosser et Florent Jodelet, ont interprété au micro, en liaison avec l’Optophone revisité par Peter Keene, un ensemble de poèmes phonétiques de Raoul Hausmann, qui se présentent comme des partitions de lettres, certains célèbres comme le fameux Poème-affiche « f m s b w » de 1918 qui a inspiré à Kurt Schwitters son « Ur-Sonate », et qui est un des thèmes de cet « Ur-Sonate », et d’autres poèmes phonétiques, pour certains inédits. Le poème phonétique, pour le définir, et c’est une invention de Hausmann, est à base de lettres, donc bien avant le lettrisme d’Isidore Isou de 1947, avec lequel Hausmann va polémiquer. Le poème phonétique peut être considéré comme de la poésie abstraite, à la même époque que la peinture abstraite de Kandinsky et de Mondrian. Le premier tableau abstrait de l’histoire de la peinture, comme le montre Andréi Nakov, est Tableau avec cercle de Kandinsky, et il date de 1911. D’ailleurs, Schwitters emploiera explicitement l’expression « poésie abstraite » dans son texte sur la « Poésie conséquente » dans la revue G : « La poésie abstraite » (c’est nous qui soulignons) « a libéré le mot de ses associations… et valorisé chaque mot par rapport à un autre. »

Marshall McLuhan écrit dans Pour comprendre les médias en 1977 : « Nous avons déjà traduit ou prolongé notre système nerveux central dans la technologie électro-magnétique : nous n’aurions qu’un pas de plus à faire pour transférer notre conscience au monde des ordinateurs. » Ce qui pouvait être fait difficilement avec l’Optophone peut être fait aujourd’hui aisément depuis la diffusion de l’ordinateur portable, qui se généralise à partir des années 1980/90. Et avec la phrase de McLuhan, on n’est pas loin des réflexions actuelles sur le transhumanisme d’un artiste comme Stelarc, comme on peut le voir dans le récent numéro de la revue “Inter” n°128 sur “Techno-corps / Cyber milieux”. Toute une nouvelle génération de poètes, comme le brésilien Augusto de Campos, et d’artistes va développer cette idée de verbi-voco-visuel, pour reprendre le terme visionnaire de James Joyce dans “Finnegans Wake”, ou d’intermédia pour reprendre le terme de Dick Higgins. C’est aussi l’ambition de la poésie numérique, en prolongement de l’optophonétique, de traiter indifféremment le son et l’image, la vue et l’ouïe, nos deux sens principaux, alors que la typographie ne fait appel qu’au sens de la vue, comme le montre McLuhan dans La Galaxie Gutenberg. De la poésie numérique, on peut avoir un panorama dans notre livre Pd-extended 1 poésie numérique en Pure Data aux presses du réel, où il y a des textes théoriques qui se réfèrent à l’Optophone de Hausmann.

Ce futur, Hausmann l’a anticipé en parlant « d’imagination eidophonique », mot plus philosophique qui va remplacer la notion d’optophonétique à la fin de sa vie. Déjà en 1965, dans la revue Les Lettres de Pierre Garnier, il rêve de « perspectives sur un langage futur, après l’an 2000 » avec ce qu’il appelle « Le poème eido-phonique ». Et dans un tapuscrit de 1966/67, il parlera même d’« Eidophonie électronique », ouvrant « une voie surprenante et insolite (…) avec des moyens totalement électroniques », ce qui en fait un des pionniers de l’art numérique, ce que souligne Arndt Niebisch de l’Université de Vienne en Autriche, qui parle d’un « tournant cybernétique » de Raoul Hausmann. Une réflexion qui va dans le sens de la rêverie utopique d’un autre fonctionnement du cerveau, comme avec la Dream Machine de Brion Gysin, dans le sens d’une « sensorialité excentrique » que décrivait Hausmann dans son livre de 1970, un an avant sa mort, reprenant une expression d’Ernst Marcus, qui avait publié un livre à Berlin en 1918 (Der Sturm) : “Das problem der excentrischen Empfindung und seine Lösung”, « Le problème de la sensorialité excentrique et de sa solution », livre testament avec des illustrations de son ami Jef Golyscheff, dont l’un des sous-titres est : « Au-delà de l’homo sapiens ».



Jacques Donguy, 2018




Exposition « Raoul Hausmann. Un regard en mouvement. »
Peter Keene / Site officiel
Celebrity Cafe n°1 / Presses du Réel
Pd-extended 1 – Poésie numérique en Pure Data