La légende de cette photographie de Susan Meiselas ne laisse aucun doute : sur la gauche de l’image, des passagers sortis d’un bus sont alignés devant des soldats groupés sur la droite. Le premier d’entre eux, les mains sur la tête, est palpé par un militaire qui fouillera également les suivants. C’est une scène commune de violence en contexte de guerre civile : individus ordinaires et militaires forment deux camps opposés aux forces inégales, et les silhouettes fragiles et légèrement tordues des premiers, détachées les unes des autres, disent leur totale impuissance face aux seconds qui font masse.
Une question pourtant ébranle l’évidence de cette photographie comme de sa légende, et les arrache au seul genre du reportage. Pourquoi, à la différence de celles qui l’entourent sur les cimaises du Jeu de Paume, cette image ne présente-t-elle que les ombres des acteurs de cette scène plutôt que leurs corps, leurs visages et leurs regards eux-mêmes ? Pudeur de Susan Meiselas devant la violence ? Procédé rhétorique qui rendrait cette photographie d’autant plus forte qu’elle suggèrerait au lieu de montrer, qu’elle aviverait notre curiosité en décevant notre horizon d’attente – celui d’une image saturée d’informations, plus vraie que le réel lui-même ?
Peut-être. Mais par sa nature comme par sa place dans l’exposition, cette photographie sème surtout le doute dans le regard, elle nous invite à mettre en question le crédit que nous portons aux images et à ce qu’elles disent du réel. Elle nous rappelle que nous sommes pareils aux prisonniers de la caverne de Platon, condamnés à regarder des ombres qu’ils prennent pour la réalité : nous avons beau avoir sur eux l’avantage de savoir que ce ne sont là que des images, nous nous y laissons prendre souvent. Les matériaux bruts et épars sur lesquels sont projetées les ombres des personnages de cette photographie le signalent à leur façon : terre sèche, cailloux, brindilles sauvages et pierres irrégulières du mur sont tout le contraire du miroir lisse auquel on songe quand on pense à la photographie. La pauvreté assumée du miroir brisé que celle-ci nous tend, au contraire, fait toute sa puissance : elle ne mime pas le réel mais le cherche en ouvrant un espace de questions.
Étienne Helmer
Étienne Helmer enseigne la philosophie à l’Université de Porto Rico (États-Unis). Ses travaux portent principalement sur la pensée économique, politique et sociale des mondes grecs, ainsi que sur la philosophie de la photographie. Il est l’auteur de La Part du bronze. Platon et l’économie (Vrin, 2010), Épicure ou l’économie du bonheur (Le Passager clandestin, 2013), Le Dernier des Hommes. Figures du mendiant en Grèce ancienne (Le Félin, 2015), Diogène le cynique (Les Belles Lettres, 2017) et Parler la photographie (Mix, 2017).
Parler la photographie d’Etienne Helmer