En 1976, Susan Meiselas publie un livre consacré aux spectacles itinérants de striptease forain dans le Nord-Est des États-Unis. Ses photographies en noir et blanc révèlent les coulisses du spectacle et la vie quotidienne des strip-teaseuses. Ces femmes ont pour métier de vendre leur image le temps d’une soirée de déshabillage. Au-delà des clichés glamour ou misérabilistes, Susan Meiselas nous fait entrevoir une vision plus intime et abrupte de leurs vies. Surtout, elle décide de leur donner la parole à travers de longs témoignages, brisant leur enfermement par l’image.
Ce travail au long cours va lui ouvrir les portes de l’agence Magnum, une coopérative fondée en 1947 par un groupe de photographes renommés, à commencer par Henri Cartier-Bresson et Robert Capa. Les membres de cette agence sélective sont sans doute séduits par son approche nuancée, qui rompt avec la course au sexy et au sensationnel habituellement de mise pour un tel sujet. Grâce à Magnum, la photographe va bénéficier d’un circuit de diffusion plus large de son travail, notamment auprès des magazines. La coopérative envoie en effet à son réseau d’agents et de clients des « distributions », reportages composés d’une série de clichés, de légendes et de textes qui trouveront leur place dans les pages des hebdomadaires. La sélection des meilleures images, leur séquençage et la précision des textes les accompagnant permettent de raconter une « histoire » en quelques photographies et de vendre au plus offrant. Cet art de la narration visuelle (ou storytelling) est une école du regard pour bien des membres de l’agence, qui apprennent les codes de la profession de photoreporter. Susan Meiselas ne sort pas d’une école de journalisme mais a été formée en éducation visuelle : elle s’approprie peu à peu les règles du métier, tout en conservant un engagement pour la transmission par l’image hérité de ses années d’études.
Déborder le cadre du métier de photographe
À la fin des années 1970, elle part couvrir le conflit social au Nicaragua et se retrouve au coeur de la révolution sandiniste, réalisant quelques-unes des images les plus diffusées du conflit. Ses photographies aux couleurs éclatantes deviennent des icônes de la révolution, republiées à l’occasion d’anniversaires ou imprimées sur des affiches. Reproduites à foison, elles perdent peu à peu leur enracinement dans un contexte précis : qui sont les personnes photographiées, pourquoi ont-elles participé aux combats ? Nul ne s’en souvient.
Face à cette fortune médiatique, Susan Meiselas décide de replacer ses images dans un contexte local et concret : elle retourne dix ans plus tard au Nicaragua pour retrouver les personnes figurant sur ses photographies et les interroger, puis expose en 2004 les clichés sur les lieux où ils ont été pris, filmant les réactions des passants. Son travail de photographe se prolonge donc par un dialogue avec les communautés d’origine des images. Ce faisant, elle rompt la relation de domination qui fait du photographe un « preneur » d’images, parfois contre le gré des personnes portraiturées, pour tenter de « rendre » une partie de son travail à celles et ceux qui l’ont fait naître. La photographe se positionne déjà en « passeuse » d’images, point de contact entre des communautés – celles rencontrées sur le terrain et celles qui regarderont ses images une fois diffusées.
Tout au long des années 1980, elle continue de déborder le rôle traditionnel de reporter, travaillant comme photographe, mais aussi comme réalisatrice de films ou en se mettant au service d’autres photographes, principalement en Amérique Centrale et Latine. En 1990, elle publie ainsi un livre rassemblant les images prises pendant la dictature du général Pinochet par des photographes chiliens. Entre 1991 et 1997, elle entreprend le colossal projet akaKurdistan, comprenant une exposition itinérante, un site internet participatif et un livre rassemblant le patrimoine photographique et les témoignages du peuple kurde. Tour à tour commissaire d’exposition, archiviste, réalisatrice et autrice, Susan Meiselas se donne toujours pour rôle de faire le lien entre des personnes grâce aux images.Son projet kurde suscite à l’époque quelques incompréhensions à l’agence Magnum, puisqu’elle abandonne son travail de photographe pour présenter des images appartenant à d’autres. Il constitue désormais un exemple pionnier d’approche archivistique et collaborative, qui fait figure de modèle pour bien des photographes et des artistes engagés sur cette voie.1
Susan Meiselas n’est pourtant pas isolée au sein de l’agence Magnum, dont les membres ont pour point commun de refuser de se voir enfermer dans un rôle figé. Tous expérimentent dans différentes directions, du documentaire à la publicité en passant par la mode ou les commandes pour les entreprises, produisant des livres, des films, des expositions. La coopérative compte d’autres photographes-réalisateurs, à commencer par Raymond Depardon, et plusieurs auteurs en quête d’un travail engagé, avec pour ambition de livrer un témoignage approfondi et de se distinguer de la masse des images de presse ou amateurs. En 1971, Danny Lyon avait ainsi publié un livre de photographies sur le système pénitentiaire texan, incluant une dimension archivistique et collaborative en présentant les lettres et les dessins d’un détenu. Depuis la fin des années 1970, Jim Goldberg imagine quant à lui une autre façon de dialoguer avec les personnes qu’il photographie, les invitant à écrire directement sur l’image leurs impressions et commentaires personnels.
Ce procédé fait écho à un projet plus récent de Bieke Depoorter, jeune photographe belge qui a rejoint la coopérative en 2012. Cette dernière a pour habitude de travailler la nuit en demandant à des personnes de l’accueillir pour dormir, au gré de ses pérégrinations. Elle a récemment parcouru l’Egypte en dormant chez l’habitant, et préparé une maquette de livre rassemblant ses images. Elle est ensuite retournée en Egypte avec cette maquette, proposant à de nouvelles personnes – et non celles qui apparaissent dans l’image – de commenter ses photographies. Chaque double-page du livre se transforme en lieu de rencontre entre le regard de la photographe, les visages des personnes photographiées, et les réactions des lecteurs invités à livrer leurs premières impressions. Ces annotations, personnelles, critiques ou drôles, viennent entourer les contours d’un profil ou se répondre entre elles à l’aide de flèches. Bieke Depoorter décide de publier son livre en l’état, avec les images criblées de remarques manuscrites. Le titre français de l’ouvrage, Mumkin, cite les premiers mots de la phrase, en arabe, qui permet de demander l’autorisation de prendre une photographie : « est-ce possible ? »2 La réponse à cette question débute par l’accord donné au moment de la prise de vue, et s’achève par le retour sur les lieux et le partage avec des tiers participants, témoins et acteurs d’une conversation actant la possibilité d’un débat par les images. Se positionnant elle aussi comme une passeuse d’images, Bieke Depoorter cite en exemple Susan Meiselas, à qui elle avait montré son récent projet3. Elle se souvient aussi avoir été très touchée de pouvoir lui faire voir son travail dès 2010 alors qu’elle venait de terminer ses études et ne pensait pas encore se lancer dans une carrière de photographe.
Communautés créatrices
Susan Meiselas est en effet toujours engagée auprès de jeunes photographes et d’étudiants qu’elle accompagne et conseille, autre facette de son rôle de « passeuse ». Elle devient la première présidente de la Fondation Magnum – après avoir contribué à sa création en 2007 –, qui opère en partenariat avec des associations de défense des droits de l’homme et élargit le champ documentaire en travaillant avec des femmes, des amateurs, des étudiants, et des photographes d’autres zones géographiques comme le Moyen-Orient, la Colombie ou la Chine. La Fondation leur offre un soutien financier mais aussi un accompagnement professionnel et créatif, organisant des débats et des ateliers, partant du postulat que la pratique documentaire doit être collective et nourrie par des échanges. Membre très investie d’une coopérative, soutien pour les jeunes auteurs, Susan Meiselas croit en la fécondité des rencontres et des communautés. Cette notion de communauté, chère à la culture américaine, façonne son œuvre, alimentée par les débats sur le métier de photographe qui traversent Magnum et construite au contact de groupes aux identités mouvantes, imaginées, revendiquées ou subies. Nourrie par son expérience des projets archivistiques, Susan Meiselas a également entrepris avec la Fondation Magnum de rassembler des documents témoignant de l’histoire de la coopérative et contribué à une campagne d’entretiens avec des acteurs du monde de la photographie pour conserver leur mémoire collective.
Regardant vers le passé et le partage des expériences, et vers le futur, en formant de nouvelles générations de gens d’images, Susan Meiselas est aussi une passeuse entre les anciens et les plus jeunes, qui pense la Fondation Magnum comme un lieu de transmission.
Son dernier livre reprend le titre de l’essai de Virginia Woolf, « Une chambre à soi », qui interrogeait la faible reconnaissance des femmes en littérature et l’absence de conditions matérielles leur permettant de créer – ne serait-ce qu’un espace où travailler. Il porte sur un foyer pour des femmes victimes de violences domestiques à l’ouest de Birmingham, au Royaume-Uni. Fruit d’ateliers d’écriture et de photographie avec les habitantes du foyer, de repas préparés ensemble et partagés, il dessine leur portrait en creux. Rares sont les visages dans ces photographies, laissant place à des vues de leurs chambres, de leur vie quotidienne avec leurs enfants, à des témoignages et des collages, fragments d’un endroit « à soi » où ces femmes commencent à prendre la parole.
Clara Bouveresse, 2018
Visuel en page d’accueil : Susan Meiselas, Muchachos attendant la riposte de la Garde nationale, Matagalpa, Nicaragua, 1978 © Susan Meiselas/Magnum Photos
Biographie
Clara Bouveresse est docteure en histoire de l’art de l’Université Paris 1. Spécialiste de photographie, elle a publié à partir de sa thèse Histoire de l’agence Magnum. L’art d’être photographe (Flammarion). En 2017, elle était commissaire associée de Magnum Manifesto, l’exposition organisée pour l’anniversaire des 70 ans de l’agence par Clément Chéroux à l’International Center of Photography de New York, et co-auteure du catalogue l’accompagnant, publié en cinq langues. Elle a publié un article sur le projet Kurdistan de Susan Meiselas dans la revue Transatlantica. En 2014-2015, elle était Georges Lurcy Fellow à l’université Columbia de New York.
En savoir plus sur l’exposition
Le petit journal de l’exposition
Susan Meiselas, site officiel
Bieke Depoorter, site officiel
References