S’il est un terme idoine pour définir Hailé Gerima, c’est bien celui d’« afro-américain », puisque ce cinéaste qui fait actuellement sa carrière aux États-Unis, est natif de l’Éthiopie où il a tourné son premier long métrage (La récolte de 3 000 ans). Raphaël Bassan analyse le style et met en valeur les différentes dimensions de son œuvre africaine et américaine.
Notons qu’un autre Éthiopien joue un certain rôle dans le cinéma américain, sur le plan de la critique: Gabriel Teshome, dont l’ouvrage, Towards a Third World Aesthetics (1978), reprend en la « black-américanisant » et en la radicalisant la conception argentine du « troisième cinéma » (Solanas et Getino, 1967). Organisé par Paul Willemen et Jim Pines, un colloque s’est déroulé sur ce thème à Edimbourg, en Angleterre, en août 1986. (Introduction du comité éditorial de la revue CinémAction, 1988.)
Hailé Gerima est né en 1946 a Gondar, Éthiopie. Il est le deuxième d’une famille de dix enfants. Sa mère était enseignante et son père écrivain, résistant nationaliste et aussi instituteur : accusé par le pouvoir du Négus au lendemain de la Seconde Guerre mondiale d’être un des inspirateurs des révoltes estudiantines, il perd son poste. Refusant de se laisser abattre, il forme une troupe de théâtre qui, se produisant de village en village, sensibilise les paysans à la nécessité de la résistance. Hailé Gerima lui rend hommage, à travers La récolte de 3 000 ans (Mirt Sost Shi Amit, 1974-76), en y intégrant, sous forme de leitmotiv, des strophes inspirées par une chanson composée par son père lui-même et disant, métaphoriquement: « Notre mariée (l’Éthiopie), notre nouvelle mariée, ta robe vieille de 3 000 ans, comment n’est-elle pas déchirée ? Ta robe de 3 000 ans n’est pas encore déchirée… Notre Dame, notre maîtresse, ta robe de 3 000 ans, pourquoi n’est—elle pas encore changée ?» Gerima, exilé aux États-Unis, était revenu dans son pays natal pour tourner ce film-phare qui représente un jalon historique, non seulement pour l’art africain, mais pour l’ensemble des cinémas du tiers monde. Il élabore ce long métrage alors que s’écroule un empire plusieurs fois millénaire où l’on n’avait alors produit que deux ou trois films.
La récolte de 3 000 ans
échappe a toutes les
catégories normatives
La récolte de 3 000 ans prend acte de l’état féodal du pays et met l’accent sur la question agraire qui constitue un des problèmes-clés de l’hémisphère sud. L’œuvre échappe à toutes les catégories normatives. C’est à la fois un conte réaliste, un « opéra autochtone » — la musique, le récitatif y tiennent une grande place —, une parabole politique… quelque chose d’inclassable. Aux confins de l’Histoire et de la légende, l’empire d’Éthiopie serait né des amours de Salomon et de la reine de Saba. Évangélisé au IVe siècle, il n’est longtemps connu que par ouï-dire, sous le nom de « Pays du Prêtre Jean », îlot chrétien rescapé de la conquête musulmane. Protégé par ses montagnes, c’est le seul pays d’Afrique à avoir échappé, jusqu’en 1936, à la colonisation. Il a été occupé par l’Italie de 1936 a 1941. Gouverné par Hailé Sélassié, monarque absolu mais aussi symbole d’une Afrique en lutte pour son indépendance, il apparaît comme un pays féodal très ancien.
C’est ce que Gerima arrive à saisir prodigieusement dans La récolte de 3 000 ans qui s’articule autour de trois centres, représentés par trois types sociaux : le propriétaire foncier, une famille de pauvres paysans (composée du père, de la mère, de la fille et du fils, ces derniers âgés d’environ treize à quinze ans) et Kebebe, le fou, souvent figure cardinale de la culture africaine, spolié de ses terres par le seigneur, et qui incarne, à lui tout seul, la mémoire d’un peuple qui a su lutter contre l’invasion italienne… Il est le symbole d’une conscience collective révoltée par l’injustice sociale et politique. L’œuvre cristallise un grand nombre d’influences. La mémoire de Gerima père transparaît, de manière lancinante, à travers les chants qui nourrissent la bande sonore ; par ailleurs, le metteur en scène puise dans la tradition orale africaine, mais aussi à de multiples sources cinématographiques : un lyrisme très charnel rapproche les hommes de la terre. On trouve des références à l’école soviétique des années 20, mais aussi aux nouvelles techniques de filmage issues des courants documentaires américains, québécois et hongrois. Ainsi bâti, le film offre une vision saisissante de l’exploitation quotidienne.
C’est en 1967 que Hailé Gerima gagne les États-Unis. ll étudie à la Goodman School of Drama, de Chicago, puis à l’université de Californie a Los Angeles (UCLA). Tout en poursuivant des études de sociologie, il s’intéresse au cinéma. Mais il écrit aussi trois pièces de théâtre sur la répression dont sont victimes les Noirs. Ces années sont capitales dans l’éducation du jeune homme. Il passe aux deux extrêmes d’un axe représentant, en raccourci, l’histoire même de l’exploitation des défavorisés: du régime féodal éthiopien à une métropole capitaliste ayant fondé son histoire sur la pratique du racisme.
En 1971, il tourne un essai en Super 8, Our Glass, sur la prise de conscience d’un sportif noir qui se sent pris au piège de la société du spectacle. Mais ses thèmes et son langage sont surtout ébauchés dans Child of Resistance (1972), un moyen métrage en 16 mm. Le style, élaboré paritairement en noir et blanc et en couleur, annonce le langage cinématographique à la fois précis, documentaire et lyrique que l’auteur développe dans ses films ultérieurs. Déjà il intègre à sa démarche les éléments les plus subversifs du surréalisme (comme l’a fait, en son temps, Aimé Césaire pour la littérature francophone), de l’esprit de la Beat generation, suivant en cela l’exemple des écrivains de couleur Bob Kaufman et Hart Leroi Bibbs, et du cinéma « underground » américain, plus libre, plus poétique que le film commercial. Le sujet de Child of Resistance s’inspire du cas d’Angela Davis. Une prisonnière noire transite de sa cellule à une espèce de saloon stylisé qui représente, métaphoriquement, l’autre versant du libéralisme US : la drogue, la boisson, le jeu.
Les années 1974-76 sont décisives pour Gerima. Il tourne et monte presque simultanément ses deux premiers longs métrages: Bush Mama, aux États-Unis, et La récolte de 3 000 ans, en Éthiopie. À travers ces œuvres complémentaires mais de facture différente, l’auteur développe une plastique novatrice apte à saisir les rapports entre une cellule sociale, ou une ethnie opprimée, et le contexte ambiant qui génère cet état de fait. Les protagonistes ne sont pas des abstractions mais des caractères à mi-chemin entre le réalisme et la symbolique.
Hailé Gerima fusionne
deux éléments : le « Roots Movement » et
le « cinéma de ghetto »
Gerima prend soin de les inscrire dans un environnement précis: le village éthiopien avec sa terre, ses espaces, ses feux du soir, son opacité dans la récolte de 3 000 ans; le ghetto de Watts et ses rues, ses cafés, ses institutions, ses intérieurs sordides et son côté dur, métallique, dans Bush Mama. Le premier relève de l’élégie et le second du free jazz. Le rythme et le tempo diffèrent car la manière dont les personnages s’inscrivent devant la caméra et l’économie de leurs gestes relèvent de traditions culturelles et d’habitudes mentales dissemblables. L’auteur sait en tenir compte. Mais l’écriture visuelle de l’un et l’autre est fondée sur une suite de variations musicales, un mélange des styles documentaire et onirique, et une approche très physique des corps, des attitudes, des visages. Cette mise au diapason de la sensibilité du réalisateur avec celle de ses sujets répond à des préoccupations brûlantes de la diaspora noire. Hailé Gerima est le cinéaste qui réussit le mieux à fondre deux des principales veines du cinéma indépendant noir américain : le « Roots Movement », qui tente de se réapproprier un certain héritage culturel africain, et le « cinema du ghetto », dont le champ d’investigation concerne la quotidienneté vécue par l’homme noir sur le sol américain.
Bush Mama nous fait vivre, de l’intérieur, les déboires d’une mère de famille noire dont le mari a injustement été jeté en prison. Elle a une fille pré-adolescente et se trouve à nouveau enceinte. Le Bureau d’aide sociale veut la contraindre à avorter. Elle résiste, soutenue en cela par les lettres de cellule de son compagnon. Amenée à tuer le policier qui tente de violer sa fille, Dorothy connaît bientôt l’enfer de la violence d’où elle sort mûrie. À côté de cet axe central, l’auteur développe toute une série de saynètes qui illustrent le sort des Noirs sur le Nouveau continent.
En 1978, il tourne Wilmington 10 — USA 10 000 qui insiste notamment sur les rapports que les militants noirs entretiennent avec leurs familles. Ce thème, vaguement ébauché déja dans Bush Mama, sera développé dans Cendres et braises (Ashes and Embers) en 1982. Charles, le personnage central, est rentré de la guerre du Viêt Nam depuis huit ans, brisé à jamais. Il ne peut réintégrer une société qui le rejette. Le film mélange, de manière habile, les préoccupations quotidiennes de Charles avec des plans documentaires sur les ravages causés par l’aviation américaine au Viêt Nam. Charles parle avec sa grand-mère, sa femme, qui ne comprennent pas vraiment son état d’esprit. Lors d’une scène époustouflante, il hurle a la face de sa compagne les crimes qu’on l’a obligé à commettre. Cendres et braises montre bien les détériorations psychologiques que les familles des victimes, des «révoltés », ont eu à subir. « Quel est notre rôle dans l’histoire de ce pays, se demande Charles, quel bénéfice les Noirs ont-ils tiré des guerres yankees auxquelles ils ont participé ? »
En fait, Charles est, métaphoriquement, Gerima lui-même, qui a déclaré en 1984, au festival de la Rochelle : « J’appartiens à cette partie de l’humanité qui, depuis près d’un siècle, a été filmée comme un fantasme issu de la tête de l’Amérique ou de l’Europe. Où que je me trouve, je suis le représentant d’une race censurée par les désirs des autres. Mon rêve est de voir des gens agir d’une autre manière pour qu’en l’an 2000 je puisse reconnaître sur un écran ma femme, mon gosse… Mes films sont vus de manière communautaire, dans des espaces adéquats et pas tellement dans des salles commerciales. Ils participent à l’élaboration d’une nouvelle mentalité, fondée sur une certaine décolonisation mentale des gens. »
Raphaël Bassan (1988)
Cet article est extrait de la revue CinémAction, n°46, 1988
Né en 1948, Raphaël Bassan est critique et historien du cinéma depuis 1970. Il a également écrit des poèmes dans les années 1960 et cofondé, en 1970, avec Hubert Haddad, la revue littéraire Le Point d’Être. Il a réalisé trois courts métrages de 1969 à 2004 et a été, en 1971, un des fondateurs du Collectif Jeune Cinéma (toujours en activité), première coopérative de diffusion du cinéma expérimental en France conçue sur le modèle de la Film-Makers’ Cooperative de Jonas Mekas à New York. Il a collaboré avec de nombreuses revues spécialisées dans le 7ème art des années 1970 aux années 1990 et collabore, actuellement, à Bref, le magazine du court métrage, à l’Encyclopædia Universalis et tient, depuis 1983, la chronique cinéma de la revue littéraire mensuelle Europe. Depuis le début des années 2000, il réunit en recueils ses travaux par genres ou supports : Rites et rituels (poèmes 1966-1972) (Europe/poésie, 2001), Cinéma expérimental. Abécédaire pour une contre culture (Yellow Now/ Côté cinéma, 2014), Raphaël Bassan, le critique filmeur (DVD de ses films édité par Re : Voir en septembre 2017).