“Si l’archive sert d’observatoire social, ce n’est qu’à travers l’éparpillement de renseignements éclatés, le puzzle imparfaitement reconstitué d’événements obscurs. On se fraye une lecture parmi cassures et dispersion, on forge des questions à partir de silences et de balbutiements”.
Arlette Farge, Le goût de l’archive.
Le fait divers, tel que le définit Jacques Rancière, est un événement considéré sans importance en raison de sa faible signifiance ou des personnes insignifiantes qui y sont impliquées (Rancière, 2009 : 395). D’un autre côté, souligne l’auteur, il est aussi « appelé à prendre un surcroît de signification, à signifier notamment l’état d’une société » (2009 : 395) lorsque l’apparente insignifiance devient un moyen de représenter le monde autrement et « d’interpréter son ordre et son désordre » (2009 : 396). C’est précisément ce que suggère Taryn Simon avec A Living Man Declared Dead and Other Chapters I-XVIII 1; un projet mêlant la photographie et l’écrit qui, par-delà les récits singuliers et pour la plupart anonymes qui y sont relatés, invite à une réflexion sur la condition humaine en proposant autant de variations sur le même thème, soit celui du destin.
A Living Man Declared Dead relève d’une entreprise d’investigation menée par l’artiste sur une période de quatre ans (2008-2011) visant à retracer et à photographier la descendance de personnes vivantes ou disparues, connues ou quelconques 2. Parmi celles-ci se retrouvent, Latif Yahia employé par le régime irakien pour doubler Uday Hussein, le fils de Saddam Hussein; Leila Khaled, militante palestinienne connue pour être la première femme à avoir détourné un avion en 1969; Choe Janggeun, un marin sud-coréen enlevé par des agents nord-coréens au large de la Corée du Sud, etc. C’est à partir de l’histoire, pour le moins tragique, de ces individus appelés par l’artiste « Point Person » ou « Personne de référence » que s’élabore la reconstitution des lignées 3. Ainsi, au sein de la même entreprise sont regroupés des cas isolés qui s’ancrent dans diverses réalités sociales, n’ayant a priori aucun lien entre elles.
Le cas de Yadav, lequel donne le titre au projet, renvoie au premier des dix-huit chapitres 4 qui composent A Living Man Declared Dead. Chaque chapitre, consacré à une lignée et à son histoire, est conçu selon une architecture en trois panneaux. Le premier présente les portraits photographiques des membres ordonnés selon les liens de parenté par le sang. Cette section peut contenir plus de cent cinquante portraits organisés dans une grille et numérotés dans un ordre croissant suivant la séquence. Le second panneau contient trois types d’informations écrites. Tout d’abord, l’identification des membres en fonction de la numérotation : le nom, la date de naissance, l’occupation, le lieu de résidence ainsi que la raison de l’absence de certains membres, le cas échéant, y sont présentés. À cette liste suit un texte descriptif d’environ 300 mots qui expose le récit de la « Personne de référence » à partir duquel s’élabore chaque chapitre et enfin, les légendes se référant aux photographies du troisième panneau. Ce dernier panneau, qualifié par l’artiste de « footnote panel », renferme des clichés disposés selon un mode aléatoire, se rapportant à l’histoire et à son contexte.
En galerie, les chapitres sous la forme d’un triptyque sont détachés les uns des autres. Chaque chapitre possède son histoire, sa temporalité et son espace propres, offrant par le fait même une perspective non linéaire du monde. De chapitre en chapitre, le spectateur explore une variété de thématiques qui relèvent du contexte dans lequel vivent les personnes et qui est décrit dans le récit : la corruption bureaucratique en Inde, la guerre des clans au Brésil, la création de l’État d’Israël, le cas de la polygamie au Kenya, la situation des homosexuels sous le régime de Franco, la condition des orphelins en Ukraine, le massacre de Srebrenica lors de la guerre en Bosnie–Herzégovine, etc. La mise en place du dispositif construit selon les mêmes principes pour chacun des chapitres laisse pressentir une certaine cohésion malgré la profusion thématique. Mais laquelle ? Qu’est-ce qui relie véritablement toutes ces histoires et ces personnages entre eux ? En quoi ces singularités deviennent un moyen de représenter le monde autrement et « d’interpréter son ordre et son désordre » (2009 : 396) ?
De la transparence à l’opacité : du portrait sans identité au portrait de mort-vivant
A Living Man Declared Dead réunit 922 portraits, se trouvant dans la première section de chacun des chapitres. Réalisés à l’aide d’un appareil numérique de haute résolution, tous ces portraits photographiques de format moyen répondent à des critères clairement définis et similaires qui résultent d’un contrôle des paramètres de la prise de vue. Dans Revenant, un texte publié dans le catalogue de l’exposition, Geoffrey Batchen en décrit le contexte de production :
An ivory backdrop was part of the basic equipment, along with three pieces of wood hinged together to slip over the camera case and thereby provide a seat for each subject. Another important piece of equipment was a sheet of plastic to be put on the floor, with the spots marked on it for the positions of the tripod, chair, lights and so on. Whenever possible, the portraits were shot indoors in a room with white celling at a standard height, allowing the same amount of light to be cast over each subject (Batchen, 2012 : 741).
La réalisation de ces conditions au moment de la prise de vue entraîne une standardisation des portraits tant sur le plan du contenu que de la composition esthétique. Assis sur un tabouret (de hauteur identique) devant un arrière-plan de couleur ivoire, les personnages aux visages impassibles fixent l’objectif. Les photos présentent un fond neutre, un éclairage uniforme, une clarté descriptive, un cadrage moyen et une vue frontale. Ces attributs généralement associés à la photographie documentaire concourent à exalter la transparence propre au médium (Lavoie, 1996). Du reste, à propos de son usage de la photographie, Simon soutient qu’elle : « […] l’emploie comme un outil dans sa forme la plus pure : une machine à collecter » (Heartney et Simon, 2013 : 42). De cette utilisation de la photo découle un vocabulaire formel, lequel tend à rappeler les portraits photographiques à vocation scientifique ou documentaire (portrait d’identité, photographie criminelle et anthropologique, etc.) qui devaient et, dans le cas du portrait d’identité, doivent encore respecter des protocoles bien établis lors de la prise de vue. Sans s’étendre sur ce sujet, il n’est pas vain de mentionner que la mise en place de protocoles photographiques à la fin du 19e siècle visait avant tout à atteindre l’objectivité, celle-ci source de vérité. En limitant l’intervention du photographe, on croyait alors garantir l’authenticité du portrait (Maresca, 1998 : 88).
Toutefois, tel que le note Sylvain Maresca dans un article intitulé « Les apparences de la vérité ou les rêves d’objectivité du portrait photographique », la stricte application des principes méthodologiques :
[…] engendre ses propres déformations et surtout suscite une forme spécifique de conformation de l’expression individuelle aux exigences présumées du dispositif, une rétraction de l’air personnel, de l’intimité psychologique, pour laisser affleurer uniquement les caractéristiques physiques du visage. À force de vouloir imposer la vérité d’une photographie sans portrait, on en est arrivé pour ainsi dire à une photographie sans personne (Maresca, 1998 : 88).
L’effet de dépersonnalisation se manifeste dans les portraits de A Living Man Declared Dead. Aaron Schuman remarque avec raison que si les portraits évoquent les photographies d’identité, ils tendent tout autant à effacer la singularité des personnes : « […] the images’ “objectivity” so weighted that apart from the basic physical features and fashions of each subject, individual identity is practically erased » (Schuman, 2011: 11). L’exaltation de la transparence, tandis qu’elle valorise les traits du visage, la posture du corps, la disposition des mains, l’habillement, etc., ne révèle rien sur ces individus coupés de leur contexte naturel et captés en une sorte de non-lieu. Ainsi, Simon tend à mettre en évidence l’impossibilité de la photographie, et ce, malgré ses qualités indicielles et sa valeur descriptive, de saisir l’individualité et d’atteindre une quelconque vérité concernant les personnes représentées. Ce traitement de la photographie concorde avec le constat de Vincent Lavoie dans « Transparence et plasticité » au sujet des productions photographiques contemporaines, notamment celles de Lynne Cohen et de Thomas Ruff. Il écrit :
Ces productions réhabilitent l’objectivité communément attribuée à l’image photographique pour en questionner la valeur heuristique. Elles produisent une interrogation esthétique de l’objectivité photographique en renouant avec les règles et les procédures des pratiques auxiliaires (Lavoie, 1996 : 68).
Chez Simon, la supposée transparence de la fonction indicielle devient une forme d’opacité de la visibilité. L’artiste procède en quelque sorte à un contre-emploi de la fonction indicielle de la photographie en la rendant opaque; une procédure qui est d’ailleurs élaborée dans les autres séries photographiques.
Plus encore que de souligner l’anonymat engendré par l’« objectivité » des photographies, Schuman tout comme Batchen établissent un parallèle pertinent entre les portraiturés et des natures mortes : « these are still-lifes more than portraits » (Schuman, 2011 : 10). Selon Batchen, cet aspect résulte précisément de l’image qui, exempte d’effets plastiques, exalte une transparence opaque (Batchen, 2011 : 751). Alors que l’identité des personnages reste insaisissable, le spectateur se heurte à l’opacité des images. Et, si cette opacité annule toute tentative de compréhension des personnages, elle initie, à l’inverse, une appréhension optimale de leur apparence, dont la pose figée et le regard inexpressif accentuent l’impression de se trouver face à des corps inanimés. Par ailleurs, la disposition des images en séquence, en exacerbant l’effet d’uniformité par la répétition d’images au même vocabulaire formel, concourt à atténuer, voire à noyer l’identité individuelle au profit de l’ensemble. Dans ces conditions, la personne représentée s’efface et se présente telle une représentation graphique déchargée d’expression.
Bien que les chapitres se déclinent différemment, tous mettent en scène une forme de disparition de l’individu, qu’il s’agisse de la mort physique, sociale ou spirituelle. L’ensemble de portraits qui représente visuellement une lignée généalogique sous-tend une conception qui peut être expliquée ainsi : « les vivants prennent la place des morts, faisant de nous tous, les vivants, des survivants; […] l’idée de génération rappelle avec insistance que l’histoire est l’histoire des mortels » (Ricœur, 1985 : 209). Dans A Living Man Declared Dead, le mouvement incessant de vie et de mort constitutif de la suite généalogique induit une dimension temporelle, où le passé s’inscrit dans le présent de l’énonciation photographique en même temps d’engager une ouverture vers l’avenir. Dès lors, les portraits photographiques se constituent en traces dans la mesure où tous ces « survivants » — en référence à l’idée de Ricœur, on entend que si le survivant est celui qui prend la place d’un mort, il sera inévitablement celui dont un vivant prendra la place — le sont, parce qu’ils portent déjà en eux leur mort future. Homi Bhabha souligne d’ailleurs les conditions temporelles qu’engendre la mise en visibilité de la filiation chez Simon : « the temporality of the bloodline is a continual looping of the past-in-present, while the future nests in the moment of shooting » (Bhabha, 2011 : 17). En ce sens, on pourrait avancer l’idée que l’œuvre montre moins ce qui a disparu, qu’elle archive ce qui est en train de disparaître.
Dans A Living Man Declared Dead, la photographie devient intimement liée à la mort et rejoint dans une certaine mesure les propos de Barthes dans La chambre claire au sujet de la correspondance entre la photographie et le théâtre ancien, lequel accordait une place importante au culte des Morts : « Si vivante qu’on s’efforce de la concevoir […], la Photo est comme un théâtre primitif, comme un tableau vivant, la figuration de la face immobile et fardée sous laquelle nous voyons la mort » (Barthes, 1980 : 56). L’impression de se trouver devant des morts fait écho au sort des personnages intégrés au sein de la composition visuelle figurant leur filiation généalogique. Certes, la mort est évoquée par l’impression que les photos figurent des personnes dénudées de vie par le traitement « objectif » de l’image qui la rend opaque, mais c’est à travers la représentation photographique de la généalogie introduisant les sujets dans un mouvement de vie et de mort qu’elle s’actualise. Le portrait semble ici entretenir un rapport métonymique vis-à-vis de l’ensemble. Le corps inanimé des personnages évoque le processus de disparition irréversible qui s’inscrit au creux de tous ceux représentés au sein de la séquence.
Figurer l’absence pour imaginer
L’organisation séquentielle conjuguée à la répétition esthétique des images amènent le spectateur à percevoir ces portraits dans une perspective collective, à établir des rapprochements et à s’imaginer la nature de la relation entre les personnages. À travers la séquence qui donne l’impression d’une grille scientifique (O’Hagan, 2011), on remarque alors les détails qui perturbent le rythme répétitif par un effet de contraste comme les images vides où seul un fond neutre est perceptible, exprimant l’absence de certains membres de la lignée. En certaines occasions, les absences s’avèrent plus révélatrices encore que les portraits eux-mêmes puisque la nature de l’absence, dévoilée par la légende, renseigne sur les contraintes – maladie, refus d’ordre religieux ou social, personne introuvable, accident, décès, etc. – qui ont empêché les gens de se présenter devant l’objectif, animant par le fait même l’imaginaire du spectateur en ce qui a trait à la relation de l’individu et de son environnement.
Si l’on se réfère au chapitre VII, la séquence est ponctuée par des images laissées vides, mais aussi par des restes humains, en l’occurrence des ossements photographiés (dents, reconstitution d’un squelette, etc.) et intégrés au sein de la séquence de portraits. Ici, les débris humains se substituant aux individus dénotent non seulement l’absence, mais la disparition définitive des membres de la lignée : ceux-ci victimes du massacre de Srebrenica perpétré par des unités de l’Armée de la République serbe de Bosnie à l’endroit de 8000 Bosniaques en 1995. Les traces ne tendent pas ici à ranimer les personnes disparues sur un mode métonymique. La représentation photographique des traces, ni esthétisée ni sublimée, rappelle l’imagerie scientifique. Simon a choisi de capter ces restes en conservant à même les os d’un squelette, les étiquettes d’identification tandis que les dents sont captées sur une surface bleue près d’une règle qui en définit la mesure. L’artiste place ainsi le spectateur devant l’évidence de la mort.
Le chapitre XI, dédié à la descendance de Hans Frank, ministre et gouverneur général de la Pologne sous le Troisième Reich, présente quatre photographies de vêtement soigneusement plié (une chemise, un chandail, un veston et un cardigan) introduites à même la séquence pour signifier l’absence des quatre membres. Dans cette même section, une autre image se détache de l’ensemble, soit celle d’un individu photographié de dos. La pixellisation de l’image en a réduit sa définition au point de n’entrevoir qu’une silhouette floue, ce qui évoque les stratégies visuelles employées pour camoufler l’identité d’individus qui ne souhaitent pas être vus. Devant le nombre d’absents, le regardeur est amené à s’interroger sur la répercussion des actes commis par Hans Frank sur sa descendance. Suscitent-ils de la honte au point que les membres de cette lignée désirent se soustraire au regard et dissimuler leur identité? Tout compte fait, les absences éveillent les questionnements et participent à animer l’imaginaire de l’événement.
Qu’ils s’agissent des images vides qui parsèment la grande majorité des chapitres ou des exceptions mentionnées ci-dessus, la séquence déploie (sauf exception) un motif présence/absence souscrivant à l’ordre de la filiation par le sang bien que parfois cet ordre prédéterminé rencontre des failles: certains chapitres dérogent à l’ordre imposé par la suite généalogique et de ce fait, déroutent les attentes perceptuelles du spectateur. Le chapitre XVII est à ce titre exemplaire puisque les gens regroupés dans cette section sont tous jeunes, ce qui contrevient à l’essence d’une généalogie. En fait, la particularité de ce chapitre repose sur l’absence de filiation. Après la lecture des légendes et du récit, on apprend entre autres que ces enfants sont issus d’un orphelinat situé en Ukraine. L’ordonnancement des portraits s’articule sur la base de l’âge, du plus âgé (16 ans) au plus jeune (6 ans), correspondant à cet égard à l’idée de descendance.
Au chapitre XIV, on remarque que les portraits de certains individus se répètent au sein de la séquence. En fait, il s’agit ici du cas de Ribal Btaddini qui se présente comme la réincarnation de son arrière grand-père. Il représente donc le fils et le père de son père et le grand-père de ses frères. La croyance en la réincarnation des membres de la communauté religieuse druze dont cette lignée fait partie déstabilise le système élaboré par Simon. L’identité spirituelle rencontre l’identité biologique. Ce chapitre se démarque, car tous les individus sont voués à vivre éternellement et la mort physique se présente uniquement comme une étape vers une autre vie. C’est d’ailleurs l’artiste qui a mis un terme au schéma qui autrement se serait répété. Ici, Simon met en échec l’immuabilité de l’ordre imposé par la filiation biologique et montre la manière dont le contexte agit sur l’histoire des personnes.
Concevoir la complexité de l’existence humaine
C’est bien à travers le rapport texte/image ou pour le dire plus justement, à travers les rapports texte/image, texte/texte et image/image qu’il devient possible d’interpréter l’histoire des lignées et de pénétrer d’un peu plus près l’univers des personnages. Or, c’est au moment de la lecture des légendes et du récit regroupés dans le deuxième panneau que la réalité des personnages s’exprime. Homi Bhabha, lui, dira : « It is here that the bloodline becomes flesh and blood » (Bhabha, 2011 : 17). Chaque légende, numérotée selon l’image correspondante, indique le nom complet, la date de naissance, l’occupation et le lieu de résidence de la personne : « Yadav, Shivdutt, ~ 75 (birth date unkown). Sugarcane, wheat and paddy farmer. Azamgarh, Uttar Pradesh, India ». Cette identification demeure néanmoins assez superficielle, car elle ne permet pas d’éclairer notre appréhension des personnages, si ce n’est que de désigner le lien qui les unit, soit l’hérédité génétique. Cependant, les légendes tout comme l’ensemble des portraits photographiques du premier panneau acquièrent une signification après la lecture du récit qui renseigne le regardeur sur l’histoire et le contexte de la « Personne de référence ». Dans un style que Aaron Schuman qualifie « of “non-fiction”, of “respectable journalism” » (Schuman, 2011: 11), les textes au ton neutre dépourvu d’expression subjective s’élaborent semblablement : présentation d’un cas en particulier (se rapportant dans la plupart des chapitres à la « Personne de référence ») à laquelle s’ajoute une description factuelle d’un phénomène lié au contexte de la personne.
Par exemple, le chapitre I expose l’histoire de Shivdutt Yadav, dont l’extrait en exergue est tiré : celui-ci découvre sa propre mort lors d’une visite au bureau local d’enregistrement foncier à Azamgarh dans l’État de l’Uttar Pradesh en Inde. Les terres agricoles héritées de son père appartiennent désormais à d’autres membres de la famille, ayant déclaré sa mort, celle de ses frères et de son cousin dans le but de s’approprier l’héritage. S’ensuit un bref exposé sur l’importance de la terre pour la survie des habitants de cette région et du problème de la corruption bureaucratique qui sévit dans les cas de transmission héréditaire des terres. Cette information témoigne du contexte des individus. En dernière instance, le texte explicite les conséquences relatives à l’événement, soit en soulignant les démarches entreprises par Yadav et les autres pour prouver, sans succès hélas, leur existence ainsi que les pertes engendrées par cette impossibilité. Chemin faisant, on constate que d’un côté, l’identité biologique de Yadav lui a valu l’héritage de son père, de l’autre, Yadav est victime de la corruption bureautique qui constitue, d’après le texte, une pratique courante. L’histoire de Yadav devient une tragédie, dans la mesure où ce qui lui arrive n’est pas de son ressort. Qu’il s’agisse du cas de Yadav ou des autres, Simon écarte toute conception déterministe en lien avec la filiation génétique, montrant plutôt que l’histoire d’un individu échappe à un ordre prédéterminé. Si Yadav n’avait pas reçu l’héritage, il serait encore en vie, mais la déclaration des membres de la famille de la mort de Yadav et des autres dans le but de s’arroger les terres n’aurait pas eu lieu si la corruption bureaucratique ne constituait pas une pratique courante.
Taryn Simon compose tous les récits de manière à décrire à la fois l’événement singulier et le contexte duquel il émerge, sans toutefois proposer une interprétation, ce qui incite le spectateur à reconsidérer les images. La filiation, bien qu’immuable, est ici atteinte par les circonstances de la réalité, celles-ci imprévisibles. Les informations délivrées par l’écrit tendent en quelque sorte à combler l’absence de contexte des portraits photographiques. Si l’on revient aux légendes, on note alors que la date de naissance de tous les membres de la lignée demeure inconnue. Si ces personnes ne possèdent pas de certificat de naissance délivré par une instance officielle, on se demande dès lors comment ce fut possible de déclarer officiellement la mort de ceux qui ne possèdent pas de preuve de naissance.
Ceci étant dit, on comprend mieux pourquoi le cas de Yadav est éponyme du projet. Sa tragédie fait de lui un être à la fois mort et vivant et devient dans le contexte de l’œuvre, une figure archétypale. Tandis que la bureaucratie a procédé à l’anéantissement social de Yadav, faisant de lui un mort, son portrait photographique tend à prouver son existence physique. Une tension entre la vie et la mort émerge, laquelle traverse chaque personnage dans A Living Man Declared Dead. Au sein de la reconstitution photographique de la lignée, Yadav se trouve assujetti à l’ordre préétabli de la filiation en ce sens qu’il est voué à une disparition physique inéluctable. Si la photo atteste de son existence au moment de la prise de vue, elle participe, en regard de l’ensemble, à annoncer sa véritable mort, la seule certitude que l’on puisse d’ailleurs établir. À ce titre, une photographie incluse dans le dernier panneau nourrit l’imaginaire de la disparition en évoquant de manière métaphorique la mort de Yadav comme des autres membres de la lignée. La photo présente un corps mort ravagé par la lèpre flottant sur le Gange. La légende, en indiquant que le père de Yadav (celui qui logiquement précèderait le portrait de Yadav dans la séquence) fut incinéré sur le bord du fleuve et ses cendres répandues dans ce cours d’eau, invite le regardeur à s’imaginer ce qu’il adviendra du corps des personnages.
De manière récurrente, les images réunies dans le « footnote panel » représentent des pièces d’archives qui renvoient au récit : objets personnels, papiers officiels, coupures de journaux, lettres intimes, carte d’identité, etc. Dans le chapitre I, en plus de la photo décrite plus haut, on retrouve une lettre officielle qui statue la mort de Yadav, de ses frères et de son cousin tout en confirmant le transfert des terres aux autres membres de la famille. Puis, une deuxième rédigée par ces derniers qui demande à la cour une reconnaissance officielle de leur existence dans le but de recouvrer leur identité. Bien que le document soit écrit en hindi, les empreintes digitales et les photos d’identité des membres qui y sont apposées dotent le document d’une valeur d’attestation. Cela rejoint ce que constatait Ricœur, à savoir que la fonction d’enseignement du document se serait substituée à une fonction d’attestation comme c’est le cas ici : « Ce rôle de garant constitue la preuve matérielle […] de la relation qui est faite d’un cours d’événements. Si l’histoire est un récit vrai, écrivait-il, les documents constituent son ultime moyen de preuve » (Ricoeur, 1985 : 213-214). De prime abord, rien ne prouve que le récit soit vrai même si le ton objectif insuffle une véridicité à la narration, c’est la présence des photographies d’archives qui viennent étayer le récit. Comme autant de bribes liées au récit, ces photos réfèrent aux circonstances particulières décrites dans la narration et qui proviennent de l’environnement des personnages. L’artiste procède à une recontextualisation des documents d’archives en les introduisant au sein du dispositif. Ces artéfacts ne sont pas repris tels quels. Or, « Par le fait de recopier, transcrire ou photographier ces objets » (de Certeau, 1975 : 84), Taryn Simon change leur statut. Ils deviennent des photographies qui participent à composer la visibilité du récit, à imaginer une histoire qui dépasse ce qui a été raconté et en ce sens, elles participent de la fiction. Ici, la disposition aléatoire des clichés tranche avec la linéarité du récit certes, mais aussi avec les portraits qui se succèdent méthodiquement pour représenter l’ordre imposé par la généalogie. L’arrangement des images du troisième panneau semble résulter d’un processus hasardeux qui correspond aux imprévus de la vie issus du contexte et qui s’oppose à la dimension prédéterminée de l’identité biologique.
L’œuvre comme archive de la disparition
À l’instar de Geoffrey Batchen et d’Alison Green, il semble possible de situer ce projet dans la généalogie des pratiques artistiques de l’archive qui émergent à la fin des années 1990 (Foster, 2004). Selon Foster dans An Archival Impulse, les « artistes de l’archive » (archival artists), entre autres Renée Green, Tacita Dean, Thomas Hirschhorn, Thus Dean, Walid Raad et The Atlas Group, travaillent à partir d’archives ou encore les fabriquent, restituant de « l’information historique ignorée ou perdue afin de créer des savoirs alternatifs ou une contre-mémoire » (Foster, 2004 : 4). Avec A Living Man Declared Dead, Taryn Simon propose de penser ces histoires à travers l’agencement de la photographie et du texte. Bien que la réalisation du projet s’appuie sur différents types de traces : témoignages, objets et documents d’archives provenant d’individus, d’organisations publiques et privées ou de gouvernements, le recours aux témoignages de même qu’aux documents vise à reconstituer la généalogie, composer les légendes ainsi que le récit sous la forme textuelle. L’artiste ne procède pas ici à une réappropriation des archives, elles suggèrent plutôt d’en créer. L’usage du support photographique comme document et en tant qu’« image-preuve » (Didi-Huberman, 2003 : 116), l’élaboration des récits empreints d’objectivité, le rapport de codépendance entre l’image et les informations textuelles, la composition fragmentaire du dispositif et la mise en présentation sous forme installative, constituent des stratégies qui laissent pressentir l’œuvre à la manière d’une archive, où s’imbriquent le fictionnel et le factuel. Mais, en plaçant le spectateur devant ce mouvement de vie et de mort irréductible à toute existence, l’œuvre se constitue en une archive de la disparition. Ce faisant, Simon remet ici en question la fonction d’autorité de l’archive comme source de vérité totale autant que sa valeur de permanence.
Le dispositif élaboré par Simon ouvre à une appréhension des histoires selon des conditions de perception identiques : celui de l’identité biologique représentée par la séquence des portraits du premier panneau et celui des phénomènes (religieux, politiques, scientifiques, sociaux, etc.) issus d’un contexte en particulier, lesquels sont décrits dans le récit et évoqués dans les clichés qui composent le troisième panneau. L’œuvre met à jour l’articulation complexe entre ce qu’on ne peut changer (l’identité biologique) et ce sur quoi on peut tenter d’agir. Ce faisant, les dix-huit chapitres soulèvent des questions se rapportant au thème du destin et de la condition humaine : dans quelle mesure l’identité biologique affecte-t-elle les événements qui surviennent dans la vie des individus ? Et qu’en est-il des circonstances liées à un contexte en particulier sur l’identité de même que sur l’histoire personnelle ? Quelle incidence l’histoire d’un individu a-t-elle sur la vie de ses successeurs ?
Dans A Living Man Declared Dead, un rapport de codépendance se tisse entre le texte et l’image, puisque ni l’un ni l’autre ne peuvent faire sens pris séparément. Au sujet du travail photographique de Simon, le photographe Clifford Ross, cité par Dijkstra, affirme : « Her approach is deadpan, her effect operatic » (Dijkstra, 2011 : 170). De fait, autant le texte que l’image chez Simon présentent une opacité qui renvoie le regardeur à chercher un sens en établissant des rapports entre les différentes composantes : il observe un portrait, lit une légende, regarde une autre image, retourne au portrait, etc. Le spectateur est convié à explorer des histoires qui mettent diversement en scène la complexité de l’existence humaine. Si le choix du même dispositif peut sembler placer toutes ces histoires sur un pied d’égalité, ce n’est pas au niveau du contenu tel que l’entend Raimar Stange : « Unfortunately this cynical comparison of the murder of men and the hunting of animals stips the content of Simon’s concept of any real seriousness. Or might she have done this to turn our attention to the formal structure of her work ? » (Stange, 2012 : 132). En fait, comme le suggère Robert Knight, A Living Man Declared Dead « creates a sort of global equivalence, suggesting that no one genealogy is more important that any other. Instead, each genealogy is made up layer upon layer of complexity and is unique » (Knight, 2012 : 26). Le dispositif engendre des conditions de perception identiques qui dénotent moins une mise à plat dénudée de sens qu’une égalité du regard, c’est-à-dire une manière de percevoir ces cas singuliers en considérant l’articulation des variables ayant une incidence sur la vie de tout être vivant.
Arlette Farge écrit « qu’il n’y a pas d’histoire sans reconnaissance de ce qui fait désordre, énigme, écart, irrégularité, silence ou murmure, discorde entre les choses et les faits, les êtres et les situations sociales ou politiques » (Farge, 2002 : 3). Force est de constater qu’à travers ces récits intimes, Simon explore un ensemble de phénomènes et de situations qui relèvent de l’histoire du 21e siècle. Ainsi, la série réhabilite le fait singulier en proposant de penser son interrelation à l’événement historique par la mise en fiction. Comme l’écrit Jacques Rancière « le réel doit être fictionné pour être pensé » (Rancière, 2000 : 61). Non seulement Taryn Simon reconnaît ce qui fait désordre, en l’occurrence, entre ces individus et la société qui les contient, mais amène à penser ce désordre à travers un dispositif dont les composantes visuelles et textuelles s’agencent à la manière d’un montage, lequel au contraire de conduire à une interprétation totalisante ou téléologique des histoires, engage une multiplicité de sens par le jeu infini de rapprochements, de renvois et d’écarts (Bhabha, 2011 : 15). N’adhérant ni à une conception déterministe de l’existence ni à celle d’une liberté absolue, l’artiste propose plutôt, par la mise en confrontation entre l’immuabilité de la filiation et le chaos de la réalité, de questionner la complexité des rapports entre ce qui relève du choix, du hasard et de la certitude (Batchen, 2011 : 743). A Living Man Declared Dead soulève des questionnements d’ordre philosophique lié au destin, à la vie, à la mort et à la liberté. S’il y a chez l’artiste une volonté de donner une visibilité à des événements singuliers, cela vise moins à rétablir un passé unique[5], que d’en problématiser les conditions d’émergence et les conséquences. Alors que l’œuvre n’offre aucun sens figé, elle reflète l’amalgame complexe et insaisissable qui définit l’existence humaine. L’unique certitude qui soit pour tous les individus : la mort et une histoire qui échappe à la vérité, car prédestinée, par l’acte même de sa reconstitution, à la fiction.
Mirna Boyadjian, 2015
Mirna Boyadjian détient une maîtrise en histoire de l’art de l’UQAM sur le travail photographique de Taryn Simon et contribue à diverses publications. Elle a récemment co-organisé avec Daniel Fiset une journée d’étude à la galerie DHC-ART sur les liens entre esthétique et politique dans l’art actuel, et prépare à titre de commissaire l’événement « art sonore, guerre et monde arabe » qui se déroulera au printemps prochain au Centre SKOL. Dès l’automne 2015, elle entreprendra un doctorat en histoire de l’art portant sur la représentation des conflits dans l’art libanais contemporain.
Exposition Taryn Simon. Vues arrière, nébuleuse stellaire et le bureau de la propagande extérieure jusqu’au 17 mai 2015 au Jeu de Paume, Paris.
La sélection de la librairie.
Références bibliographiques
– Batchen, Geoffrey. 2011. « Revenant ». In A living man declared dead and other chapters : I-XVIII, Londres, Berlin : Mack, Nationalgalerie, Staatliche Museen, p. 739-753.
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References