— La parole à…
Melody Davis : “L’androgynie et le miroir. Les photographies de Florence Henri.”


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Plus le temps passe, moins je me soucie de maintenir la frontière entre mes travaux de recherche et ma vie privée. Je me suis en effet rendu compte que la séparation stricte entre sphère professionnelle et sphère personnelle servait davantage à ceux qui ont le privilège de pouvoir se concentrer sur une seule chose à la fois, ou dont les domaines de concentration ne sont ni en concurrence ni en conflit. En d’autres termes, pour maintenir un point de vue unique et exclusif, il est d’une grande aide, premièrement, d’avoir très peu affaire à des enfants, et, deuxièmement, d’être de sexe masculin ou hétérosexuel. Ces deux conditions favorisent la clarté, l’unité et l’investissement dans un seul système de signes ou de valeurs. Mais que se passe-t-il lorsque les signes de la vie d’une personne, une fois réunis ou devenus visuels, sont moins clairement lisibles, voire se contredisent entre eux ? Si l’être composite qu’est cette personne vous mène à une galerie des glaces, à une salle de jeux, de doubles jeux, où se mêlent positif et négatif, où se font concurrence différents éléments et où rien ne peut être affirmé de manière absolument certaine, comment le discours savant, formalisé et impersonnel, peut-il répondre à l’exigence impérieuse de la prise de position singulière ou de la thèse ? Tributaire d’un soubassement théorique, l’autorité du point de vue scientifique est mise à mal en l’absence de terrain sur lequel s’appuyer : c’est précisément ce qui se passe avec une artiste comme Florence Henri, dont le regard est tout en dédoublements, duplicité, jeux, signes s’auto-annulant, impossibles évidences.

Florence Henri, Double portrait, 1927-1928. Épreuve gélatino-argentique datée de 1977, 24 x 18 cm. Collection particulière, courtesy Archives Florence Henri, Gênes © Florence Henri / Galleria Martini & Ronchetti

Cela faisait quelque temps que j’étais en proie à mes réflexions sur les photographies de miroirs de Florence Henri. Le fait que la photographe présentait un regard androgyne en jouant avec les contraires et en ignorant tout ce qui les séparait me semblait bien établi dans mon analyse visuelle. Mais la conclusion m’échappait, car le sujet, ondulant tel un serpent, se dérobait à toute catégorie, à toute situation, à toute synthèse érudite classique. Soudain, ma fille de quatre ans vint me la poser sur les genoux, cette conclusion. Elle avait attrapé Une chambre à soi de Virginia Woolf, qui se trouvait sur mon étagère, et commencé à le « lire ». Cela m’amusa, et ce jour-là, je relus les passages que j’avais soulignés vingt ans auparavant. Je ne m’attendais pas à ce que j’allais y trouver. Écrites exactement la même année que celle où Florence Henri commença à photographier des miroirs, les réflexions de Woolf sur les miroirs, l’androgynie et les professions font écho à la déstabilisation et à la recomposition qui caractérisent les images de la photographe. Mon sujet se trouvait enrichi par le plus pur des hasards, mais d’une façon qui lui convenait bien – par la construction d’un espace possible inespéré, d’un non-lieu sans frontières, où deux femmes qui ne pouvaient pas s’être connues s’employaient à donner un sens à leur vie à travers des arts qui les avaient toujours exclues. Plus de soixante ans plus tard, à l’heure où j’écris ces lignes, je comprends les pressions qu’elles ont subies, vivant moi aussi à une époque où l’on me donne le droit de produire, mais bien peu de repères quant à la manière de composer avec la complexité et les contradictions inévitables de ma vie de femme, de mère, d’auteure et de chercheuse.

Dans l’esprit de ces considérations, je vais introduire des éléments sur la vie de Florence Henri parce qu’ils sont pertinents pour ses photographies de miroirs. Par leurs effets visuels, elles évoquent d’elles-mêmes l’androgynie, mais savoir que la photographe était bisexuelle nous aide à les comprendre. Loin de soutenir la thèse d’un « regard bisexuel », je vais tenter de montrer que les préoccupations bisexuelles, l’androgynie conceptualisée plus exactement, imprègnent son œuvre. L’idée d’être double et de se dédoubler, fondamentale pour ces photographies de miroirs, constitue le terrain métaphorique de ces préoccupations qui, je tiens à le préciser, ne sont ni essentialistes ni déterministes, mais mouvantes, fluctuantes, intellectuelles, pleines de questions. Le concept d’androgynie ne constituait ni une affirmation ni une définition, mais un espace propice aux idées visuelles.

Ce que révèlent les photographies de miroirs de Florence Henri, c’est un regard qui échappe systématiquement à toute définition, qui s’ouvre à l’espace et qui, en même temps, refuse de prendre position.

Le fait qu’elle manipule des symboles du masculin et du féminin révèle son intérêt pour l’androgynie, mais l’espace est toujours indéterminé, mystérieux, présenté « concrètement » à travers le réalisme photographique tout en étant physiquement impossible. C’est le regard d’une femme qui tente de conceptualiser l’androgynie et d’effectuer la synthèse d’éléments contradictoires aux yeux des autres.

Dans l’œuvre qu’elle a réalisée de 1927 à 1938, Florence Henri a introduit une vaste gamme de techniques de reflet et de dédoublement qui participent de l’esprit expérimental de la photographie de la Nouvelle Vision («Neues Sehen») mais qui, par leur pouvoir de suggestion, ont peu d’équivalents dans l’œuvre des autres photographes du mouvement. Entièrement consacrés, pendant ces années-là, aux effets du reflet, ses travaux se caractérisent par toute une gamme d’idées de dédoublement et de duplicité qui introduisent les thèmes de l’absorption en soi-même et de l’auto-extériorité, par le questionnement et l’instabilité de l’espace, la confusion et l’interaction de la forme et des plans, mais aussi par la suppression de phénomènes typiquement photographiques – le temps, l’enregistrement, le détail documentaire, les aspects sociaux, le geste, l’instantanéité et la spontanéité. En fait, on peut dire que le miroir est l’essence même du regard de Florence Henri. À travers lui, elle a rendu les codes artistiques de son temps, par nature inadaptables au médium photographique, photographiquement observables 1. Elle a ainsi associé la vraisemblance photographique à des représentations apparemment antithétiques de la photographie. En reprenant le chevauchement des plans et la superposition des points de vue caractéristiques du cubisme – et étrangers à la saisie de l’instant par l’appareil-photo –, elle a mélangé des formes, obtenues par le recours abondant aux miroirs, pour créer un réalisme photographique qui remet en question le principe même du réalisme.

Cette union étroite entre des pôles apparemment opposés indique un choix rigoureux et délibéré de la part de la photographe, qui, comme l’affirme Diana C. Du Pont, considérait la photographie comme une image construite où son intellect était toujours consciemment présent 2. Le miroir et sa métaphore renvoient à cette conscience de soi, et c’est plus que jamais le cas des autoportraits de Florence Henri. Dans ces photographies cependant, l’ambiguïté des plans et de l’espace représenté rend le réalisme et la portée symbolique instables, quand elle ne les vide pas littéralement de leur substance. Le miroir et sa métaphore ont pour fonction de rendre le sujet lui-même instable, et sa présence, de même que sa relation au spectateur, divisée, morcelée, énigmatique. Dans l’œuvre de Florence Henri, tous les effets de reflet sont l’extension métaphorique de ce topos : présenter le sujet pour le rendre ambigu, ne lui donner de la « personnalité », dans le cas des portraits, que pour révéler qu’il s’agit d’un reflet, ou d’une idée abstraite ; mettre en question l’identité et la nature objective et accroître cette incertitude en suggérant une sexualité féminine libre de tout principe objectif et figé. Les effets de reflet propres à Florence Henri vident l’objet, l’objectivité, la possession et la position de leurs significations traditionnelles, auxquelles ils substituent un espace changeant de formes évocatrices soigneusement agencées qui relèvent davantage du jeu créatif ou du jonglage avec les signes que de la réalité dont ils se réclament photographiquement.

Se pencher sur Florence Henri, c’est entrer dans l’espace du miroir, qui déstabilise et inverse ce qu’il révèle en même temps clairement. Si cette instabilité est à la fois une caractéristique du miroir et des photographies de Florence Henri, c’est également un aspect de la jeunesse de la photographe 3. Deux fois orpheline, elle a en effet été ballottée à travers toute l’Europe jusqu’à sa majorité. À la mort de sa mère, elle a deux ans. Après avoir quitté New York (où elle ne retournera jamais), son père la confie à sa famille maternelle. Il profite de ses nombreux voyages pour lui faire découvrir les grandes capitales européennes. En 1906, il s’établit avec sa fille et son fils plus jeune sur l’île de Wight, en Angleterre. Il meurt deux ans plus tard, laissant une rente à Florence, alors âgée de quinze ans. Elle s’installe à Rome avec sa tante, Anny Gori, et le mari de cette dernière, Gino, qui dirige le Cabaret del Diavolo, où se retrouvent des musiciens et des artistes comme John Heartfield, László Moholy-Nagy et des membres du cercle futuriste.

Après un début de carrière réussi comme pianiste de concert, Florence Henri abandonne la musique pour la peinture. C’est la guerre, elle vit à Berlin, où l’avant-garde est florissante. Elle rencontre Carl Einstein, un historien de l’art qui commence alors à être reconnu. Il tombe amoureux d’elle et la demande en mariage. Ils voyagent ensemble en Italie, mais quand Florence veut entrer en France en 1924, elle est déclarée « apatride » et interdite de séjour. Au lieu d’accepter la demande de Carl, elle choisit alors de faire un mariage de convenance avec un domestique suisse, qui lui donne une nationalité, le droit d’entrer en France, la possibilité d’accéder au milieu artistique tant vanté par Einstein, et un nouveau nom de famille, « Koster ». Elle a toutefois rarement utilisé ce nom, et lorsqu’elle le faisait, elle l’écrivait avec un C au lieu d’un K. À partir de 1924, sa résidence est en France, elle a la nationalité suisse mais se dit américaine et se rend souvent en Allemagne et en Italie, ses amis artistes étant éparpillés dans toute l’Europe. Mobilité, instabilité, indépendance – choisies ou subies : telles sont les grandes caractéristiques du début de sa vie.

Mobilité, indépendance et indétermination sont également des aspects de sa sexualité – une dimension de sa vie que d’autres ont choisi de ne pas aborder dans leurs publications. La nature de sa relation avec Einstein reste mystérieuse. Ce que nous savons en revanche, c’est qu’elle ne s’est pas mariée par amour mais uniquement pour pouvoir s’acheter un passeport et qu’elle n’a jamais eu d’enfants, bien qu’elle ait entretenu d’étroits et solides liens d’amitié avec beaucoup d’hommes et de femmes. Si de plus amples recherches s’imposent dans ce domaine, il existe au moins une spécialiste à avoir établi, sur le fondement d’entretiens, que Florence Henri était bisexuelle 4. Son langage photographique faisant alterner de nombreux symboles masculins et féminins tout en les vidant systématiquement de leur sens, l’activité intellectuelle dont témoigne le regard de la photographe apparaît comme le terrain de jeux d’un désir qui échappe à toute étiquette, y compris à celle de « bisexuel », mais que l’on peut qualifier d’« androgyne », ou de « bisexué » 5.

Florence Henri doit une partie de sa formation au milieu artistique parisien : elle a étudié un temps à l’académie Montparnasse d’André Lhote, puis, plus longuement, à l’Académie moderne de Fernand Léger et d’Amédée Ozenfant. Elle peint dans un style constructiviste international, lorsqu’une visite à une amie, Margarete Schall, étudiante au Bauhaus, lui fait prendre un tournant radical : elle s’inscrit comme auditrice libre pour l’été 1927, au cours duquel elle suit les cours de László Moholy-Nagy, Vassily Kandinsky et Paul Klee.

De gauche à droite : Portrait Composition (Margarete Schall), 1927-1928; Fenêtre, 1929; Portrait Composition (Margarete Schall), 1927-1928. Vue de l’exposition “Florence Henri. Miroir des avant-gardes, 1927-1940” au Jeu de Paume, Paris

Elle a alors trente-quatre ans, et sa maturité en fait l’amie autant que l’élève de ses professeurs. Une grande amitié la lie à la photographe Lucia Moholy, qui l’encourage personnellement à étudier la photographie. L’importance accordée par Lucia Moholy à la composition et à l’architecture dut faire vibrer une corde sympathique chez l’artiste de formation constructiviste. Mari de Lucia et “Formmeister” au Bauhaus, László Moholy-Nagy l’influença aussi. S’il ne portait pas sur la photographie à proprement parler, son cours faisait une large place à la vision photographique radicale que l’on appellerait plus tard « Neues Sehen ». Dans son texte intitulé « Photographie, mise en forme de la lumière », Moholy-Nagy met l’accent non sur le rendu des objets par le médium mais sur le jeu des valeurs de clarté. Il préconise les trucages, les vues en plongée et en contre-plongée, les angles obliques, l’utilisation de miroirs et de surfaces transparentes, le découpage, le collage et la superposition, ainsi que « l’interpénétration et la fusion » propres aux images de la vie urbaine produites par les reflets dans les vitrines des magasins 6.

Dans Peinture, photographie, film, trois exemples photographiques choisis par Moholy-Nagy représentent des objets réfléchissants ou une pièce reflétée dans une boule de verre ou un miroir convexe. Moholy-Nagy recommande également l’emploi de miroirs et d’autres dispositifs pour une réévaluation dans le domaine de la photographie 7. Chez Florence Henri, les miroirs n’ont cependant pas ce but: ce sont des instruments au service du dédoublement – dédoublement de la réalité, du genre, de la sexualité, et des possibilités. À la fois prothèse et matrice, tourné vers l’intérieur et vers l’extérieur, l’appareil-photo, entre les mains de Florence Henri, devient androgyne. Moholy-Nagy dénigrait le symbolisme, qui, pour Florence Henri, forme un « texte » essentiel. De son professeur, elle a néanmoins gardé le sens de la fidélité optique et de la complexité visuelle. Chez elle, la photographie dédouble la réalité visuelle et le support de l’évocation pour les dédoubler à nouveau, jusqu’à ce qu’il n’existe plus aucun terrain sur lequel s’appuyer – si ce n’est celui du processus même de dédoublement. Les signes ordinaires se trouvent ainsi rejetés du côté du pur pouvoir de signification.

Les miroirs faisaient également partie de l’esthétique de Fernand Léger. Dans son film d’avant-garde, Ballet Mécanique, réalisé en 1923-1924, Léger emploie un dispositif constitué de prismes à miroirs que lui avait inspiré Alvin Langdon Coburn et ses vortographes aux formes prismatiques, lui-même influencé par Ezra Pound. Ce dispositif produit un effet de division du sujet et de mouvement oscillatoire aux reflets étourdissants. Grâce à l’utilisation de miroirs et à un montage au rythme rapide, de simples formes industrielles et domestiques semblent glisser ensemble, s’interpénétrer et ricocher, rappelant les préoccupations de la peinture cubiste. Florence Henri avait connaissance de ce film et l’avait probablement vu, soit grâce à Léger en personne, soit grâce à l’un de ses nombreux amis artistes, cela ne fait aucun doute 8. Le style cubiste de Florence Henri ne se développa donc pas uniquement sous l’influence de l’école de peinture de Léger et Ozenfant, mais aussi et peut-être surtout sous l’influence des pratiques photographiques expérimentales et des travaux sur les reflets de Léger et de Moholy-Nagy.

Florence Henri, Windows Compostion (View through window of the communal bath in the Bauhaus studio complex, Dessau), 1927. Galleria Martini & Ronchetti, Genoa.

Florence Henri, Windows Compostion (View through window of the communal bath in the Bauhaus studio complex, Dessau), 1927. Galleria Martini & Ronchetti, Genoa © Florence Henri / Galleria Martini & Ronchetti

Dans la stimulante ambiance estudiantine du Bauhaus, Florence Henri se trouva incapable de peindre, mais elle fit quelques exercices photographiques. Sa première photographie connue est Fenêtre, prise en 1927 9. À mon avis, il n’est pas anodin qu’elle ait fait cette première photographie (ou l’une de ses premières photographies) depuis l’intérieur d’une salle de bain collective. La pièce obscure et embuée où des corps de femmes nus fusionnent avec l’eau, et peut-être entre eux, évoque un espace originel, une naissance aquatique : on peut y voir l’émergence des thèmes de la sexualité, de l’identité, du regard et de l’extériorité, reflétés en quelque sorte dans le bâtiment du Bauhaus qui se dresse derrière les larges fenêtres. Cet immeuble renvoie aux photographies d’architecture de Lucia Moholy, mais aussi au Bauhaus en tant qu’institution et au bâtiment en tant que forme masculinisée pure, forme pénétrée (de manière féminine) par la lumière du soleil. Les thèmes des onze prochaines années de la photographe se trouvent résumés ici : reflets, identité, renaissance, sexualité, l’approche formelle du corps et le caractère insaisissable de la lumière, qui peut indiquer la nature abstraite du réalisme photographique.

Florence Henri, Composition Nature morte, 1931
Épreuve gélatino-argentique d’époque, 45,9 x 37,7 cm. Collection particulière, courtesy Archives Florence Henri, Gênes © Florence Henri / Galleria Martini & Ronchetti

L’incapacité de peindre dans laquelle s’était trouvée Florence Henri au Bauhaus continua lorsqu’elle rentra à Paris à l’automne 1927. Au début de l’année 1928, elle commença une série d’expérimentations photographiques avec des miroirs et des amis comme modèles. Encouragée, elle se consacre dès lors à plein temps à la photographie. Un groupe de compositions utilisant des miroirs et des boules et un autoportrait sont remarqués par Moholy-Nagy, son professeur, qui les publie quelques mois plus tard dans i10, une revue néerlandaise d’avant-garde 10. Sa carrière ne tarde alors pas à décoller : ses photographies sont exposées, publiées, et elle reçoit des commandes commerciales 11. Entre 1927 et 1938, sa technique de représentation de l’espace progresse rapidement, devenant de plus en plus sophistiquée et complexe. Les compositions de 1928 n’utilisent que deux miroirs et une boule. Pourtant, les formes semblent flotter dans un espace hors de l’espace. Avec son sens de la composition soignée, la photographe a disposé la boule de billard de sorte que la ligne de jonction entre les miroirs coupe le reflet du reflet de la boule, rendant ainsi l’illusion apparente. Cette ligne se situe derrière la boule réelle, placée à part, les formes linéaires de l’arrière-plan formant le reflet principal. Une sorte de grille ou de treillage sépare l’espace réel de l’espace reflété et des reflets de reflets. Bien qu’ils soient ambigus, aplanis et semblent flotter à première vue, il est possible de reconstituer visuellement leur agencement dans la réalité.

i10 n° 17/18, Amsterdam, 20 décembre 1928, László Moholy-Nagy, « Zu den Fotografien von Florence Henri ».

i10 n° 17/18, Amsterdam, 20 décembre 1928, László Moholy-Nagy, « Zu den Fotografien von Florence Henri », © Galleria Martini & Ronchetti.

Pour Composition , également exécutée en 1928, la photographe a utilisé les mêmes techniques et la même boule de billard, mais l’espace est devenu illisible. Qu’est-ce qui se trouve sur la boule, ou sous la boule ? Où est le sens de gravité ? L’espace ne devient lisible et l’on ne comprend le trucage, simple mais ingénieux, que lorsqu’on renverse la photographie 12. Une fois le sens de gravité rétabli, on comprend qu’il s’agit d’une seule boule sur laquelle repose un petit tamis ménager, à deux doigts de la surface de l’image, entourant de sa forme circulaire une autre forme ronde. Cela se voit aux ombres portées par la fine grille sur les zones les plus éclairées de la boule, mais aussi au reflet dans le miroir, qui est flou (ce qui rend la boule plus abstraite). Ce flou au niveau du miroir est un aspect difficilement perceptible sans appareil-photo : pour ce dernier, le reflet dans le miroir, situé sur un plan différent de celui de l’objet réel, sur lequel l’appareil fait le point, se situe en dehors de la zone de netteté. Nous percevons rarement ce phénomène, car nos yeux font le point trop vite d’un plan à l’autre pour que nous remarquions la différence. Henri exploite cette propriété de la vision photographique pour revendiquer ses possibilités qui, paradoxalement, ne sont pas réalistes.

Florence Henri, Composition Nature morte, 1929. Collage, épreuve gélatino-argentique découpée et collée sur papier, 12 x 14 cm. Collection particulière, courtesy Archives Florence Henri, Gênes © Florence Henri / Galleria Martini & Ronchetti

Pour chacune des natures mortes de fruits et de miroirs exécutées en 1929, Florence Henri a fracturé et morcelé l’espace en utilisant quatre miroirs, trois fruits, deux cartons blancs, un bol et une soucoupe. L’éclairage latéral direct produit des effets de clair-obscur et rend les ombres ambiguës. Malgré la complexité de ces compositions, il est encore possible de reconstituer l’ordre des choses : amener le spectateur à deviner l’agencement des objets photographiés dans la réalité est d’ailleurs un de leurs enjeux. Reprenant les principes de la peinture cubiste, Florence Henri les a rendus photographiquement vérifiables – en jouant sur les plans et les reflets, sans recourir à l’exposition multiple. Malgré l’effet morcelé des images, il ne fait aucun doute qu’elles sont le résultat d’une seule prise de vue, et c’est ce qui les rend si troublantes. Devant ces compositions fragmentées, on ne peut s’empêcher de chercher à les reconstituer.

Florence Henri, Composition Nature morte, 1929. Vue de l’exposition “Florence Henri. Miroir des avant-gardes, 1927-1940” au Jeu de Paume, Paris

Sur l’une de ces natures mortes 13, la présence d’une pomme est réduite à son reflet ; le plan où elle se trouve dérobe à la vue une partie du bol et de la soucoupe. Le reflet du citron est réparti entre trois plans de miroir qui le fragmentent nettement de leurs lignes noires opaques, et le citron lui-même dissimule ce que l’on ne voit qu’à travers un reflet : la ligne de jonction entre deux miroirs. Ces arêtes et ces morcellements constituent une sorte de violence exercée contre le fruit biologique, une domination de la vision en plans sur les objets naturels. Ceux-ci n’existent pas en tant qu’objets indépendants, ils ne sont que des objets du regard. Peut-être même d’ailleurs n’existent-ils pas du tout, laisse entendre la photographie. Ils sont immatériels. Des allusions à la sexualité – une forme masculine contenant des objets féminins – traversent ces images, mais les miroirs brouillent cette fonction traditionnelle.

Florence Henri, Composition Nature morte, vers 1931. Collection particulière, courtesy Archives Florence Henri, Gênes © Florence Henri / Galleria Martini & Ronchetti

Florence Henri employait également la technique du montage, comme on le voit dans Composition Nature morte 14, et Composition abstraite n° 76 15, toutes deux de 1929. Dans la première, il semble que la photographe ait coupé irrégulièrement les bords de tirages représentant des reflets de feuilles. Je suppose qu’elle a placé ces tirages sur une table couverte de blanc et qu’elle les a rephotographiés avec des plantes réelles. L’ambiguïté de cette image réside dans le fait que l’extrémité d’une feuille dépasse du bord de l’un des tirages et y semble reflétée comme dans un miroir. Ce détail révélateur devient obsédant : s’agit-il d’un reflet « réel » ou d’une coïncidence entre la forme de la feuille réelle et celle de la feuille photographiée ? Elle a également placé la ligne d’une tige photographiée dans le prolongement d’une autre tige, après l’espace blanc qui sépare les deux tirages. En outre, la valeur tonale de la partie gauche de la table correspond à celle de l’arrière-plan des tirages. Il est difficile de faire la distinction entre réalité, reflet et représentation, et le jeu entre bidimensionnalité et tridimensionnalité confère à cette photographie une particulière absence de fixité. Sur la seconde photographie, au lieu d’une vue en plongée sur le dessus d’une table, Florence Henri a opté pour une vue en contreplongée (chacun de ces angles rappelant Moholy-Nagy).

Florence Henri, Composition abstraite, vers 1928-1929. Vue de l’exposition “Florence Henri. Miroir des avant-gardes, 1927-1940” au Jeu de Paume, Paris

Le spectateur se trouve placé sous les ailes d’un moulin à vent dont Florence Henri a pris deux photographies similaires ; elle a ensuite juxtaposé ces deux subtiles variations en les collant sur un carton, inversant l’une des deux (comme l’aurait fait un miroir), et les a rephotographiées. Il en résulte un effet de quasi-dédoublement, et au premier abord, le montage est imperceptible : on croit voir un seul moulin à vent de guingois. Lors du tirage, elle a atténué la démarcation entre les deux clichés, accentué le contraste entre le ciel et les ailes du moulin et créé un effet de pointillé pour donner davantage de grain au ciel : ces retouches renforcent la composition d’ensemble, ce qui accroît l’illusion d’une prise de vue unique 16.

Florence Henri, Composition Ombres, vers 1936. Vue de l’exposition “Florence Henri. Miroir des avant-gardes, 1927-1940” au Jeu de Paume, Paris

Dans Composition, exécutée en 1931, Henri, explique Du Pont 17, a placé près de son objectif un miroir qui reflète l’ombre de la chaise d’une manière extrêmement ambiguë. Cette image composite semble située dans un étrange « interstice spatio-temporel », si bien que l’on peut dire que son style abstractionniste préfigure l’hyperespace de la science-fiction contemporaine. Dans sa série de vitrines exécutée vers 1930, d’autres reflets forment les superpositions urbaines que préconisait Moholy-Nagy. Reflétant un monde tridimensionnel sur des plans bidimensionnels, ces images rappellent celles d’Eugene Atget, qui furent présentées avec celles de Florence Henri à l’exposition « Film und Foto » de 1929 18. Mais celles de Florence Henri rendent l’espace pratiquement illisible. Dans Reflet de miroir au marché aux puces 19, elle a masqué une partie importante du négatif pendant le tirage de sorte que cette zone paraisse plus claire sur l’image, ce qui accroît l’impression de dislocation entre les miroirs, les lampes et la silhouette humaine furtive et androgyne saisie en double.

Ses photographies publicitaires reprennent cette dislocation ou décomposition de l’espace en proposant des interprétations espiègles et créatives des produits présentés. Sur une publicité pour les parfums de Jeanne Lanvin, le reflet du flacon de parfum dans deux miroirs inclinés l’un vers l’autre et légèrement tournés vers l’appareil-photo fait l’effet d’un collier de perles. Mais le dernier reflet du flacon-perle est coupé en deux par la tranche du miroir, indiquant qu’il s’agit d’une illusion et permettant au spectateur de comprendre que le collier de perles n’est en réalité qu’un seul et même flacon. Le plaisir procuré par cette image vient d’abord de l’illusion produite, puis de la compréhension du procédé.

Florence Henri, Jeanne Lanvin, 1929. Épreuve gélatino-argentique d’époque, 36,7 x 28,7 cm. Collection particulière, courtesy Archives Florence Henri, Gênes © Florence Henri / Galleria Martini & Ronchetti

Comme nous l’avons vu, les photographies de Florence Henri aplanissent systématiquement l’espace ou suggèrent une profondeur illusoire. En formant une surface picturale qui paraît homogène par son vérisme photographique (évoquant la prise de vue unique), Henri fragmente le moment photographique en éclats bidimensionnels, remettant en question notre subordination à la conception de la photographie comme image du réel. Pour Giovanni Martini, Henri présente simultanément une image réelle et une image virtuelle, qui oblige le spectateur à s’interroger sur la véritable nature de l’image en tant que telle 20. Elle joue systématiquement avec les notions de vrai et de faux, plongeant le spectateur dans la perplexité. De même, les symboles masculins et féminins imprègnent son œuvre, sans aucune résolution autre que l’indétermination.

C’est dans les autoportraits qu’apparaissent le plus clairement les éléments liés à l’androgynie. Comme les autres personnes qu’elle a photographiées au début de sa carrière, Florence Henri regarde rarement l’appareil-photo directement. À vrai dire, si l’on fait abstraction de sa production commerciale et de ses portraits de commande, Florence Henri ne photographie les visages que reflétés et/ou détournant le regard de l’objectif. Portrait composition (Margarete Schall) (1928), n’est pas seulement pur reflet : le visage de l’amie de la photographe est détourné du nôtre et dirigé vers le plan du miroir reflété dans le miroir adjacent, qui, lui-même, reflète une porte dans laquelle nous ne pouvons nous empêcher de voir un sens symbolique : en quelque sorte, la Margarete Schall qui se trouve là devant nous s’est déjà éclipsée. Parfois aussi, Margarete Schall fait face à la photographe et à l’appareil-photo, absents du plan de l’image mais évoqués par son regard, absence pour absence. De même, dans tous les autoportraits sauf un, le visage de Florence Henri n’est jamais tourné vers le spectateur : elle regarde en elle-même. Soit son regard est narcissique, mais compliqué et rendu instable par le(s) plan(s) de l’image reflété(s) ou réfléchissant(s), soit il donne d’autres significations à l’absorption en soi-même. Dans les deux autoportraits de 1928, Henri contemple sa propre image, mais seul le miroir nous permet de voir son visage, si bien que ce reflet constitue la surface picturale elle-même : face à ces photographies, loin d’avoir l’impression d’entrer en relation avec l’artiste, nous nous sentons comme des intrus.

Florence Henri, Autoportrait, 1928. Épreuve gélatino-argentique d’époque, 39,3 x 25,5 cm. Staatliche Museen zu Berlin, Kunstbibliothek. Florence Henri © Galleria Martini & Ronchetti

Dans les essais intitulés « Jump Over the Bauhaus » et « Photographie et surréalisme », Rosalind Krauss propose une interprétation de l’autoportrait aux boules chromées, souvent reproduit. Pour elle, la forme du cadre constitué par le miroir représenté à l’intérieur du cadre de l’image et l’impression de domination ou de maîtrise qui caractérise le cadrage ou le processus de sélection propre à l’appareil-photo sont phalliques : l’artiste affirme ici le pouvoir et le contrôle que lui confère la photographie 21, métamorphose du réel en production culturelle 22. Si l’on suit le raisonnement de Krauss, on peut voir dans le miroir un phallus et, dans les boules chromées, des testicules. On peut également avancer que Florence Henri a donné là une représentation masculine d’elle-même et que la photographie en tant que telle était pour elle formatrice de la fonction du je au sens lacanien du terme, je qui, comme le langage pour la linguiste Luce Irigaray, exerce une maîtrise et un contrôle masculins sur son environnement en l’absence de ce qui, justement, manque dans cette image – le sujet elle-même. Car elle n’est que reflet : en empruntant le passage magique de ce maître de cérémonies omniprésent du discours et de l’image qu’est le phallus, elle a franchi la distance entre signifiant et signifié pour se retrouver entièrement du côté du signifié. En ce sens, on peut voir dans la bisexualité de l’artiste une simple inversion du féminin et du masculin, et voir dans la photographe une femme désirant être un homme, l’appareil-photo constituant pour elle un substitut de pénis.

Cette lecture devient toutefois problématique dès lors que l’on regarde ce «phallus» autrement. Car d’une manière on ne peut moins phallique, il introduit de la profondeur. Ce « phallus » nous permet de voir plus loin, derrière, à l’intérieur de Florence Henri, au cœur du « phallus ». Il se déploie pour inclure une pièce, et le regard de la photographe sur elle-même. C’est un « phallus » spatial. Non seulement la profondeur n’est pas caractéristique des photographies de Henri, mais elle est encore moins caractéristique du phallus. Pour être un symbole de pouvoir et de domination, le phallus doit être avant tout impénétrable, et plus important encore, ferme. Le phallus lacanien ne se révèle pas lui-même : il opère en cachette, il est apparenté aux pulsions inconscientes, non à l’autorévélation. Cette image-là, à mon avis, est au moins autant vaginale que phallique. La profondeur offerte par le miroir nous conduit au sujet féminin, qui se fait face au sein de ce canal, bras croisés, contemplant calmement sa propre image. Comme si ce regard sur elle-même lui permettait de se donner naissance à elle-même, la photographe est assise, centre et matrice, le regard dirigé dans le sens des lignes de la perspective. Les boules chromées, tels deux yeux, se dédoublent en se reflétant dans le miroir.

Le débat sur le jeu des reflets dans cet autoportrait et d’autres images de Florence Henri se poursuit dans l’essai de Carol Armstrong intitulé « Florence Henri: A Photographic Series of 1928: Mirror, Mirror on the Wall ». Armstrong analyse les connotations vaginales de l’image en reprenant les termes de Luce Irigaray, élève hérétique de Lacan. Selon Armstrong, les boules de billard des natures mortes renvoient à des globes oculaires, et les boules chromées de l’autoportrait sont la métaphore de la spécularité elle-même. Le fait qu’elles se reflètent fait penser au stade du miroir décrit par Lacan, pour qui l’identité du je est alors fétichisée en reflet, et aux complications psychiques qui en découlent 23. Avec les boules et leurs reflets comme avec le jeu sur les reflets propre à Henri en général, la représentation de l’appareil-photo comme extension phallique du corps est remplacée par celle du dédoublement qui se produit à l’intérieur de l’appareil-photo et lors du procédé photographique 24. Ici, les métaphores généralement masculines de la photographie s’appliquent au corps féminin et à son symbolisme. Le redoublement évoque l’appareil-photo, le tirage et les processus biologiques féminins : selon l’interprétation d’Armstrong, cela situe la photographie de Florence Henri non dans la tradition du regard extérieur sur un objet mais sous le signe d’un regard intérieur ou inversé, dont l’objet est le sujet lui-même, ce qui pose la question de la nature de l’objectivité comme de la subjectivité. Armstrong établit un lien entre son interprétation et la pensée d’Irigaray, pour qui le speculum est un aspect féminin du stade du miroir 25. Pour Armstrong, toutefois, le speculum de Florence Henri ne suffit pas tout à fait à la réussite de son œuvre : la photographe est encore soumise aux significations traditionnelles du miroir et de la féminité, si bien que son projet de dégenrisation – telle est l’intention que lui attribue Armstrong – reste inabouti, incomplet.

Lues conjointement, les positions de Krauss et d’Armstrong, qui ne s’opposent que superficiellement, sont très utiles, car Henri joue avec désinvolture avec les symboles masculins et féminins. Elle convoque les premiers comme les seconds en maintenant leurs significations traditionnelles, mais sans jamais complètement prendre parti pour aucun des deux. En photographiant le concept d’androgynie, Henri voulait créer non un espace dégenré mais un espace des genres exacerbé, constitué de significations multiples, s’excluant mutuellement en apparence. Seules des représentations spatiales inspirées de l’avant-garde pouvaient faire la « place » à un concept aussi complexe. Se percevant comme un être double du fait de sa bisexualité, elle a disposé des signifiants masculins et féminins dans un espace qui accentue leur mobilité et déstabilise leur sens concret, un espace voué au jeu des significations.

Dans Autoportrait (Artiste couchée sur la table à dessin face à un miroir) (1928) 26, Henri apparaît en train de se construire elle-même 27. Comparons cette image au portrait d’homme (répondant probablement au nom de « Charly 28»)exécuté la même année : elle y a également utilisé un miroir et une table à dessin, associant le corps masculin à l’architecture et à la culture. Peut-être Henri a-t-elle voulu recourir à l’opposition binaire classique entre objets passifs et présence masculine. Mais cette interprétation s’effondre si l’on tient compte du fait qu’il se tient raide comme un automate – ce qui convient bien à la composition – et qu’il ne semble pas plus capable de se construire lui-même que ne l’est la table qui se trouve devant lui. Comme dans un tableau de Léger, cet homme est réduit à un mécanisme, à un champ réduit qui indique « l’érigé ». À l’opposé, Henri est couchée sur sa table à dessin, se regardant tout en regardant le spectateur et l’appareil-photo, comme si elle était sa propre création, venue à la vie, à la fois Pygmalion et Galatée. Si l’association avec Galatée est très classique dans la représentation de la femme, la différence, ici, est que c’est elle qui est le créateur, contemplant et créant sa propre image.

Florence Henri, Autoportrait, 1938. épreuve gélatino-argentique datée des années 1970, 24,8 x 23,1 cm. Collection particulière, courtesy Archives Florence Henri, Gênes. Florence Henri © Galleria Martini & Ronchetti

Dans un Autoportrait exécuté en 1938, Florence Henri est le reflet lui-même, surgissant telle une sculpture de la surface plane de la glace, comme si Alice nous faisait signe depuis l’autre côté du miroir. Dans Autoportrait de l’artiste assise à une table 29, également de 1938, la photographe a remplacé le miroir par une fenêtre, à travers laquelle elle regarde rêveusement. Mais dans la partie gauche de l’image se trouve une zone éclaircie qui paraît représenter une partie de la table coupée à droite. On y aperçoit également quelque chose qui ressemble à un cadre de fenêtre coupé et, plus au centre, un espace extérieur. Henri nous donne à voir à gauche ce qui, pour le spectateur, devrait être à droite, parce que c’est ce qu’elle voit à sa gauche. De la même manière que le miroir inverse la réalité, la représentation du sujet qui regarde et de son point de vue constitue un double-jeu malicieux avec le point de vue du spectateur.

Florence Henri, Self-portrait, 1938, Gelatin silver print, 22,7 x 28,7 cm. Gift of Martini and Ronchetti Gallery with the support of the artist, 1978 © Centre Pompidou, Paris

Florence Henri, Autoportrait, 1938. Épreuve gélatino-argentique d’époque, 22,7 x 28,7 cm. Florence Henri © Galleria Martini & Ronchetti

Dans un article sans doute assez peu fiable paru en 1967 dans la revue Camera alors que l’on commençait tout juste à redécouvrir Florence Henri, un auteur anonyme raconte que celle-ci se mit à la photographie après s’être regardée dans un miroir en compagnie d’une amie équipée en matériel photographique et lui avoir demandé comment saisir son reflet dans la glace 30. Bien que l’article pêche par des incohérences biographiques, l’anecdote a quelque chose de plausible. À cette époque, Henri, incapable de peindre, se trouvait en effet dans une impasse. Indépendante et bisexuelle, ayant perdu très jeune sa mère, puis son père, vécu sans pays natal ni chez-soi permanent avant d’être finalement officiellement déclarée « apatride », elle avait appris à rebondir. Il lui était déjà arrivé de réinventer complètement sa vie – à Berlin, lorsqu’elle avait abandonné la musique pour la peinture. Après l’expérience du Bauhaus, un nouveau départ s’imposait. Photographier des miroirs procurait un plaisir narcissique qu’autorisait cette renaissance.

À travers les plans des reflets, Henri a éliminé temps, espace et contexte, aplanissant le champ de la représentation de façon à refléter, au lieu de sa personnalité, l’image d’une femme occupée à rendre la culture signifiante.

Les photographies de Florence Henri contiennent des signes féminins et masculins, mais l’espace fracturé, le côté irréel de la perspective et des lieux, les illusions d’illusions et l’absence de point fort, de détail temporel, placent ces images dans le temps originel ou universel. Les signes deviennent alors des indicateurs des voies de la connotativité. En soi, ils sont sans importance. Autrement dit, les fruits, la vaisselle, les mèches de cheveux, les boules chromées et les regards vides ne se haussent jamais au rang de fétiches lourds de sens. Comme ils sont toujours subordonnés aux compositions déroutantes, «a-spatiales» de la photographe, ils perdent toute possibilité d’obtenir un statut élevé. Tout en exploitant le réalisme propre au médium, les symboles utilisés par l’artiste, à l’instar de ses images, n’ont jamais la force que procure l’aspiration de la photographie à la vérité. Les images de Florence Henri se situent entre le document photographique et la solution du miroir, elles « sont au monde » – mais de quel monde s’agit-il ? C’est ce qu’il est impossible de dire.

Si les signes masculins et féminins étaient importants pour la photographe, elle voulait les deux sans vouloir pleinement aucun des deux : c’est ce qui explique pourquoi elle les a rendus systématiquement instables. Gardant cela à l’esprit, j’aimerais évoquer l’essai de Virginia Woolf, Une chambre à soi, écrit en 1928, la même année que celle où Florence Henri commença à photographier des miroirs. Je précise tout d’abord qu’il est fort improbable que les deux femmes aient eu le moindre contact. Il ne s’agit pas ici d’influence, mais de quelque chose qui se trouvait dans l’air à Bloomsbury, au Bauhaus et à Paris. Face au texte de Woolf et aux photographies de Florence Henri, il me semble que leur époque avait tendance à considérer l’androgynie comme nécessaire à la femme créatrice. En termes d’acceptation sociale, l’idée même de femme artiste était assez neuve. Aussi les concepts d’androgynie et de créatrice allaient-ils de pair, se soutenant mutuellement, depuis la « femme nouvelle » (« Neue Frau ») de la République de Weimar jusqu’aux débats de Bloomsbury sur la sexualité, en passant par l’avant-garde de la rive gauche parisienne 31 Je vais brièvement comparer ces mondes similaires à travers l’œuvre de deux femmes, étrangères l’une à l’autre, qui s’emparèrent de miroirs pour les retourner contre leur symbolisme étriqué et s’attaquer au problème suivant : comment être une artiste sérieuse (et être prise au sérieux) avec si peu de précurseurs féminins ? La même année, Woolf et Henri se saisirent de miroirs comme on prend les armes, et malgré la différence des langues et des médiums, ils leur servirent à affirmer leur droit à exercer un art et leur désir d’autoconstruction. Pour reprendre les mots de Woolf, ces œuvres «ne sont pas [nées seules] et dans la solitude ; [elles] sont le résultat de nombreuses années de pensées en commun, de pensées élaborées dans l’esprit d’un peuple entier 32 ».

Woolf écrivit son essai, devenu un classique, pour deux conférences qu’elle donna dans des sociétés d’art principalement composées de jeunes écrivaines. Elle leur y livre donc ses conseils. En employant le motif de la femme au miroir, aussi ancien que la fabrication des miroirs eux-mêmes, elle reprend un thème traditionnel qu’elle retourne telle une arme contre ses inventeurs. Pour elle, le système patriarcal dénie systématiquement tout pouvoir aux femmes, notamment le pouvoir de création : il leur réserve la fonction de magnifier les hommes, ou à tout le moins de leur servir de miroirs, conférant aux hommes une supériorité dans la seule mesure où ils ne sont pas des femmes :

« Les femmes ont pendant des siècles servi aux hommes de miroirs, elles possédaient le pouvoir magique et délicieux de réfléchir une image de l’homme deux fois plus grande que nature. Sans ce pouvoir la terre serait probablement encore marécage et jungle. Les gloires de nos guerres seraient inconnues. […] Les miroirs peuvent avoir de multiples visages dans les sociétés civilisées ; ils sont en tout cas indispensables à qui veut agir avec violence ou héroïsme 33. »

Woolf ajoute :
« Si une femme, en effet, se met à dire la vérité, la forme dans le miroir se rétrécit, son aptitude à la vie s’en trouve diminuée. Comment l’homme continuerait-il de dicter des sentences, de civiliser des indigènes, de faire des lois, d’écrire des livres, de se parer, de pérorer dans les banquets, s’il ne pouvait se voir pendant ses deux repas principaux d’une taille pour le moins double de ce qu’elle est en vérité. […] L’apparition dans le miroir est de suprême importance parce que c’est elle qui recharge la vitalité, stimule le système nerveux. Supprimez-la et l’homme peut mourir, comme l’intoxiqué privé de cocaïne 34. »

Woolf raconte ensuite la situation assez désespérée dans laquelle se trouvaient les auteurs féminins avant le XXe siècle. Elle fait observer que la littérature tourne autour de la femme en tant qu’objet de désir ou muse, alors qu’en Angleterre, la common law – avec l’aval de l’État – les réduisait à la soumission : « En imagination, [la femme] est de la plus haute importance, en pratique, elle est complètement insignifiante 35 ». C’est ce royaume imaginaire offert à la femme créée que réclame Woolf pour la femme créatrice.

« Lorsqu’on est une femme, on est souvent étonnée de voir sa conscience se scinder soudain, […] et passer de son état d’héritière naturelle de notre civilisation à celui, tout opposé, d’élément qui lui est extérieur, étranger, hostile 36 » : la femme devient alors le double de la civilisation – sosie, antithèse, miroir, anti-miroir. Le miroir renversé est un miroir qui accuse, qui menace l’orgueil et provoque l’effondrement de la « civilisation ». Des êtres étranges et composites en émergent, d’où sa fonction dans le mythe de Méduse et la légende de Dracula, créatures asexuelles ou bisexuées 37. Aucun des deux ne peut voir son propre reflet. C’est précisément le problème de la femme artiste à l’orée de la modernité du XXe siècle : elle n’arrive pas à se voir, et pourtant elle en a grand besoin. Peut-être est-ce ce que sous-entend Woolf lorsqu’elle affirme, en conclusion de son essai, qu’il faut que l’écrivain soit androgyne, qu’il ou elle fasse « un usage égal des deux aspects de son esprit », car « la poésie ne doit pas seulement avoir un père, mais aussi une mère 38 ». Un père et une mère au sein d’une œuvre : même aujourd’hui, cette idée à la résonance essentialiste peut sembler radicale et déstabilisante. Il en résulte un non-espace, un miroir fracturé, un «mariage des contraires 39». Dans une œuvre, cela peut être dangereux, car la certitude repose sur la prévisibilité des rôles, et bien entendu, les œuvres de Virginia Woolf et de Florence Henri en sont dépourvues. Nous sommes donc propulsés dans un espace cognitif, un espace de devenir, irréel, mais ouvert à tous les possibles. La prudence, ou la sagesse, comme nous le rappelle Gustav Friedrich Hartlaub, porte un miroir symbolique : créature ambivalente, duelle, anti-Vénus, elle voit ce que les autres ne peuvent pas voir, elle est « la voix philosophique de l’intelligence 40 ».

Dans le milieu libéral du Bauhaus et du Paris des années 1920 et 1930, Florence Henri trouva un espace où il était possible d’opérer la fusion d’éléments qui, jusqu’à son époque, avaient été radicalement opposés. Partie prenante du mélange des attributs masculins et féminins caractéristique de la « Neue Frau » de la République de Weimar, elle a introduit cette ambiguïté dans ses expérimentations inspirées du Bauhaus. Puis, la rapportant à Paris, « épicentre de la liberté homosexuelle 41 », elle fait du miroir une métaphore de son désir et, par extension, du monde moderne, déroutant, ambigu et changeant. En associant des éléments en apparence opposés dans des mises en scène photographiques intemporelles, elle donne à voir un anti-espace fortement déstabilisé, fait de miroir et de verre, de signes multiples et contradictoires, d’objets composites à la structure impossible – le jeu fébrile de la créatrice, de la création, du masculin, du féminin, de la tradition et de la rupture.

Melody Davis, 2002

Traduction : Anne-Laure Guichard, 2015
Version anglaise © PART8 & Melody Davis.
Remerciements à la Galerie Martini & Ronchetti, Gênes.

Melody Davis est l’auteur de Women’s Views: Narrative Stereography in Nineteenth-Century America, à paraître chez University of New Hampshire Press en 2015, et de Holding the Curve, un recueil de poésie publié en 2013 chez Broadstone Books of Frankfort, Kentucky, USA. Critique d’art, poète, Dr. Davis est également professeur associé au sein du département d’Histoire de l’art au Sage College of Albany, New York.

Ouvrages les plus fréquemment cités

– Carol Armstrong, « Florence Henri: A Photographic Series of 1928: Mirror, Mirror on the Wall », History of Photography, vol. 18, n° 3, automne 1994, p. 223-228.
– Diana C. Du Pont, Florence Henri: Artist-Photographer of the Avant Garde, cat. d’exp., San Francisco Museum of Art, 1990.
– Luce Irigaray, Speculum de l’autre femme, Paris, Les Éditions de Minuit, 1974.
– Rosalind Krauss, « Jump Over the Bauhaus », October 15, hiver 1980, p. 103-110.
– Rosalind Krauss, « Photographie et surréalisme », Le Photographique. Pour une théorie des écarts, Paris, Éditions Macula, coll. «Histoire et théorie de la photographie», 1990, traduit de l’américain par Marc Bloch et Jean Kemp, p. 100-124.
– Jacques Lacan, « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je telle qu’elle nous est révélée dans l’expérience psychanalytique », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 93-100.
– Virginia Woolf, Une chambre à soi (1929), traduit de l’anglais par Clara Malraux, Paris, Denoël, 10/18, 1992.

Liens

PART8 / Version anglaise
Exposition “Florence Henri. Miroir des avant-gardes 1927-1940”
“Florence Henri”, la sélection de la librairie
Galerie Martini & Ronchetti, Gênes.

Notes

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